Pages

10/04/19

Image historique du trou noir de M87


Nous vivons une époque ébouriffante, où les prouesses scientifiques dans le domaine de l'astrophysique ne cessent de se suivre. Après les premières détections d'ondes gravitationnelles en 2015 puis le premier événement à multimessagers en 2017 (ondes gravitationnelles+photons), nous voilà face à une image fabuleuse, déconcertante, unique, celle de la silhouette d'un trou noir :  M87*, le trou noir supermassif situé au centre de la galaxie M87, située à 53,5 millions d'années-lumière, et 1700 foisplus massif que Sgr A*. 




Il aura fallu le génie d'utiliser un télescope virtuel gros comme la Terre pour parvenir à faire cette image. Tout s'est déroulé il y a pile 2 ans, entre le 5 et le 12 avril 2017 : l'Event Horizon Telescope, le plus grand réseau de radiotélescopes couvrant plusieurs milliers de kilomètres sur différents continents, a enregistré en continu, durant plusieurs jours dans 8 endroits différents sur quatre continents simultanément, les ondes radio provenant du centre galactique et du centre de la galaxie M87. Les images ont ensuite été reconstruites et traitées patiemment une fois que les 27 pétaoctets de données ont été mises ensemble pour être corrélées entre elles. L'un des radiotélescopes au cœur de l'EHT se trouve être situé au pôle sud (le South Pole Telescope) et ses données enregistrées n'avaient pas pu être rapatriées au MIT avant décembre 2017, d'où un délai de quelques mois supplémentaires... L'attente a été longue mais le résultat en vaut la chandelle! C'est aujourd'hui en très grandes pompes qu'ont été présentés les résultats de ce travail d'orfèvre, avec pas moins de 6 conférences de presse simultanées aux Etats-Unis, en Europe, en Chine, au Chili, au Japon et à Taiwan. Une série de cinq articles scientifiques sont paru cet après-midi dans The Astrophysical Journal Letters  quelques minutes après le début des conférences de presse.

Il faut rappeler ici ce qu'est l'Event Horizon Telescope : l'EHT est un télescope virtuel mais constitué de véritables radiotélescopes, et parmi les plus performants. Pour imager la silhouette de M87* dont le diamètre apparent ne fait que 50 de microsecondes d'arc, il faut atteindre une résolution angulaire inférieure, d'environ 30 microsecondes d'arc. La seule solution pour atteindre une telle performance serait de disposer d'un télescope dont l'ouverture fait plusieurs milliers de kilomètres. Nous ne possédons évidemment pas de tels instruments, mais une technique très intéressante qu'on appelle l'interférométrie permet à partir de plusieurs télescopes ou radiotélescopes de reconstituer une seule image, équivalente à celle qui serait obtenue avec un télescope dont l'ouverture est égale à la distance séparant les différents éléments du réseau. Et la technique d'interférométrie fonctionne particulièrement bien dans le domaine des ondes radio, donc avec des radiotélescopes. Ça tombe bien parce que le gaz en accrétion autour des trous noirs produit pas mal d'ondes radio...

De nombreux réseaux de radiotélescopes sont ainsi implantés dans différents sites autour du monde, les plus fameux étant certainement l'américain VLA et l'européen ALMA implanté au Chili. Or, rien n'empêche de créer une sorte de radiotélescope géant basé sur un réseau de réseaux de radiotélescopes distants de plusieurs milliers de kilomètres. On appelle cette technique l'interférométrie a très longue base. Ainsi est né l'Event Horizon Telescope  par la volonté de l'américain Shepherd Doelman (Harvard University/Smithonian Center for Astrophysics) après de gros efforts pour convaincre les responsables de nombreux instruments répartis en Europe, en Amérique, à Hawaï et jusqu'en Antarctique de joindre leurs forces pour bâtir l'instrument ultime à même d'imager la silhouette que forme l'horizon du trou noir supermassif de notre galaxie ainsi que celle de l'énorme galaxie M87 et son trou noir très actif...





