Pages

09/04/20

Observation d'une anisotropie de l'Univers !

Une campagne d'observations en rayons X de plusieurs centaines d'amas de galaxies distribués dans toutes les directions dans le ciel vient de mener à une conclusion incroyable : l'expansion de l'Univers ne serait pas isotrope ! Ces mesures statistiquement très robustes pourraient faire vaciller le paradigme cosmologique construit depuis 70 ans. L'imposant article de 42 pages décrivant cette découverte a été publié hier dans Astronomy and Astrophysics



Konstantinos Migkas, jeune chercheur doctorant à l'Université de Bonn et ses collaborateurs allemands et américains du Harvard Smithonian Center for Astrophysics ont voulu tester une nouvelle méthode qui permettrait de vérifier l'hypothèse de l'isotropie cosmique. L'hypothèse d'isotropie, rappelons-le, stipule que l'Univers possède les mêmes propriétés dans toutes les directions à grande échelle. Cette hypothèse a été largement acceptée depuis que la cosmologie est devenue une véritable science avec l'Univers pour objet d'étude dans les années 1950. Et cette hypothèse d'isotropie a été supportée par les observations du fond diffus cosmologique (ou CMB), qui reflète l'état de l'Univers au moment du découplage des photons avec la matière 380 000 ans après le Big Bang. 

La méthode de Migkas et ses collaborateurs consiste à exploiter la relation qui existe entre la luminosité X d'un amas de galaxie et sa température. Cette relation entre luminosité et température devrait toujours être la même quel que soit l'amas de galaxie dans lequel on la calcule. Sauf que la luminosité mesurée en rayons X dépend de la distance de luminosité (qu'on appelle DL), et donc des paramètres cosmologiques, alors que la température du gaz chaud, elle, n'en dépend pas. L'émission X du gaz chaud qui peuple l'intérieur des amas de galaxies se trouve donc être un outil très efficace qui peut permettre aux astrophysiciens d'étudier les paramètres du modèle cosmologique (comme le paramètre d'expansion) et comment ils pourraient varier en fonction de la direction dans le ciel.
Or il se trouve que des centaines d'amas de galaxies ont été catalogués dans le domaine des rayons X, pour lesquels on possède à la fois une mesure de la luminosité et une mesure de température. Migkas et ses collaborateurs ont tout d'abord exploité un échantillon de 313 amas de galaxies qui avaient été observés par les trois télescopes X spatiaux XMM-Newton (de l'ESA), Chandra (de la NASA) et le ROSAT X allemand. 
Ces 313 amas de galaxies sont répartis dans toutes les directions du ciel. Des amas de même température situés à une même distance auraient dû "théoriquement" apparaître avec la même luminosité, mais ce n'est pas ce que voient Konstantinos Migkas et ses collaborateurs. Ce qu'ils observent, c'est une variation de ce lien entre luminosité et température (le facteur de normalisation de la relation LX-T) en fonction de la direction d'observation dans le ciel. Une anisotropie. La différence qui est observée entre les directions extrêmes est importante, environ 30%, et les auteurs montrent que cette différence n'est pas due au hasard mais elle suit un motif clair associé à la direction d'observation. 
Avant de remettre en cause frontalement le modèle cosmologique standard fondé sur la notion d'homogénéité et d'isotropie à grande échelle qui permet de déduire la distance des amas de galaxie, les astrophysiciens allemands et américains ont cherché quelles pouvaient être toutes les autres explications possibles à leurs observations a priori incroyables, d'où la longueur de leur article... 
Parmi les pistes finalement éliminées, il y avait celle de la présence possible de nuages de gaz ou de poussière non détectés qui auraient pu obscurcir une grande zone du ciel. Une autre était que dans certaines régions de l'Univers, la distribution des amas de galaxies aurait pu être affectée par des mouvements de matière à très grande échelle induits par l'effet gravitationnel de structures extrêmement massives comme des superamas de galaxies. Mais ces hypothèses, et d'autres, se sont avérées très improbables ou impossibles. 
Des résultats précédents avaient déjà trouvé que l'expansion pouvait sembler un peu différente de l'isotropie, mais ces nouveaux résultats complètement inédits, fondés sur une méthode toute nouvelle, sont statistiquement beaucoup plus robustes que les précédentes études. Le premier échantillon de 313 amas de galaxies fournit une signifiance statistique du caractère anisotrope comprise entre 2,59𝜎 et 5,09𝜎 (en fonction de l'angle du cône d'observation utilisé). Mais Konstantinos Migkas et son équipe ont ensuite ajouté deux autres échantillons de plusieurs centaines d'amas de galaxies indépendants les uns avec les autres, faisant finalement un total de 842 amas de galaxies répartis dans toutes les directions du ciel, et ils ont recalculé les nouveaux paramètres d'anisotropie. Ils obtiennent alors une signifiance statistique qui augmente, pour atteindre une valeur de 5,59𝜎!
Migkas et ses collaborateurs produisent des cartes en coordonnées galactiques de différentes paramètres cosmologiques, et notamment du paramètre de Hubble H0. Le résultat est bluffant : en fonction de la direction dans le ciel, le taux d'expansion varie d'un minimum de 65,2 ± 1,48 km s−1 Mpc−1 (localisé à une longitude de 303° et une latitude -27°) à un maximum de 76,64 ± 1,41 km s−1 Mpc−1 (trouvé  en +34◦, +26◦).
La conclusion des astrophysiciens est nette : il y a bien une anisotropie dans l'expansion de l'Univers, mais en revanche ils ne s'avancent pas sur les aspects théoriques d'une cause possible de cette anisotropie.
Pour les chercheurs, si l'Univers est vraiment anisotrope, ne serait-ce que depuis quelques milliards d'années, ce serait un changement de paradigme majeur, une révolution, car cela signifierait que pour tout objet qui est étudié, il faudrait prendre en fait en compte l'endroit où il se trouve dans le ciel lors de l'analyse de ses propriétés. C'est notamment le cas pour les observations de supernovas qui servent à déterminer le taux d'expansion de l'Univers et son accélération, que l'on pense due à une énergie noire... Mais c'est aussi vrai pour tous les autres paramètres cosmologiques du modèle 𝚲CDM. Les biais pourraient être très importants.

