Cette question pourrait sembler
loufoque, mais elle est très sérieuse. Actuellement en cours d’étude au CERN,
elle pourrait révéler des surprises aux conséquences révolutionnaires.
Une particule et son
antiparticule se ressemblent beaucoup. Elles ont la même énergie de masse, mais
toutes leurs caractéristiques quantiques sont opposées : charge
électrique, spin, isospin, moment magnétique.
Cela signifie que les forces
électromagnétiques qui agissent sur les antiparticules ou que produisent ces
dernières, sont exactement opposées à celles des particules correspondantes.
Alors qu’un proton sera accéléré dans un champ électrique vers l’électrode
« moins », l’antiproton sera accéléré dans le sens opposé. Alors qu’un
électron tournera dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’un champ
magnétique, le positron (ou antiélectron), lui, tournera dans le sens
contraire.
Schéma du principe de l'expérience AEgIS (CERN) |
Il ne paraît pas dénué de sens de
se poser la question : « qu’en est-il avec la
gravitation ? ». La force de gravitation est-elle différente entre
une particule et son antiparticule ? Cette question est d’autant plus
intéressante que personne n’a encore pu y répondre expérimentalement.
Evidemment, on sait que la masse des antiparticules n’est pas négative. L’énergie
de masse d’un positron est la même que celle d’un électron : 511 keV.
Quand un électron rencontre un positron, c’est d’ailleurs bien deux photons de
511 keV chacun qui sont créés…
Mais la masse d’un objet ou d’une
particule peut être vue deux manières : d’une part la caractéristique qui
« subit » un champ de gravitation : la « masse
inertielle », et d’autre part, la caractéristique qui
« produit » un champ de gravitation autour d’elle : la
« masse gravitationnelle ». Ces deux aspects ne sont pas forcément
semblables entre une particule et son antiparticule. Le ratio masse
gravitationnelle/masse inertielle vaut 1.0 pour la matière, un atome d’hydrogène
par exemple.
Le principal but de l’expérience AEgIS
(Antihydrogen Experiment: Gravity,
Interferometry, Spectroscopy) au CERN est de mesurer directement (et pour
la première fois) l’accélération gravitationnelle de la Terre (qui est de la
bonne vieille matière) sur des atomes d’antihydrogène (de l’antimatière, donc).
AEgIS est une vaste collaboration qui regroupe des dizaines de
physiciens d’un peu partout en Europe.
L’expérience utilise des atomes
d’antihydrogène pour la bonne raison que les antiparticules les plus aisées à
utiliser (positrons et antiprotons), prises seules, sont électriquement
chargées. Or les forces électromagnétiques sont bien plus intenses que ne l’est
la gravitation. On n’arrive tout simplement pas à voir l’effet de la
gravitation sur une particule chargée.
Schéma du principe de déflectomètre de Moiré (AEgIS collaboration) |
Il faut donc fabriquer
spécialement des atomes d’antihydrogène, ce qui n’est pas du tout une mince
affaire…
Pour fabriquer un faisceau
d’atomes d’antihydrogène, les physiciens utilisent les antiprotons fabriqués au
CERN pour les besoins du LHC et par de complexes manipulations, parviennent à
leur ajouter des antiélectrons qui viennent presque naturellement se mettre en
« orbite » des antiprotons pour former ce que l’on peut appeler de
l’antihydrogène.
Ces différentes manipulations
sont les suivantes :
- Production de positrons (e+) à partir d’une source de sodium,
- Capture et accumulation d’antiprotons provenant du ralentisseur d’antiprotons du CERN, dans un piège de Penning,
- Production de positroniums (couple électron-positron en interaction électromagnétique de durée de vie très courte) par bombardement de positrons,
- Excitation des positroniums par laser,
- Recombinaison en antihydrogène par échange de charge entre les positroniums et les antiprotons refroidis (avec éjection des électrons).
- Formation d’un faisceau horizontal par accélération Stark (champs électriques inhomogènes)
Le faisceau d’antihydrogène ainsi
produit est horizontal. Il est ensuite envoyé (sous vide bien sûr) dans un
dispositif qu’on appelle un déflectomètre de Moiré. Le déflectomètre de Moiré
sépare le faisceau initial en deux faisceaux parallèles qui forment une
structure périodique. C’est grâce à la mesure précise de cette structure
périodique que les physiciens parviennent à évaluer le mouvement des antiatomes
par rapport à l’horizontale.