Cela fait maintenant près de 20 ans que le projet de l'Event Horizon Telescope a commencé à prendre forme. Sa version de 2017 était composée de 8 installations de radioastronomie réparties sur 4 continents (il en compte aujourd'hui 12).
Les observatoires qui ont permis de produire ces images sont, sur le continent américain: le LMT (Large Millimeter Telescope), ARO (Arizona Radio Astronomy), APEX (Atacama Pathfinder Experiment), ALMA (Atacama Large Millimeter Submillimeter Array), à Hawaï : le JCMT (James Clerck Maxwell Telescope) et le SMA (Submillimeter Array), en Europe :  le radiotélescope de 30 m de l'IRAM (Institut de Radioastronomie Millimétrique) à Pico Veleta (Espagne), et en Antarctique le SPT (South Pole Telescope). Les données interférométriques de ces 8 observatoires ont fourni une résolution angulaire de 30 microsecondes d'arc, suffisante pour visualiser la silhouette formée par la matière échauffée entourant l'horizon de Sgr A* et de M87*. L'ajout du grand réseau ALMA en 2016 au sein de l'EHT a été déterminant et a permis aux chercheurs d'atteindre une performance améliorée d'un facteur 10 par rapport aux performances initiales.

La longueur d'onde observée est dans les ondes radio, à la limite de l'infra-rouge lointain (1,3 mm, soit 230 GHz), une longueur d'onde qui est à même de traverser de grandes quantités de gaz et de poussière autour du trou noir et sur le trajet jusqu'à la Terre, mais qui est malheureusement bien absorbée par les molécules d'eau de l'atmosphère terrestre. Il fallait donc en plus une météo clémente sur tous les sites au même moment, ce qui a été le cas durant la semaine fatidique de début avril 2017. 
Il faut savoir que la technologie interférométrique déployée sur les 8 sites est particulière : les radiotélescopes ont tous observé les deux centres galactiques dans la même longueur d'onde au même moment, avec la même météo, mais les signaux ne pouvaient pas être mélangés en temps réel comme dans d'autres réseaux interférométriques. Ils ont dû être synchronisés grâce à l'utilisation d'horloges atomiques sur chaque site et les données ont donc été enregistrées et toutes datées avec la plus grande précision. Ensuite, les milliers de teraoctets de données enregistrées durant la semaine d'observation sur chaque observatoire ont été envoyées sous la forme de gros disques durs vers le laboratoire Haystack du MIT situé près de Boston et au Max Planck Institut en Allemagne, où toutes ces données ont été traitées sur des superordinateurs par des équipes indépendantes pour être mises en commun (corrélées) et pour reconstruire l'image de la silhouette de Sgr A* et de M87*. La phase de traitement algorithmique et de vérifications aura duré plusieurs mois. 


De nombreuses simulations avaient été effectuées depuis de nombreuses années et montraient que l'émission du gaz échauffé en rotation autour du trou noir de 6,5 milliards de masses solaires devait se voir sous la forme d'un croissant, une forme asymétrique laissant entrevoir une zone sombre et un côté beaucoup plus brillant que l'autre, dû aux effets relativistes de la rotation du gaz autour du trou noir. L'image, réelle, obtenue est bluffante ! Elles semble correspondre tout à fait à ce que prédisaient les modèles fondés sur les équations de la Relativité Générale, d'après les chercheurs. Un succès complet ! La seule déception est sans doute de na pas avoir pu obtenir une image exploitable sur Sgr A*, qui était sans doute la cible principale de l'EHT. Mais le fait de montrer que M87* correspond à la théorie de la Relativité Générale, et que les trous noirs stellaires aussi (via la mesure de leurs ondes gravitationnelles lorsqu'ils fusionnent), nous dit que tous les trous noirs se comportent de la même façon de quelques masses solaires à quelques milliards de masses solaires. Et Sgr A* se trouve entre les ces deux extrêmes. 

Plus que voir pour la première fois la silhouette d'un trou noir, ce qui est déjà en soi une nouvelle phénoménale, l'objectif de l'EHT est en effet surtout de vérifier que ce que l'on parvient à voir correspond bien à la théorie de la Relativité Générale. La proximité de l'horizon d'un trou noir est en effet le lieu idéal pour la tester là où elle pourrait le plus faillir. L'analyse de la forme de l'ombre de M87* permet à Shep Doelman et ses collaborateurs de montrer que celle-ci est quasi parfaitement circulaire. L'émission est asymétrique comme attendu pour un trou noir de Kerr (en rotation). Les résultats sont cohérents avec une origine des ondes radio détectées (à 1,3 mm de longueur d'onde) à quelques rayons de l'horizon du trou noir. L'asymétrie de l'anneau est bien expliquée par le fort effet de lentille gravitationnel et le beaming Doppler. A partir de cette asymétrie, les chercheurs de l'EHT déterminent le sens de rotation du trou noir et la direction de l'axe de rotation. Ce dernier tourne dans le sens des aiguilles d'une montre dans le ciel et son axe est dirigé environ vers nous. Les modèles théoriques indiquent également que un flux important d'énergie électromagnétique doit sortir par les pôles. Les astrophysiciens concluent que le jet associé au trou noir de M87 est propulsé par une extraction d'énergie associé à la rotation du trou noir par le processus dit de Blandford–Znajek.

