Pages

dimanche 24 février 2019

La matière noire peut complètement remplacer l'énergie noire


Voilà une étude théorique très très intéressante, effectuée par des physiciens indiens : en prenant en compte un terme de viscosité pour la matière noire, ils parviennent à produire une expansion cosmique accélérée, jusqu'à expliquer complètement l'effet associé à ce qu'on appelle l'énergie noire...




Les trois physiciens indiens menés par Abhishek Atreya (Center For Astroparticle Physics and Space Sciences, Bose Institute, Kolkata) partent de l'hypothèse que la matière noire est de type SIDM (Self-Interacting Dark Matter), c'est à dire qu'elle peut interagir sur elle-même. Les modèles de matière noire SIDM sont devenus très en vogue depuis quelques années car ils permettent d'expliquer quelques anomalies du modèle de matière noire froide "classique" (CDM) au niveau des petites échelles (la distribution de matière noire dans les coeurs des galaxies) (voir ici)Abhishek Atreya et ses collaborateurs attribuent une viscosité à la matière noire au fait que ses particules interagiraient entre elles. Si elles montrent une telle interaction avec leurs congénères, le mouvement de ces particules doit se trouver entravé par une sorte de frottement interne, à la manière de la viscosité générée par les molécules d'un liquide en écoulement. 
Les chercheurs réécrivent donc l'équation d'Einstein du tenseur d'énergie-impulsion pour un fluide visqueux, en enlevant le terme de constante cosmologique 𝛬 et en ajoutant deux termes de viscosité (des contraintes de volume et de cisaillement) : 

Tµν = 𝜀 uµu ν + (P + ΠB)∆µν + Πµν

Ils en déduisent après sa résolution que l'évolution de la densité d'énergie moyenne dépend crucialement d'un terme de dissipation D qu'ils parviennent à approximer après quelques hypothèses raisonnables (comme la constance des coefficients de viscosité en fonction de l'époque cosmique, c'est à dire du redshift) : 


D = (1 + z)2 [v0/(L(1 + z)n)]2 (4/3 η + 2ζ) ,

un terme de dissipation qui dépend des coefficients de viscosité (volume et cisaillement) η et ζ, du redshift z , de l'échelle de distance L (un paramètre libre du modèle, compris entre 1 Mpc et 100 Mpc, là où la matière noire doit être influente), mais aussi de la vitesse à cette échelle de distance : v0 et enfin d'un second paramètre libre du modèle appelé n.

Les chercheurs étudient différentes échelles cosmiques jusqu'au niveau des superamas de galaxies et sur une plage de redshift allant de l'Univers actuel jusqu'à un redshift z=2,5. 
Ils modélisent le comportement des gradients de vitesse par une loi de puissance, ce qui leur permet de calculer directement le taux d'expansion de Hubble en fonction du redshift et ils peuvent comparer la courbe obtenue avec les valeurs de la littérature pour en extraire, après minimisation, les valeurs numériques de leurs deux paramètres libres. Ils obtiennent n = 0,577 et L = 20,1265 Mpc.

A partir de là, leur modèle étant complet, Abhishek Atreya et ses collaborateurs peuvent calculer le paramètre de décélération q en fonction du redshift z (qui montre comment évolue l'expansion cosmique, q positif : l'expansion décélère, q négatif : l'expansion accélère). Les physiciens indiens peuvent également calculer le module de distance des supernovas Ia (c'est à dire leur luminosité apparente) toujours en fonction du redshift, qui dépend directement du calcul du taux d'expansion H(z). 
La courbe obtenue sur les supernovas colle parfaitement avec les points d'observations, ceux-là même qui avaient mené à déduire la présence d'une expansion accélérée. Ce n'est pas surprenant car le modèle est paramétré sur des valeurs issues d'observations.

Concernant le paramètre de décélération q dont la variation en fonction du redshift z peut s'écrire : 
 dq/dz + (q−1) (2q−1)/(1+z) = 4πGD/(3.(1 + z).H3) 

(où apparaît le terme de dissipation D), son tracé en fonction de z montre à quelle valeur de z le paramètre q passe de positif à négatif, c'est à dire l'époque à laquelle l'expansion est passée d'une phase décélératrice à une phase accélératrice. Le modèle standard 𝛬CDM indique pour cette transition une valeur z=0,7, le modèle de Atreya et al. donne une valeur z=0,8. Pas mal du tout... Qui plus est, on retrouve bien une valeur de q très proche de celle du modèle 𝛬CDM pour les grandes valeurs de z (proche de +0,5), et une légère différence pour les faibles valeurs de z.

