Vous connaissez Kraken ? Je vous rassure, moi non plus jusqu'à avant-hier. Kraken, c'est le nom qui a été donné à une galaxie hypothétique qui aurait participé activement à la formation de notre Voie Lactée, avec de nombreuses autres, via des fusions successives. Elle a été mise en évidence par une équipe d'astrophysiciens qui arrive à reconstituer l'histoire de la formation de notre galaxie, son arbre généalogique en quelque sorte, grâce à ses amas globulaires. Une étude publiée dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society.
C'est en analysant les propriétés des amas globulaires qui sont en orbite autour de la Voie Lactée que Diederik Kruijssen (Université de Heidelberg) et ses collaborateurs sont parvenus à reconstituer l'historique des fusions successives qui ont menées à notre galaxie telle qu'on la connaît aujourd'hui. Les amas globulaires sont des groupes denses d'étoiles (jusqu'à plusieurs millions) le plus souvent très âgées, 10 milliards d'années ou plus. Notre galaxie en possède aujourd'hui un peu plus de 150, distribués dans toutes les directions dans le halo galactique (pas uniquement dans le plan de rotation). Toutes les galaxies possèdent des amas globulaires, même les galaxies naines qui sont satellites des grandes galaxies. Et lorsque deux galaxies fusionnent, la galaxie résultante contient donc une population hybride d'amas globulaires, qui appartenaient aux deux galaxies initiales. C'est ainsi que les 150 amas globulaires les plus vieux de la Voie Lactée forment différentes populations représentant des résidus fossiles des petites galaxies qui ont fusionnés au fil du temps avec elle. En analysant très finement les caractéristiques de ses amas globulaires, les chercheurs peuvent ainsi retracer toute l'histoire de notre galaxie.
Kruijssen et son équipe ont pour cela fait appel à des simulations très élaborées dans lesquelles ils reproduisent la formation de la Voie Lactée. Ces simulations, nommées E-MOSAICS, prennent en compte spécifiquement la formation, l'évolution et la destruction des amas globulaires au cours de l'évolution de la galaxie par fusions successives avec des galaxies de taille inferieure (des galaxies naines satellites). Dans ces simulations, les chercheurs mettent en relation l'âge, la composition chimique, et les mouvements orbitaux des amas globulaires avec les propriétés qui devaient être celles de leur galaxie progénitrice il y a 10 milliards d'années ou plus. Kruijssen et ses collaborateurs déterminent de cette façon le nombre d'étoiles que contenaient chacune des galaxies ayant fusionné avec la Voie Lactée, mais aussi à quel moment de son histoire cela s'est passé. Ces calculs sont rendus complexes du fait que les orbites des amas globulaires se retrouvent très perturbées lors des phénomènes de fusions galactiques. Alors, pour gérer cette complexité, les chercheurs ont fait appel à des réseaux de neurones et ont entraîné cette intelligence artificielle à reconnaître les populations d'amas globulaires pour déterminer leur origine.
Une fois l'algorithme appliqué avec succès sur des galaxies et leurs amas globulaires simulés, Kruijssen et ses collaborateurs n'avaient plus qu'à le faire tourner sur des données réelles : les amas globulaires de la Voie Lactée associés à quatre galaxies naines fortement suspectées d'avoir fusionné avec la Voie Lactée (Gaia-Enceladus, Helmi, Sequoia, et Sagittarius) plus une cinquième population un peu étrange et surtout mal comprise. C'est avec cette approche que les astrophysiciens mettent à jour l'existence passée d'une fusion majeure avec une grande galaxie qu'ils ont appelée Kraken, résultant dans la population d'amas globulaires qui restait incomprise.
Cette fusion galactique avec Kraken, d'après les analyses, aurait eu lieu il y a 11 milliards d'années, lorsque la Voie Lactée était 4 fois moins massive en étoiles qu'aujourd'hui et serait même la fusion la plus importante qu'elle aurait connue. On pensait jusque là que la fusion la plus massive avait eu lieu il y 9 milliards d'années, avec la galaxie nommée Gaia-Enceladus.
On estime qu'au cours de sa vie, notre galaxie a donc cannibalisé au moins 5 galaxies possédant plus de 100 millions d'étoiles, et environ 15 autres ayant au moins 10 millions d'étoiles. Les plus grosses ont fusionné il y a entre 6 et 11 milliards d'années. Kraken était l'une d'entre elles et même la plus grosse d'entre elles avec une masse de 460 millions de masses solaires en étoiles.
Même si ces galaxies naines ont été probablement les événements d'accrétion les plus massifs, ils n'ont contribué au total que pour seulement 1 milliard de masses solaires en étoiles pour notre galaxie, précisent Kruijssen, sachant que la Voie Lactée contient près de 300 milliards de masses solaires d'étoiles... Notre galaxie a vécu des événements de fusion dits "majeurs" avec des galaxies satellites plus ou moins grosses mais ce n'est finalement pas par ce biais qu'elle a produit la très grande majorité de ses étoiles. Elle les a fabriqué elle-même comme une grande.
Source
Kraken reveals itself – the merger history of the Milky Way reconstructed with the E-MOSAICS simulations
Diederik Kruijssen et al.
Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, Volume 498, Issue 2, (October 2020)
Illustration
La Voie Lactée vue depuis les Andes chiliennes (Cerro Paranal ) (Bruno Gilli/ ESO)
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