Il aura donc fallu deux années entre la prise de données et la publication de ces images et de ces résultats tant attendus. Les plus de 200 chercheurs impliqués dans la collaboration EHT vont maintenant s'attaquer à leur but ultime : l'image de Sgr A*. Mais les campagnes d'observations de Sgr A* ne peuvent se dérouler que sur une grosse semaine chaque année,  au début avril, de manière à ce que le trou noir soit "visible" au dessus de l'horizon par les différents observatoires du réseau en même temps. Une nouvelle campagne d'observations devait avoir lieu en 2018 mais a été brutalement interrompue lorsque les astrophysiciens travaillant au Large Millimeter Telescope au Mexique ont été attaqués par un cartel de trafiquants de drogue. La campagne de 2019 qui était planifiée a également été suspendue pour des raisons de sécurité toujours autour du LMT mexicain, pièce incontournable de l'EHT... Mais 2020 est dans les tuyaux, avec d'ores et déjàl'ajout de nouveaux radiotélescopes dans l'EHT, notamment un radiotélescope au Groenland, qui va augmenter la résolution finalement atteinte.

Malgré ces déboires, la campagne 2017 s'est révélée heureusement exceptionnelle. Les chercheurs du projet EHT menés par Shep Doelman ont réussi leur pari un peu fou : voir l'invisible pour valider une théorie centenaire. C'est aussi un pari sur l'avenir, qui ouvrira la voie vers des améliorations incessantes de la technique de l'interférométrie à très longue base, pourquoi avec des radiotélescopes spatiaux, à l'image des interféromètres gravitationnels, qui pourraient permettre de voir des détails incroyable en s'affranchissant des mouvements de la Terre.



Sources

First M87 Event Horizon Telescope Results. I. The Shadow of the Supermassive Black Hole
The Event Horizon Telescope Collaboration et al.
ApJL 875 L1 (10 april  2019)
https://doi.org/10.3847/2041-8213/ab0ec7

First M87 Event Horizon Telescope Results. II. Array and Instrumentation

The Event Horizon Telescope Collaboration et al. 
ApJL 875 L2 (10 april  2019)
https://doi.org/10.3847/2041-8213/ab0c96

First M87 Event Horizon Telescope Results. III. Data Processing and Calibration
The Event Horizon Telescope Collaboration et al. 
ApJL 875 L3 (10 april  2019)
https://doi.org/10.3847/2041-8213/ab0c57

First M87 Event Horizon Telescope Results. IV. 
Imaging the Central Supermassive Black Hole
The Event Horizon Telescope Collaboration et al. 
ApJL 875 L4 (10 april  2019)
https://doi.org/10.3847/2041-8213/ab0e85

First M87 Event Horizon Telescope Results. V. Physical Origin of the Asymmetric Ring
The Event Horizon Telescope Collaboration et al. 
ApJL 875 L5 (10 april  2019)
https://doi.org/10.3847/2041-8213/ab0f43

First M87 Event Horizon Telescope Results. VI. The Shadow and Mass of the Central Black Hole
The Event Horizon Telescope Collaboration et al. 

ApJL 875 L6 (10 april  2019)

Illustrations 

1) Image de la silouhette de M87* obtenue par l'EHT en 2017 (S. Doelman et al.)

2) Les 12 sites formant aujourd'hui ensemble l'Event Horizon Telescope (EHT Collaboration)

3) Vue partielle du réseau ALMA (ESO)

10 commentaires:

  1. Superbe compte-rendu. Pour l'instant, je n'en ai pas trouvé de plus informé.

    Maintenant, il y a une certaine confusion qui est entretenue sur le terme "image". Ce n'est pas pris dans le visible, mais c'est donc le signal de radiotéléscopes, à la longueur d'onde de 1.3 mm, rendu ensuite en fausses couleurs pour en faire une image artificielle.

    C'est d'abord un énorme exploit technique que d'arriver à combiner les mesures de 8 radio-téléscopes aussi distants, par la technique de l'interférométrie. Lors de la conférence de presse, j'ai entendu parler de 6 m3 de disques durs.

    Je dois dire sinon que je n'aime pas trop cette science spectacle avec ces conférences de presse avant la moindre publication dans des revues reconnues (même si cela a suivi très vite).
    Concernant l'aspect scientifique, et bien, cela ne fait confirmer ce que la théorie prévoyait, et que l'observation avait déjà en bonne partie confirmer.