Résumons :  L'introduction d'une viscosité de la matière noire (qui serait de type auto-interagissante) permet d'expliquer à la fois les données observées en termes de luminosité de supernovas Ia, de taux d'expansion et de paramètre d'accélération en fonction de z , aussi bien que ce que fait le modèle 𝛬CDM avec son énergie noire mystérieuse. Abhishek Atreya, Jitesh Bhatt, et Arvind Kumar Mishra font disparaître l'énergie noire simplement en ajoutant quelques caractéristiques raisonnables pour la matière noire. 

Les deux paramètres libres L et n qui apparaissent dans leur modèle (des paramètres qui sont finalement très contraints) sont très intéressants : L aurait pour valeur 20,1265 Mpc, ce qui est une distance caractéristique correspondant tout à fait aux échelles où la matière noire semble agir (environ 70 millions d'années-lumière), entre amas et superamas de galaxies, ce qui conforte le modèle.

Et le paramètre n, lui, apporte une information supplémentaire sur la viscosité des particules de matière noire envisagée : le fait que ce paramètre soit non nul indique que la dissipation associée à cette viscosité ne doit pas être constante en fonction de l'époque cosmique. La dissipation doit commencer avec une valeur faible dans le passé (les z élevés) et augmenter lentement lorsque l'Univers évolue jusqu'à aujourd'hui à z=0. Savoir pourquoi pourrait conduire à mieux cerner encore la nature des particules de matière noire.

Il est enfin important de noter que cette analyse qui est publiée dans le Journal of Cosmology and Astroparticle Physics est complètement indépendante d'un quelconque modèle de matière noire, outre le fait qu'elle doit être de type SIDM et donc visqueuse...


Source

Viscous self interacting dark matter cosmology for small redshift
Abhishek Atreyaa, Jitesh R Bhattb and Arvind Kumar Mishrab,
Journal of Cosmology and Astroparticle Physics Volume (20 February 2019)
https://doi.org/10.1088/1475-7516/2019/02/045


Illustrations

1) L'amas de galaxies Abell 3827 imagé par le télescope Hubble, où des signes d'auto-interaction de matière noire auraient été observés en 2015 (NASA/ESA)

2) Module de distance de supernovas calculé par le modèle comparé aux données d'observations (A. Atreyaa et al.)

3) Paramètre de décélération obtenu par A. Atreyaa et al. avec dissipation dynamique (n=0,577 , en rouge) ou constante (n=0, bleu), comparé au modèle standard 𝛬CDM (noir) (A. Atreyaa et al.)

4) Evolution du paramètre de dissipation en fonction du redshift qui apparaît pour faire fonctionner le modèle (en rouge) (A. Atreyaa et al.)

9 commentaires:

  1. Bonjour,

    Petit bug : D = (1 + z)2 [(v0/(L(1 + z)n]2 (4/3 η + 2ζ) n'est pas cohérent ; la parenthèse ouverte avant L n'est pas refermée ?

    En somme si je comprend bien, l'introduction de n non nul (sans justification pour l'instant) permet de faire varier une échelle de distance "effective" L (1+z)^n avec z, et de reproduire "à la main" (ajustement de n)la variation cosmologique du paramètre d'accélération observée ; dans le modèle lambda CDM, celle-ci parait plus naturelle, du moins pour le cas de la constante cosmologique stricto sensu, au prix, il est vrai, d'un ajustement de cette constante mais du moins elle a le bon gout de ne pas varier avec z... Entre lambda et n, qu'aurait choisi Guillaume d'Ockham ?

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour cette lecture attentive des équations. Une parenthèse avait ripé, c'est corrigé. A mon sens, l'apport de cette modélisation c'est de fournir une origine "physique" pour cette accélération : une certaine caractéristique de la matière noire, par ailleurs favorisée pour résoudre d'autres problèmes. Lambda n'a pas de fondement physique solide aujourd'hui, donc peut-être qu'Ockham choisirait la viscosité de la matière noire, histoire de n'avoir qu'un seul truc noir à gérer au lieu de deux, finalement plus simple.

