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mardi 1 juillet 2014

Sortir de l’Obscurité avec l’Antimatière

La collaboration ALPHA vient d’apporter la preuve au CERN que l’antihydrogène est bien neutre. Ne le savait-on pas déjà ? Oui, bien sûr, si notre compréhension de la physique est correcte, mais encore fallait-il le démontrer expérimentalement. De nombreuses expériences s’intéressent actuellement à l’antihydrogène, et pour des raisons plus que fondamentales.



N’importe quelle expérience sur l’antihydrogène qui conduirait à un résultat inattendu représenterait une découverte monumentale qui changerait fondamentalement notre vision du monde physique. Et il existe aujourd’hui de fortes suggestions pour que la recherche sur l’antimatière puisse résoudre les plus gros mystères de la physique actuelle…
schéma de l'hydrogène et anti-hydrogène (CERN)
La collaboration ALPHA a donc permis de fixer une limite sur la charge d’un anti-atome d’hydogène (ou un atome d’anti-hydrogène), composé rappelons-le d’un antiproton et d’un anti-électron (aussi appelé positron). Cette nouvelle mesure (une charge électrique d’environ 10-8 celle de l’électron, je passe les décimales) est de l’ordre de 6 ordres de grandeurs plus basse que la précédente limite mesurée, et est meilleure d’un facteur 2 par rapport à ce qui pouvait être dérivé des mesures de charge individuelles de l’antiproton et du positron. L’antihydrogène est donc bien neutre comme on s’y attendait, mais cela méritait vraiment d’être vérifié. En effet, notre existence dépend d’une asymétrie apparente entre matière et antimatière, or la seule asymétrie que nous connaissons dans la nature est la violation de la symétrie de charge-parité (CP), dont la valeur est de plusieurs ordres de grandeurs trop petite pour avoir pu générer l’Univers dominé de matière que nous connaissons.
La recherche sur l’antimatière ne s’intéresse pas seulement à la question fondamentale de l’antimatière manquante, qui nous permet d’être là, mais pourrait bien aussi répondre au problème de la matière noire et de l’énergie noire. C’est peut-être l’un des seuls sujets de recherche capables aujourd’hui d’adresser toutes ces problématiques en même temps.

L'appareillage de l'expérience ALPHA (CERN)
Nous savons donc que la symétrie CP peut être brisée. Si on ajoute la symétrie de renversement du temps, nous obtenons la symétrie CPT qui a été prouvée être une excellente symétrie pour toutes les théories quantiques fondées sur des champs invariants de Lorentz. Comme ces théories forment la base de la physique des particules, trouver une brisure de la symétrie CPT nous montrerait que nos hypothèses sur l’Univers ne sont pas correctes. Une telle violation de CPT n’a encore jamais été observée bien sûr. Et elle va pouvoir être testée en observant des transitions atomiques (la raie Lyman a) dans des atomes d’antihydrogène. La raie Lyman a de l’hydrogène est peut-être le paramètre physique qui est connu avec la plus grande précision aujourd’hui (jusqu’à la 14ème décimale), il faut maintenant produire suffisamment d’atomes d’antihydrogène pour atteindre la même précision… Au moins trois expériences différentes se sont lancées dans ce type de production et de mesures d’une éventuelle violation de CPT : ALPHA bien sûr, mais aussi ATRAP et ASACUSA, cette dernière expérience utilisant une méthode différente des deux premières.

Mais comme je le disais, il n’y a pas que la découverte potentielle d’une violation de CPT qui motive nombre de physiciens au CERN et ailleurs dans la recherche sur l’antimatière. L’autre mesure fondamentale concerne la gravitation : mesurer la force de gravitation entre matière et antimatière d’une manière directe. Trois expériences se sont lancées dans cette quête : ALPHAAEgIS et GBAR. Dans le paradigme du cadre relativiste de la gravitation, il n’existe pas de différences entre particules de différente nature : les antiparticules tombent de la même façon que les particules.

