dimanche 11 février 2018

Le neutron impliqué dans la matière noire ?

Deux théoriciens proposent une explication pour l'anomalie de la durée de vie du neutron mesurée par deux types d'expériences différentes : le neutron pourrait se désintégrer une fois sur cent en autre chose qu'un proton, un électron et un antineutrino : une particule indétectable qui formerait la très recherchée matière noire, accompagnée (ou non) par un photon gamma, lui, bien détectable.




Rappel des faits : depuis une vingtaine d'années, des physiciens s'échinent à mesurer la durée de vie des neutrons libres, des neutrons qui ne sont pas confinés à l'intérieur de noyaux d'atomes. Le neutron se désintègre naturellement par radioactivité bêta en se transformant en proton et en émettant un électron et un antineutrino électronique en environ 15 minutes en moyenne. C'est en fait l'un de ces quark d qui se transforme en quark u en émettant un boson W-, celui-ci produisant les deux leptons électroniques. Le modèle standard de la physique des particules, via les lois de conservation de l'énergie, de la charge, du spin et des autres nombres quantiques, stipule que c'est la seule voie possible de désintégration pour le neutron.
Pour mesurer précisément la durée de vie du neutron, les physiciens ont imaginé deux techniques très différentes : la première consiste à "enfermer" des neutrons dans une bouteille et à les "compter" à intervalles temporels définis; cette technique est appelée la "méthode de la bouteille". La seconde technique consiste à détecter les protons qui sont produits lors des désintégrations de neutrons produits sous la forme d'un faisceau, il s'agit de la "méthode du faisceau".
Le gros problème, désormais connu sous le vocable d'"anomalie de la durée de vie du neutron", vient du fait que ces deux types de mesures, qui ont été répétées de nombreuses fois, ne donnent pas le même résultat quant à la durée de vie moyenne du neutron : la méthode de la bouteille donne une valeur de 879,6 ± 0,6 s, alors que la méthode du faisceau donne 888,0 ± 2,0 s. Cette différence de 8,4 s est énorme, mais surtout, elle possède une signifiance statistique importante et qui a grandie lorsque les différentes expériences se sont améliorées, passant de 2.9σ en 2013 à plus de 3.8σ aujourd'hui. D'éventuelles erreurs systématiques de l'une ou l'autre type d'expériences semblent réduites et les physiciens se grattent la tête.


Les théoriciens américains Bartosz Fornal et Benjamin Grinstein (Université de Californie, San Diego) ont décidé de se pencher sur ce problème pour le moins troublant en réfléchissant à une nouvelle physique qui pourrait être associée au neutron, avec une interaction qui violerait la conservation du nombre baryonique. Leur idée est simple au départ : comme la méthode la bouteille (qui compte les neutrons qui restent) donne une durée de vie plus courte que la méthode du faisceau (qui compte les neutrons qui se désintègrent par radioactivité bêta), cela peut vouloir dire que les neutrons se désintègrent parfois en autre chose que des protons. Si c'est le cas, les détecteurs de protons de la méthode du faisceau ne voient pas ces désintégrations "fantômes", et on déduit alors que les neutrons se désintègrent moins, ou de manière équivalente vivent plus longtemps. Les expériences de type "bouteille", elles, mesureraient bien toutes les désintégrations, à la fois bêta et fantômes. La vraie durée de vie du neutron serait alors de 879,6 s. Pour que ce scénario soit valide, les désintégrations "fantômes", produisant une particule sombre, non détectable, devraient avoir lieu dans 1% des désintégrations, selon les chercheurs qui ont soumis leur étude à Physical Review Letters et déposé leur article en pré-print le 15 janvier 2018 sur arXiv.
Ensuite, Fornal et Grinstein ont cherché quelles devraient être les caractéristiques de cette particule dans laquelle le neutron se désintégrerait parfois, et notamment quelle serait sa masse et si elle pourrait être accompagnée d'autres particules détectables par exemple. 
Les deux théoriciens trouvent plusieurs voies possibles, avec plusieurs particules candidates, accompagnées ou non par soit une paire électron-positron ou bien un photon gamma d'énergie très bien délimitée, et théoriquement accessible.
Différentes contraintes expérimentales viennent de plus fixer des bornes bien définies pour la masse de la particule sombre : d'un côté, elle doit être plus légère qu'un neutron, mais aussi, si elle doit être la particule de matière noire (donc elle-même stable), plus légère qu'un proton combiné avec un électron. D'un autre côté, elle doit être plus lourde que la différence de masse entre le noyau de bérillyum-8 et celui de beryllium-9, étant donné que le bérillyum-9 ne se désintègre pas.