Ces trois échantillons d'amas de galaxies totalisant 842 amas sont encore relativement petits et ces résultats impressionnants ne sont pas encore suffisants pour renverser la table du modèle cosmologique, solidement ancrée. D'autres observations indépendantes devront absolument être menées pour confirmer l'effet observé ici. 
Heureusement, le télescope européen Euclid a été conçu pour imager des milliards de galaxies et fournir des données précieuses pour étudier l'expansion cosmique, il pourra mettre en évidence des effets d'anisotropie dans l'expansion cosmique par d'autres méthodes, en plus de permettre l'étude des propriétés de très nombreux amas de galaxies. Son lancement prévu en 2022, mais avant, le télescope X e-ROSITA, déjà en orbite, aura commencé son grand relevé de tout le ciel dans la gamme des rayons X d'énergie moyenne, de quoi cataloguer des dizaines de milliers d'amas de galaxies encore inconnus, en enregistrant leur luminosité et leur température...
Ce qui est sûr, c'est que si le résultat se confirme, toutes les études en rayons X qui font l'hypothèse d'une isotropie parfaite dans les propriétés des objets étudiés doivent produire des résultats gravement biaisés, que l'origine de l'anisotropie se trouve au niveau cosmologique (le modèle standard), ou bien plus prosaïquement au niveau de la physique des sources de rayons X.


Source

Probing cosmic isotropy with a new X-ray galaxy cluster sample through the LX–T scaling relation
K. Migkas et al.
Astronomy & Astrophysics Volume 636, (8 April 2020)


Illustration

Carte en coordonnées galactique du paramètre de Hubble Ho, déduit des valeurs de la relation luminosité X-Température des amas de galaxie (K. Migkas et al.)

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    Merci d'avoir signalé cet article! Pourrait-il y avoir un lien avec ceci? http://www.ca-se-passe-la-haut.fr/2019/12/une-anisotropie-dans-lacceleration-de.html
    Dans cette étude-là, les résultats semblaient montrer qu'il n'y avait pas d'accélération de l'expansion moyennée sur le ciel, seulement un dipôle... alors qu'ici il s'agit d'une "petite" anisotropie ajoutée à une moyenne non-nulle. Comment réconcilier ces deux résultats?

    RépondreSupprimer
  2. Est-il possible que la critique de l'observation d'une accélération isotrope de l'expansion ait été elle-même biaisée par le préjugé général de l'isotropie de l'expansion ? L'anisotropie de l'accélération serait en réalité une anisotropie de la vitesse de l'expansion ?
    En tout cas c'est une sacrée révolution, la notion d'expansion isotrope existe depuis les modèles FLRW , soit plus de 90 ans !

    RépondreSupprimer
  3. @ Jean-Paul : l'homogénéité/isotropie de l'univers, postulée dès le premier modèle cosmologique relativiste en 1917 par Einstein (puis par Friedmann en 1922, Lemaitre en 1927 et tous leurs successeurs) n'est pas juste un préjugé, c'est la technique des clés sous le réverbère, car on ne peut résoudre les équations de la RG qu'au prix de simplifications (on postule des symétries). Les premiers arguments observationnels convaincants ne sont venus que bien plus tard, avec Cobe, Wmap, Planck ; quel bol, les clés sont sous le réverbère ! Cerise sur le gâteau, le concept d'inflation, bien utile par ailleurs (pas de monopoles, courbure spatiale faible, germes d'inhomogénéité) nous dit que ce n'est pas du bol (on n'a pu perdre nos clés que sous le réverbère, l'univers doit être homogène à 10^-4 près à z=1000).

    Sauf que tout cela ne concerne que l'univers primordial. De toute évidence l'univers local/récent n'est pas homogène/isotrope et ce que suggère l'article, c'est qu'il en est peut-être de même à plus grande échelle ; une possibilité est une anisotropie de "l'énergie noire" ; il faudrait alors renverser ta proposition : l'anisotropie de la vitesse serait une conséquence de celle de l'accélération ; laquelle étant relativement récente, les fondations du modèle standard seraient préservées.

    Un point intéressant est qu'on tiendrait peut-être là une explication aux "tensions" sur H0 ?

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour,
    A propos d'anisotropie, à signaler un récent article (Michael R. Wilczynska et al. 2020. Four direct measurements of the fine-structure constant 13 billion years ago. Science Advances 6 (17): eaay9672; doi: 10.1126/sciadv.aay9672)sur la recherche de variations de la constante de structure fine par l'observation d'un quasar à z=7 ; il n'a pas été constaté de variation temporelle significative, mais la comparaison avec d'autres données de quasars lointains dans différentes directions serait en faveur d'une anisotropie (dipolaire) à 3.9 sigmas.

    La coïncidence avec 2 méthodes tout à fait différentes est troublante ; il serait intéressant de savoir si les directions indiquées sont les mêmes.

    RépondreSupprimer

Merci !