Paul Dirac, l'inventeur de l'antimatière
(Emilio Segré Visual Archives)
Mais, alors que la relativité générale fonctionne parfaitement à l’échelle du laboratoire et du système solaire, ce n’est plus le cas au niveau des structures plus grandes, dans les courbes de rotation des galaxies, les structures d’amas de galaxies ou encore le taux d’expansion cosmique où des anomalies observées par rapport à la théorie ont conduit soit au postulat de l’existence d’une matière noire et d’une énergie noire, dont la nature est toujours tout à fait inconnue, soit au développement de théories de gravitation alternatives (gravitation modifiée).


Une autre voie permettant d’expliquer (au moins en partie) ces observations est d’introduire une interaction gravitationnelle entre matière et antimatière qui n’est pas celle considérée habituellement dans la relativité générale (force attractive entre toutes les masses) : une interaction gravitationnelle répulsive entre matière et antimatière, de la même manière que deux charges électriques identiques se repoussent et deux charges électriques différentes s’attirent, une symétrie du même type (mais inversée) pourrait exister entre masses si l’antimatière avait en fait une masse « négative ». Il faut savoir que des solutions à masse négative produisant une interaction répulsive existent bel et bien dans les équations de la relativité générale (solutions de l’équation de Kerr-Newman).
Un modèle cosmologique fondé sur de telles interactions a même déjà été développé(2) en envisageant l’existence d’une quantité rigoureusement identique de matière et d’antimatière dans l’Univers, et conduit en outre à ne plus avoir besoin de constante cosmologique (donc d’énergie noire) pour expliquer les observations de supernovae Ia, qui ont amené à la construction du modèle actuel d’univers en expansion accélérée. Dans ce scénario, matière et antimatière se repoussant mutuellement par gravitation, elles resteraient séparées à jamais.
De plus, des paires virtuelles de particules-antiparticules produites à partir du vide formeraient des dipôles gravitationnels et comme les charges gravitationnelles (les masses) opposées se repousseraient, la polarisation gravitationnelle du vide augmenterait les champs gravitationnels suffisamment forts pour polariser d’avantage les dipôles, ce qui est différent du cas des charges électriques où la polarisation du vide fait décroitre les champs électriques. Et ce comportement gravitationnel produirait une dynamique ressemblant étonnamment à celle du modèle de gravitation modifiée MOND qui retrouve la forme des courbes de rotation des galaxies sans ajout de matière noire.

L’hypothèse d’une gravitation répulsive entre matière et antimatière semble pouvoir résoudre simultanément les mystères de l’antimatière manquante, de la matière noire et de l’énergie noire. Elle est en train d’être testée au CERN par les expériences sur l’antihydrogène ; si jamais elle s’avère juste, après la révolution scientifique qu’elle provoquera, on ne pourra que se demander pourquoi on n’y avait pas pensé plus tôt…


Sources :
(1) Out of the Darkness
T. Phillips
Nature Physics  vol 10 (july 2014)


(2) Introducing the Dirac-Milne Universe
A. Benoit-Lévy et al.
Astron. Astrophys. 537, A78 (2012)

10 commentaires:

  1. Tres intéressant. L'experience démontrera des choses. La piste est bonne.
    Pourquoi pas aussi envisager une matiere ordinaire a masse negative dans une proportion inegale a la matiere ordinaire ds l'univers (autre hypothèse why not).
    Car le probleme est que deux atomes identiques matieres + anti matieres s'anhilent si ils se rencontrent et qu'on retient l'antimatière magnetiquement difficilement pour eviter que les deux s'attirent (un plus avec un moins) on a donc deux matieres qui ont plutôt tendance a s'attirer... ds l'expérimentation.

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  2. Le gros avantage de l'antimatière comme candidat à la masse négative, c'est que cela vient quasi naturellement dans la théorie. C'est beaucoup plus délicat avec la matière "ordinaire".
    Si le sujet vous intéresse, je recommande le petit livre "L'Antimatière, la matière qui remonte le temps" de Gabriel Chardin aux éditions Le Pommier Poche.

