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mercredi 11 novembre 2020

L'uranium et le thorium : des éléments clé pour l'habitabilité d'une planète


Une équipe de chercheurs vient de montrer que l'abondance en uranium et en thorium est un paramètre clé pour l'habitabilité d'une planète, via la génération d'un champ magnétique protecteur issu de la dynamique thermique des couches internes, elle même dirigée par la décroissance radioactive de  l'uranium et du thorium... Une étude publiée dans The Astrophysical Journal Letters.


Si la radioactivité naturelle de la Terre était un peu plus faible, notre planète ne serait pas habitable, mais si elle avait été un peu plus élevée, elle n'aurait pas été habitable non plus... C'est pour résumer ce que trouvent Francis Nimmo (University of California) et ses collaborateurs en étudiant l'impact qu'a l'abondance des couches internes d'une planète rocheuse en éléments radioactifs à très longue période (U-235, U-238 et Th-232). 
L'évolution thermique des planètes rocheuses aux échelles géologiques (de l'ordre du milliard d'années) dépend directement de la chaleur produite lorsque les noyaux radioactifs se désintègrent. L'énergie nucléaire qui est libérée lorsqu'un noyau radioactif se désintègre par une émission alpha ou béta , accompagnée le plus souvent par des photons gamma, se transforme en énergie cinétique soit de la particule alpha, soit de l'électron (dans le cas d'une désintégration béta). Cette énergie cinétique est ensuite transformée en mouvement des noyaux d'atomes et des électrons environnants lorsque ces particules entrent en collision avec eux. Les photons gamma, eux, agissent principalement sur les électrons du milieu en les éjectant des atomes par effet photoélectrique ou en leur transférant de l'énergie-impulsion par effet Compton.
Cette agitation des atomes (noyaux et électrons) qui en résulte n'est rien d'autre que ce qu'on appelle la chaleur. La production de chaleur radiogénique actuelle est estimée à 22 TW, dont 15 TW provenant du manteau seul. La chaleur interne de la Terre provient ainsi en grande partie de la décroissance radioactive des milliers de milliards de tonnes d'uranium et de thorium (et de leurs descendants) qu'elle contient. Mais cette quantité d'éléments radioactifs à très longue période n'est pas la même pour toutes les planètes rocheuses, loin de là. Tout dépend en effet du nuage protostellaire dans lequel elles se sont formées. L'uranium et le thorium sont des éléments forgés par des processus rares comme les collisions d'étoiles à neutrons (induisant une capture rapide de neutrons, qu'on appelle le processus-r). On sait que la teneur en uranium de planètes rocheuses peut ainsi très facilement varier d'un facteur 10 à 100 d'un système planétaire à l'autre. Ce qu'ont calculé Nimmo et ses collaborateurs, c'est l'effet d'une telle variabilité de la teneur en éléments radioactifs sur le devenir thermique d'une planète et les conséquences qui en découlent pour son habitabilité potentielle. Ils modélisent ce que donnerait sur Terre une teneur en uranium et thorium seulement 3 fois plus faible et 3 fois plus élevée.
L'effet le plus important qui est induit par la chaleur interne d'une planète tellurique est l'effet dynamo, qui apparaît par le déplacement de charges électriques dans le coeur métallique liquide, qui produit finalement un champ magnétique, à même de protéger l'atmosphère du rayonnement cosmique. Cet effet dynamo ne peut exister que par l'apparition de mouvements de convection des couches internes de la planète, qui sont eux-mêmes générés par la source de chaleur radiogène. 
Reprenons : l'uranium et le thorium produisent de la chaleur, qui fait apparaître des échanges thermiques par des mouvements de convection entre le coeur et le manteau, ce qui produit un effet dynamo. Cet effet dynamo crée le champ magnétique de la planète, qui va alors dévier les particules du rayonnement cosmique et du vent solaire, ce qui va protéger efficacement l'atmosphère d'une forte déplétion et va réduire également fortement l'irradiation du sol. 
Sans radioactivité naturelle, la Terre serait froide et quasi dénuée de champ magnétique, donc probablement sans atmosphère et gelée. Dans leur étude, Francis Nimmo et ses collègues montrent qu'en fait, la Terre a échappé de peu à ce tableau : les valeurs d'abondance en uranium et thorium apparaissent juste suffisantes pour que la Terre ait pu conserver une dynamo continue et efficace, et sasn produire une trop forte activité tectonique. Avec trois fois moins ou trois fois plus d'actinides, l'habitabilité de notre planète était plus que fortement compromise.
On comprend aisément ce qui peut se passer si une planète n'a pas assez de chaleur interne (Mars en est un bon exemple). Mais si elle a trop de chaleur produite par la radioactivité, ça ne se passe pas non plus très bien... Les physiciens américains calculent que si l'abondance en uranium et en thorium était trois plus élevée, l'effet dynamo n'aurait pas été possible durant une très longue période de l'histoire de la Terre (située entre 3,2 et 4,2 milliards d'années après sa naissance) ! En effet, ces éléments qui se trouvent en grande quantité dans le manteau terrestre le rendraient globalement plus chaud et le manteau agirait de fait comme un isolant vis à vis du noyau métallique liquide, qui ne pourrait alors plus produire les importants mouvements de convection qui sont à l'origine du champ magnétique. 