    RépondreSupprimer
  3. de la matière noire visqueuse? euh... cette hypothèse n'est-elle pas contradictoire avec la volonté de voire une faible concentration en MN au centre des galaxies? A priori, si elle est visqueuse, elle devrait tomber d'avantage au centre...
    Qu'est-ce que cette thermalisation (dans le lien donné sur la SIDM)? Emission de photon noirs?
    Ou alors, les frottements de viscosité générerait un ralentissement sur les bord des halos ainsi qu'une agitation toujours plus importante de la MN au centre?
    N'ayant jamais été convaincu par la MN (j'imagine plutôt un effet que l'on ignore ou néglige), cet article en rajoute une couche! Plus ça va, plus nos cosmologistes vont nous perdre, ainsi qu'eux-mêmes!

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour,

    Une étude très intéressante mais est-ce qu'elle peut se conjuguer avec celle de l'article suivant ou est-elle complètement indépendante?

    http://www.ca-se-passe-la-haut.fr/2017/05/une-explication-theorique-de-lexpansion.html

    RépondreSupprimer
  5. snif mon message ne paraît pas... peut-être n'êtes-vous pas d'accord avec son contenu, mais justement, je me demandais comment comprendre l'article et il fallait bien avancer une interprétation de ce qui est dit en attendant, ma foi, une réaction d'un intervenant. Sinon, vous pouvez aussi rajouter à mon message le commentaire suivant:

    Sinon, on peut penser que les termes qui ont été rajoutés à la métrique seraient plutôt à rajouter de l'autre côté de l'équation, ce qui signifierait alors que la viscosité ne concernerait pas la matière (noire) mais l'espace lui-même. En quelque sorte, suivant cette interprétation, on en arrive à dire que l'espace est visqueux, réintroduisant du coup le principe d'éther

    RépondreSupprimer
  6. @Pascal "la constante cosmologique a le bon gout de ne pas varier avec z"

    Récemment une étude sur les quasars laissent suggérer qu'elle augmente avec le temps cosmologique

    RépondreSupprimer
  7. Bonjour,

    @ Six en ligne Atmo Je ne crois pas que l'article de Unruh et al.soit compatible avec celui-ci ; pour ce que j'en comprends, dans les 2 cas on tente d'éliminer l'introduction d'un nouveau constituant de l'univers "énergie sombre", mais par des moyens bien différents ; pour le premier un traitement quantique de l'espace-temps permettrait d'expliquer l’extrême faiblesse de l'énergie du vide laquelle redevient ainsi un bon candidat à l'effet énergie sombre ; il n'est pas question ici de matière noire. Dans le second au contraire un certain type de matière noire auto-interactive (aux propriétés ajustées) suffirait à reproduire l'accélération observée de l'expansion ; là il n'est plus question d'énergie du vide, présumée nulle.

    @ moi toi J'ai bien précisé que je parlais de la constante cosmologique stricto sensu, pour éviter la trop fréquente ambiguité des termes énergie sombre, énergie du vide, constante cosmologique. Par définition, cette dernière est ...constante, non seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps cosmologique et donc elle ne varie pas avec z ; à mon sens, il faudrait restreindre le terme à une interprétation purement géométrique (à mettre côté géométrie dans l'équation d'Einstein) ; l'énergie du vide, si non nulle, se comporte de la même manière ; en revanche les interprétations ontologiques de l'accélération de l'expansion qui consistent à introduire une nouvelle entité (quintescence etc...)peuvent voir varier leurs paramètres ; ainsi préciser par l'observation si lambda varie ou pas avec z permettra de discriminer les types d'explication ; jusque là, à ma connaissance, aucune variation probante n'a été prouvée ? Avez vous des références ?

    Pour ce qui concerne la viscosité, le terme est sans doute à prendre avec des pincettes, et les calculs même grossiers des profils de densité sont tout à fait hors de ma portée ; dans tous les cas, je ne me risquerais pas à prendre parti dans un débat clairement aux frontières actuelles de la science, qui ne sera réglé que par des observations plus précises, et encore moins à une condamnation globale "des cosmologistes" !

    RépondreSupprimer
  8. @Pascal "jusque là, à ma connaissance, aucune variation probante n'a été prouvée" Avez vous des références ?

    voici: http://www.ca-se-passe-la-haut.fr/2019/01/la-constante-cosmologique-ne-serait-pas.html

    RépondreSupprimer
  9. Merci. Une pièce intéressante à verser au dossier, qui me parait loin d'être clos...

    RépondreSupprimer

Merci !