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  3. Bonjour,
    @Anonyme,
    à l'échelle de deux atomes les forces de gravitations sont négligeables devant toutes les autres, ce qui explique que ce soit aussi difficile de confiner de l'antimatière (neutre!) au milieu de matière (neutre aussi). Je ne suis pas sûr qu'elles aient tendance à s'attirer, et comme il est très difficile d'immobiliser d'aussi petit objets, ils ont vite tendance à aller rencontrer de la matière.

    J'ai une question concernant la "masse" de l'antimatière. Cette notion de masse est elle à revoir? car lors de l'annihilation d'une paire particule-antiparticule il y a production d'énergie. Et E=mc2 nous dit que cette énergie est proportionnelle à la masse. Or, si la masse de l'antimatière est négative, le bilan particule antiparticule devrait être quasi nul. Donc comment concilier les deux? Est-ce l'occasion de différencier masse grave, masse inertielle et un troisième type de masse qu'on pourrait appeler masse "énergétique" et qui correspondrait à mc2?

    Merci

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  4. Le confinement de l'antihydrogène est effectué d'une part en refroidissant le milieu pour réduire au minimum l'agitation thermique, et en second lieu par l'application de champs magnétiques soigneusement élaborés (l'atome d'(anti)hydrogène possède un petit moment magnétique et est sensible au champ magnétique.

    Concernant la définition de la masse, effectivement, il faut considérer une masse "gravitationnelle" qui pourrait être positive ou négative et une masse inertielle, sa valeur absolue.

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  5. Bonjour,
    Toutes les pistes sont-elles suivies? A propos d'une réflexion un peu exotique sur la notion de masse, que pensez-vous de ceci:
    http://www.entropologie.fr/2014/07/la-gravite-une-question-de-poids.html ?

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  6. L'homme ne devrait investir que sur deux choses, à savoir, la science et l'art.
    Jo Duchene

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  7. Bonjour professeur,
    L'autre jour, j'observais mon tube de mousse à raser: La mousse en était sortie, avait séché avait le même aspect filamenteux que les grandes structures de l'univers comme on les voit dans les dessins.
    Je me demande: Mêmes causes, même effet?
    Dans un premier temps, du gaz est dégagé et repousse la crème pour former une mousse;
    et dans un deuxième temps la mousse s'évapore pour ne laisser que des filaments à l'intersection des bulles.
    La tension superficielle jouerait le même rôle d'attraction que la gravité entre les amas de galaxies (dans le deuxième temps, au moment où la mousse s'évapore);
    Mais qu'est-ce qui aurait pu jouer le rôle de répulsion pour créer les grands vides de l'univers, dans le premier temps (correspondant à la pression du gaz dans ma mousse à raser)???
    Dans un autre de vos articles, on évoquait le problème de l'absence d'antimatière dans l'univers.
    Pourquoi de l'anti-hydrogène (répulsif à la matière et répulsif à lui-même, si ça se vérifie) ne pourrait pas s'être dégazé des agglomérations de matière dans l'univers primitif pour former ces grandes bulles de vide par leur anti-gravité?
    Il y a-t-il une manière de le détecter?
    ...et du même coup, se débarrasser de la constante cosmologique?
    Ce serait trop simple!

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  8. Bonjour Youx

    Professeur, c'est un peu too much 😉. Bon, pour répondre succinctement à vos questions sur la structure filamenteuse/spongieuse de notre univers, je vous renvoie vers la lecture d'un excellent livre exactement sur le sujet: "L'Univers est une éponge" de Richard Gott, chez Dunod. Je le recommande pour ceux qui s'interessent à la cosmologie en général. Vous verrez que effectivement rien n'est très simple.

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  9. Merci pour la référence!
    A-t-on des nouvelles des expériences sur la gravité de l'anti-hydrogène?

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  10. l'expérience ALPHA devait prendre des données cruciale fin décembre juste avant l'arrêt long du LHC (pour 2 ans!). Je ne sais pas si la manip s'est bien passée ou non. Il faudra suivre de près. Si ce n'est pas le cas, il faudra attendre le retour en fonction du LHC (putain, 2 ans!...)

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Merci !