Le déflectomètre est couplé à un
détecteur sensible à la position des particules, et qui permet alors de mesurer
la différence observée à l’arrivée de l’altitude par rapport à l’altitude
d’origine du faisceau. Ensuite, l’intensité de la force de gravitation à
l’œuvre est déterminée en connaissant le temps de vol de ces antiatomes entre
le moment de leur formation et celui de leur arrivée.
Les physiciens peuvent en déduire
si les atomes d’antihydrogène tombent comme de l’hydrogène, si ils tombent plus
vite ou moins vite, ou bien si ils… montent !
Vue d'ensemble de l'expérience AEgIS (CERN) |
Vous l’aurez compris, nous
n’avons pas encore la réponse. L’expérience vient tout juste de démarrer et le
processus d’élaboration du faisceau d’antiatomes comme on l’a vu est très
complexe.
Pendant ce temps-là, une autre
expérience, elle aussi installée au plus près des meilleures sources
d’antiproton, au CERN, dénommée ALPHA,
s’attache à mesurer les différences potentielles entre hydrogène et
antihydrogène. ALPHA a développé pour cela un système élaboré de piégeage
d’antihydrogène.
Grâce à leur système, les
physiciens d’ALPHA ont eu l’idée de regarder dans quelles zones se retrouvaient
leurs antiatomes en fonction du temps, afin d’observer leur chute libre (ou
montée libre). Ils ont publié il y a deux mois leurs premiers résultats, qui
sont encore avec une grosse barre d’erreur, mais ils offrent une technique potentiellement
puissante pour ce type de mesure qui pourra être améliorée pour gagner en
précision.
Le ratio Mg/M qu’ils déduisent pour les atomes d’antihydrogène est
compris entre -75 et +110 (rappelons que ce ratio vaut 1 pour l’hydrogène).
Tout est encore possible…
A ce stade, vous vous
dites : « Qu'impliqueraient des antiatomes qui montent au lieu de
chuter ? ».
Si tel est le cas,
nous sommes en face d’une révolution conceptuelle. Nous devrons abandonner le
principe d’équivalence faible qui stipule que tout corps se comporte de la même
façon dans un champ gravitationnel quelle que soit sa masse.
Mais il y a pire (ou
mieux) : si il y a une réelle répulsion gravitationnelle entre matière et
antimatière, on peut aussi penser qu’il y a répulsion entre l’antimatière et
elle-même (de manière antisymétrique à ce que l’on connaît en électromagnétisme
où deux charges identiques se repoussent et deux charges différentes
s’attirent).
Les implications cosmologiques
sont considérables. On pourrait enfin comprendre pour quelle raison on observe
une asymétrie entre matière et antimatière dans l’Univers. Si l’antimatière
n’est pas attirée par la matière mais au contraire la repousse, elle aurait pu
se décorréler de la matière au cours de l’Univers très primordial, et en
quelque sorte s’en éloigner pour peupler des zones de l’Univers non observable
aujourd’hui.
Vue d'ensemble de l'expérience ALPHA (CERN). |
De plus, si l’antimatière se
repousse elle-même, cela signifie que les antiparticules primordiales (antiprotons
et positrons) se sont peut être accouplées par interactions électromagnétiques,
mais ensuite les antiatomes d’hydrogène n’auraient pas pu s’agglutiner autour
des halos de matière noire dans l’Univers primordial : pas d’antiétoiles,
pas d’antigalaxies. L’antihydrogène est voué dans ces conditions à errer seul
dans l’espace infini…
Enfin, et c’est peut-être le plus
troublant, des théoriciens ont montré qu’avec une antimatière répulsive, en
faisant la simple hypothèse d’une symétrie originelle exacte entre quantités de
matière et d’antimatière, l’Univers pourrait être très différent de ce que l’on
pense aujourd’hui, car ne nécessitant plus l’ajout d'une phase inflationnaire ni d'énergie noire… (en savoir plus).
Il y a sans doute un peu trop de
« si » dans mes dernières phrases... Avant de refaire le monde,
attendons un peu les futurs résultats de ces expériences qui sont assez méconnues
et sans doute les plus passionnantes du moment !...
Références :
Expérience AEgIS ;
Expérience ALPHA :
Description and first
application of a new technique to measure the gravitational mass of
antihydrogen
The ALPHA Collaboration & A.E. Charman
Nature Communications 30 april 2013
Bonjour Eric,
RépondreSupprimerJe relisais cet article de 2013 qui a l’epoque m’avait passionné...
Alors quoi de neuf aujourd’hui sur ces expériences ?
L’antimatiere tombe-t-elle ou non?
Merci d’avance et encore merci aussi pour vos supers podcasts, surtout ne vous arrêtez pas!
Bonne soirée
Pascal