    A suivre maintenant lorsque de nouveaux radio-télescopes seront ajoutés. L'histoire du radio-télescope au Mexique ne pouvant opérer à cause de narco-trafiquants est assez effrayante et donne une mauvaise image du Mexique.

    RépondreSupprimer
  2. Superbe article. Je n'en ai as trouvé de mieux informé pour l'instant.

    Maintenant, il y a une certaine confusion qui est entretenue par les équipes sur le terme "image". Comme relaté ici, il s'agit en fait de données de radio-télescopes prises dans à la longueur d'onde de 1.3 mm, loin du visible. Les données ont ensuite été rendues en fausses couleurs, pour donner cette image artificielle.

    C'est surtout un immense exploit technique. Arriver à combiner par la technique de l'interférométrie les données de 8 radio-télescopes distants de milliers de km, c'est extraordinaire. Cela demandait d'abord une extrême synchronisation (horloges atomiques). J'ai entendu parler pendant la conférence de presse de 6 m3 de disques durs...

    Pour ce qui est de l'aspect scientifique, je dirais que cela confirme une fois de plus que les données d'observation sont conformes à la théorie de le relativité générale standard.

    RépondreSupprimer
  3. J'ajoute que personnellement je n'aime pas trop cette science spectacle, où des conférences de presse pour faire de la pub à des résultats annoncés sont tenues avant même la publication d'articles dans des revues reconnues (même si cela a suivi de près).

    Il est déjà arrivé que de soit disant découvertes annoncées lors de telles conférences de presse soient démenties ensuite.
    Là, cela ne risque pas trop d'arriver. C'est plutôt l'exploit technique qui est à saluer, et là il est clair.

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour!
    Petite question au sujet de la résolution requise: 30 microsecondes pour un diamètre apparent de 50 microsecondes. Cela ne donne-t-il pas au mieux une image de 4 pixels? Un ratio 10:1 serait un minimum intéressant mais le détail serait tout de même faible à mon avis...

    Petite question au sujet de Sgr A*: tenant compte de la distance à M87 et de la masse plus imposante de son trou noir, obtiendrait-on une image plus détaillée de Sgr A* que celle-ci?

    Petite question (la dernière!) sur les algorithmes de traitement: s'agit-il uniquement de synchronisation et d'alignement pour simuler le télescope unique et de compensation de la durée des enregistrements? S'agit-il de nettoyage du signal? Dans ce cas, le "coût" payé se compte-t-il simplement en comparant les x pixels de l'image finale aux y gazillions de bits recueillis?

    Merci!

    RépondreSupprimer
  5. @Xavier

    "Petite question au sujet de Sgr A*: tenant compte de la distance à M87 et de la masse plus imposante de son trou noir, obtiendrait-on une image plus détaillée de Sgr A* que celle-ci?"

    La première image de Sgr A* est moins bonne que celle de M87. La raison est due à une masse 1000 fois plus faible et une plus faible activité.
    Il y a eu très peu de communication sur l'image de Sgr A* mais on peut trouver cette image sur le web notamment dans cette vidéo https://www.youtube.com/watch?v=S_GVbuddri8

    RépondreSupprimer
  6. Bonjour,

    Pourquoi les chercheurs ont-ils visé le TN de M87 qui est à 53 millions d'AL alors qu'il auraient pu visé Celui de M31 qui est beaucoup plus proche (ou celui d'autres galaxies moins éloignées que M87)?

    Merci.

    RépondreSupprimer
  7. Dans la video que vous mettez en lien, l image de Sgr A* est une SIMULATION, et oui...

    La taille angulaire de Sgr A* et fe M87* sont comparables. Ce sont les 2 seuls trous noirs accessibles pour l'EHT

    RépondreSupprimer
  8. @L6Atmo : le TN de M31 est un peu plus gros que Sgr A* mais il est 100 fois plus loin... Sa taille angulaire est donc environ 100 fois plus petite... inaccessible pour l'EHT!

    RépondreSupprimer
  9. Oui c'est une simulation mais au moment de poster je n'avais pas vu le commentaire d'excuse de la personne qui l'avait mise en ligne...
    Comme quoi faut toujours faire attention ;-)

    RépondreSupprimer
  10. @L6Atmo : le TN de M31 est un peu plus gros que Sgr A* mais il est 100 fois plus loin... Sa taille angulaire est donc environ 100 fois plus petite... inaccessible pour l'EHT!

    RépondreSupprimer

Merci !