Fin 2016, la collaboration exploitant le détecteur de particules AMS-02 installé sur l'ISS annonçait la détection d'un excès d'antiprotons par rapport à ce qui était normalement attendu par les interactions de rayons cosmiques dans le milieu interstellaire. La mesure du ratio anormal protons/antiprotons d'AMS-02 a fait couler pas mal d'encre depuis cette annonce, mettant parfois en cause sa réalité même. L'enjeu n'est rien de moins qu'une détection indirecte de matière noire par son annihilation en paires de quarks produisant finalement des antiprotons secondaires. Aujourd'hui, une nouvelle étude par des physiciens sceptiques à l'époque se repenche sur les données de AMS-02 et conclue à l'existence réelle d'un excès d'antiprotons, et qui peut être expliqué par une annihilation de particules massives et dont les caractéristiques seraient compatibles avec une autre anomalie, un excès dans le centre galactique de rayons gamma de plusieurs GeV...
La détection des antiprotons n'est pas difficile pour le détecteur AMS-02 dans l'absolu, mais c'est leur nombre très faible qui la rend très délicate : 1 antiproton pour 10000 protons environ. Et c'est ensuite la détermination de l'origine de ces antiprotons qui est difficile. Il faut en effet connaître précisément comment les rayons cosmiques primaires se propagent et interagissent dans le milieu interstellaire. La prédiction de la fraction des antiprotons qui est due aux interactions cosmiques est donc très dépendante de modèles et on peut lui faire dire un peu tout et son contraire. Pour établir la réalité de l'excès d'antiprotons, il faut pouvoir contraindre au mieux les modèles de production d'antiprotons dans les interactions de rayons cosmiques ainsi que leur processus de propagation dans la galaxie.
Pour certains spécialistes, les physiciens de AMS-02 avaient présenté des modèles de production d'antiprotons trop optimistes (c'est à dire allant dans le sens d'un excès attribuable à la matière noire ou à une nouvelle physique). Or, il est tout à fait intéressant de noter que les auteurs de l'étude parue cette semaine dans Physical Review D, Ilias Cholis, Tim Linden et Dan Hooper faisaient justement partie de ceux qui mettaient des gros bémols sur les conclusions de Sam Ting, le leader de AMS-02. Ils disaient notamment à l'époque que les incertitudes associées aux calculs des collisions de rayons cosmique avec le milieu interstellaire devaient être beaucoup plus grandes que celles présentées et devaient aller jusqu'à englober les points de mesure de AMS-02, ce qui ne permettrait pas de conclure à la présence d'un excès d'antiprotons.
Mais Cholis, Linden et Hooper font aujourd'hui machine arrière. Après une nouvelle analyse approfondie des incertitudes systématiques associées à différents phénomènes comme la modulation de l'activité solaire, les sections efficaces de production des antiprotons et la propagation des particules dans le milieu interstellaire, ils arrivent à la conclusion que l'excès d'antiprotons de 10 à 20 GeV est bien réel. Mais en plus, ils montrent que cet excès d'antiprotons (qui apparaît avec une signifiance statistique considérable de 4,7 σ) est cohérent avec un canal d'annihilation d'une particule de matière noire de masse mχ ≈ 64 − 88 GeV qui produirait des paires de quark-antiquarks (bottom-antibottom) produisant finalement des antiprotons secondaires. La section efficace d'annihilation calculée (multipliée par la vitesse des particules) serait comprise entre 0,8 et 5,2 × 10−26 cm3/s, qui se révèle être très proche de la section efficace d'annihilation qui serait attendue pour une particule de matière noire dite "relique thermique" ( 2 × 10−26 cm3/s pour une particule de 80 GeV), le modèle préféré des physiciens des astroparticules pour la matière noire froide...
Et quand les physiciens prennent en compte l'existence de sources d'antiprotons un peu atypiques : l'accélération par des résidus de supernova, les données observées par AMS-02 continuent encore, selon eux, à favoriser une solution de type annihilation de particules de matière noire, avec une plage de masse un peu élargie et une plage de section efficace un peu plus restreinte.
Mais il y a encore mieux! En 2011, un excès de rayons gamma de plusieurs GeV avait été observé en provenance du centre de notre galaxie. De nombreuses analyses effectuées depuis et jusqu'en 2016 avaient proposé pour l'expliquer un signal d'annihilation de particules de matière noire (dont la concentration doit être maximale justement vers le centre galactique). Mais d'autres analyses montraient que cet excès de rayonnement gamma pouvait aussi provenir de la présence d'une grande population de pulsars. L'affaire n'est toujours pas tranchée définitivement. Mais ce que montrent Cholis, Linden et Hooper aujourd'hui, c'est que les modèles de matière noire qui permettent d'expliquer l'excès d'antiprotons d'AMS-02 parviennent aussi à expliquer les caractéristiques de l'excès de rayonnement gamma observé par Fermi-LAT en 2011...
Lorsque l'on trace le graphe de l'espace des paramètres [section efficace d'annihilation - masse ] pour la particule de matière noire, la région qui correspond aux caractéristiques expliquant l'excès de rayons gamma de Fermi-LAT et celle qui correspond aux caractéristiques expliquant l'excès d'antiprotons de AMS-02, se chevauchent. Et cette zone de chevauchement apparaît en dehors des régions exclues par d'autres observations (notamment du fond diffus cosmologique et de l'émission gamma de galaxies naines).
Cette zone de chevauchement dans l'espace des paramètres, favorisée par les deux types d'observations très différentes, indique une plage de masse mχ = 48 − 67 GeV et une plage de section efficace σv = (1,4 − 2,4) × 10−26 cm3/s.
Cette nouvelle analyse des résultats de AMS-02 est vraiment très intéressante et pourrait lever un coin du grand voile noir, mais avant de pouvoir clamer haut et fort la découverte indirecte de la matière noire, il faudra rendre encore plus robuste statistiquement le signal d'antiprotons en excès de AMS-02, et il n'y a qu'une seule solution pour cela : attendre patiemment que des particules atteignent le détecteur en orbite...
Source
A robust excess in the cosmic-ray antiproton spectrum: Implications for annihilating dark matter
Ilias Cholis, Tim Linden, and Dan Hooper
Phys. Rev. D 99, 103026 (31 May 2019)
Illustrations
1) Espace des paramètres pour la matière noire, régions favorisées par l'excès de rayons gamma (en rouge) et par l'excès d'antiprotons de AMS-02 (en vert), les paramètres de la particule de matière noire seraient dans la zone de chevauchement (Cholis et al.)
2) Visualisation de graphes de vraisemblance des fits sur les données de l'excès d'antiprotons de AMS-02 pour différents modèles de propagation de rayons cosmiques. Ils indiquent les paramètres (section efficace/masse) les plus probables (en bleu) (Cholis et al.)
Bonjour,
RépondreSupprimerA noter que les 2 résultats d'AMS pouvant éventuellement être interprétés comme une détection indirecte de matière noire, à savoir l'excès d'antiprotons et l'excès de positrons, sont incompatibles entre eux puisque la masse de la particule serait respectivement de l'ordre de 60 GeV et de 800 GeV. L'une au moins de ces interprétations est donc fausse...