La particule sombre devrait donc posséder une masse comprise entre 937,9 MeV et 938,8 MeV. Or, comme la masse du neutron originel vaut 939,6 MeV, il manque entre 0,782 MeV et 1,664 MeV, qui peuvent être emportés par un photon gamma qui accompagnerait ce type de désintégration via un boson du secteur sombre. 
Or il est très facile de détecter des photons de 1 à 2 MeV, c'est donc une excellente nouvelle que cette explication théorique hypothétique de l'anomalie de le durée de vie du neutron soit testable par l'expérience.
Il se trouve que deux expériences situées au laboratoire national américain de Los Alamos (UCNA et UCNtau) sont justement en train de mesurer des désintégrations de neutrons ultra-froids (très ralentis) et ont les moyens de mesurer les photons gamma autour de leurs expériences. Quand l'équipe de Christopher Morris (UCNTau) a pris connaissance du pré-print de Fornal et Grinstein, ils ont immédiatement disposé leurs spectromètres gamma à haute résolution autour de la cavité où sont piégés leurs neutrons froids. Ils viennent de publier le 5 février leur résultat dans un article en pré-print, avant-même que l'article de Fornal et Grinstein ne soit accepté pour publication dans Physical Review Letters ! Les chercheurs expérimentateurs montrent qu'aucun signal gamma en excès n'apparaît en dehors du bruit de fond de l'expérience (des raies gamma de capture neutronique sur les matériaux de leurs instruments). Morris et ses collègues ont judicieusement soumis ces résultats qui invalident la moitié de la proposition des théoriciens californiens à la même Physical Review Letters, ce qui leur assure une bonne chance d'être publiés en même temps que l'article théorique.

Outre le contenu théorique stimulant de l'article de Fornal et Grinstein, ce cas assez rare d'invalidation d'une théorie par une expérience avant même que l'article ne soit accepté pour être publié est intéressant. Il sera notamment passionnant de suivre le parcours de ce papier théorique pour voir si la version définitive prendra en compte les résultats expérimentaux arrivés entre-temps un peu à la va-vite, ou bien si les auteurs s’assoiront dessus comme si de rien n'était. L'éditeur de Physical Review Letters va bien sûr y mettre son grain de sel en choisissant des reviewers pertinents pour l'un et l'autre article. C'est en tout cas un coup de maître pour l'équipe expérimentale de Los Alamos, qui aura, en trois semaines seulement, produit et soumis un article, non prévu et juste fondé sur un spectre gamma, à l'une des plus prestigieuses revues de physique. 


Sources

Dark Matter Interpretation of the Neutron Decay Anomaly
Bartosz Fornal and Benjamın Grinstein
Soumis à Physical Review Letters

Search for the Neutron Decay n->X+𝛄 where X is a dark matter particle.
Z. Tang et al.
Soumis à Physical Review Letters


Illustrations

1) Schéma des désintégrations du neutron envisagées (B. Fornal and B. Grinstein)

2) Diagramme de Feynman de la désintégration standard du neutron (radioactivité bêta) 

3) L'expérience UCNA à Los Alamos (US DOE/LANL)

8 commentaires :

Anonyme a dit…

C'est de la belle science.
Donnée qui cloche -> Interprétation -> Hypothèse -> Expérience -> Réfutation

Un vraie cas d'école

Unknown a dit…

Bonjour. Quand un article est en "preprint", il a déjà été validé par les reviewers et par le board éditorial du journal, non ? Théoriquement c'est une version définitive qui est mise en ligne avant impression, comme le nom l'indique, et ne devrait donc pas être modifié. Je me trompe ?

Unknown a dit…

Bonjour. Quand un article est en "preprint", il a déjà été validé par les reviewers et par le board éditorial du journal, non ? Théoriquement c'est une version définitive qui est mise en ligne avant impression, comme le nom l'indique, et ne devrait donc pas être modifié. Je me trompe ?

Dr Eric Simon a dit…

Il peut y avoir les deux cas : après les review mais avant la publication, ou juste après la soumission, avant les review. Il y en aussi de nombreux qui apparaissent sur arXiv et qui ne sont jamais soumis... Ici, c'est le cas n°2. Historiquement, les sites de preprints étaient ce que vous dites, mais sur arXiv en tout cas, on trouve de tout...

Pascal a dit…

Bonjour Eric,

Petite coquille : "C'est en fait l'un de ces quark u qui se transforme en quark d en émettant un boson W-, celui-ci produisant les deux leptons électroniques"(lire : C'est en fait l'un de ses quarks d qui se transforme en quark u en émettant un boson W-,...)

La voie avec émission de photon éliminée, celle avec émission d'une paire électron /positron est-elle facilement accessible expérimentalement ?

Dr Eric Simon a dit…

Oui, bien sûr, merci d'avoir repéré cette coquille ! Concernant la voie e+/e-, c'est tout à fait détectable par les gammas à 511 keV qui accompagnent toujours la production de positrons (quand ils finissent par s'annihiler non loin de leur lieu de production). Mais les expérimentateurs de Los Alamos ici n'en parlent absolument pas ! Et d'ailleurs, si vous regardez le spectre gamma qu'ils mettent dans leur publi, vous verrez qu'il commence (malheureusement) à 600 keV !... Après il existe aussi la voie sans particule standard du tout, qui n'est pas à négliger non plus.

clmasse a dit…

Quelle est la définition d'une particule "sombre"? Si c'est une particule qui n'interagit pas avec la matière ordinaire, s'en est pas puisqu'elle interagit avec le neutron. Elle peut être détectée simplement avec un élément lourd.

clmasse a dit…

La fin de l'article est un peu moins "belle science" mais plus "cuisine interne." L'exploit c'est d'être publié dans Phys. Rev. Lett. Mais pour deux travaux… négatifs, et de la mauvaise sorte de négatif. En somme, il suffit de pondre une théorie baroque, qui sera bien sûr démentie par l'expérience, et ça fait deux points de gagnés. Ce genre de course à l'échalote en moins de trois semaines, si elle se généralise, ne présage rien de bon pour le futur de la recherche fondamentale. La bonne décision pour les éditeurs du journal, il me semble, est de ne publier aucun des deux articles.