Avec plus de chaleur interne radiogénique, la planète a aussi beaucoup plus d'activité volcanique à sa surface et d'activité tectonique, ce qui pourrait produire plus de dégazage et donc augmenter la densité atmosphérique, mais sans champ magnétique, l'atmosphère se retrouve balayée par le vent solaire et le rayonnement cosmique...
A contrario, une planète sans chaleur interne suffisante est une planète géologiquement morte, sans activité volcanique et donc sans atmosphère, et avec un champ magnétique réduit à la portion congrue, voire quasi inexistant, laissant s'installer une forte irradiation de la surface.
On peut ainsi passer très vite d'une planète géologiquement morte à une planète très active, les deux cas étant a priori inhabitables, et uniquement en faisant bouger la variable de la teneur en uranium et en thorium du manteau rocheux.
On s'attend naturellement à une très forte variabilité de l'abondance en uranium et en thorium dans la matière constitutive des étoiles et des planètes qui vont se former autour d'elles. Car cette abondance dépend de la proximité du nuage de gaz et de poussière initial d'un nuage résiduel de collision d'étoiles à neutrons qui contiendrait les éléments lourds en question. 
L'abondance en éléments lourds comme l'uranium et le thorium peut être estimée, indirectement, dans les étoiles proches (et donc les planètes qui les entourent). Un autre élément formé dans les fusions d'étoiles à neutrons peut en effet être mesuré dans le spectre des étoiles, c'est l'europium, qui va pouvoir servir de traceur. Francis Nimmo et ses collaborateurs ont récupéré des données de l'abondance en europium (mesurée relativement au magnésium) dans une grande population d'étoiles proches de notre galaxie, dans le but de connaître la variabilité naturelle de cette abondance et comparer avec notre système solaire. Résultat : le Soleil se situe bien au milieu de la plage, mais surtout, ce que montrent les chercheurs, c'est que de très nombreuses étoiles ont au moins deux fois moins d'europium et de très nombreuses autres en possèdent plus de deux fois plus.
La plage d'habitabilité semble ainsi plus réduite qu'on ne le pensait, et pour les astrobiologistes, la vie ne s'est pas développée dans notre système solaire par hasard. La Terre avait la bonne proportion d'uranium et de thorium pour produire juste ce qu'il fallait de chaleur interne : un peu d'activité tectonique mais pas trop, et un effet dynamo pérenne, protecteur de l'atmosphère et de l'effet délétère des rayonnements ionisants.
Dans le futur, les observations qui permettront de caractériser l'atmosphère d'exoplanètes offriront la possibilité de déterminer une corrélation entre l'abondance mesurée en uranium et thorium (via le traceur europium) et la nature de l'atmosphère, voire de trouver une variabilité au sein d'un même système stellaire...


Source

Radiogenic Heating and Its Influence on Rocky Planet Dynamos and Habitability
Francis Nimmo et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 903, Number 2 (10 november 2020)


Illustrations

1) Schéma des couches internes de la Terre (Melissa Weiss)

2) Schéma des couches interne de la Terre avec une plus forte chaleur interne (empêchant l'effet dynamo)  (Melissa Weiss)

8 commentaires:

  1. Bonjour,

    Le papier examine les conséquences possibles de variations du taux d'éléments radioactifs sur la géodynamo, donc potentiellement sur l'habitabilité, d'une planète de masse, densité, composition en éléments non radioactifs, rotation, demi-grand axe, age ... identiques à ceux de la terre. Mais tous ces éléments pourraient bien aussi intervenir, et chaque jeu de paramètres ne pourrait-il correspondre à un taux "optimal" d'Uranium-Thorium différent, ou/et en réduire le rôle ?

    En s'écartant encore plus du modèle terrestre, il y a une troisième source de chaleur possible pour une planète (outre formation et radioactivité) : les marées, faible pour la terre, mais potentiellement prédominante ailleurs (cf Io, Europe, Encelade, lune de planète géante type Pandora, planète tellurique à très grosse(s) lune(s)...). Il serait intéressant de savoir si les modèles prévoient la possibilité d'une tectonique des plaques, voire d'une géodynamo dans ce cadre, en ajustant les données.

    La réalité se révèle presque toujours plus complexe que prévu, il faut peut-être sortir d'un géocentrisme conservateur...

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  2. Cette question d'une source de chaleur alternative par effet de marée pour produire un champ magnétique m'a aussi été posée sur Youtube. J'ai répondu que c'était très probablement possible, effectivement. Mais je me demande si ça ne serait pas trop efficace, à l'image d'une trop grande teneur en actinides... Après, tous les niveaux de marée gravitationnelle sont imaginables, donc oui, très probablement.

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  3. Bonjour,

    Je suis surpris par les 22TW de chaleur produite par la planète, je trouve cela assez faible finalement sachant que tous les réacteurs nucléaires réunis produisent déjà pas loin du TW (uniquement en nucléiare, sans compter toutes les autres sources d'énergie).
    Autre point que me surprend, ce sont les 15TW produit par le manteau car j'aurai pensé que la majorité des éléments lourds se seraient retrouvés dans le noyau lors de la différenciation primitive qui a aménée sa formation.

    EN tout cas, le billet est très intéressant car on voit bien que les paramètres qui permettent l'émergence de vie sont toujours plus nombreux, complexes et imbriqués les uns dans les autres, quelle merveille cette planète bleue!

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  4. @L6 Atmo
    Ta comparaison est intéressante, elle confirme (s'il en était besoin !) que l'empreinte énergétique humaine est d'ordre planétaire : flux géothermique total vers 45 TW / production énergétique humaine 20 TW ; cela reste faible toutefois par rapport à l'insolation, 170 000 TW (le réchauffement climatique ne se fait pas directement mais via l'effet de serre). Et bien sûr les mécanismes de production d'énergie nucléaire humaine et naturelle sont bien différents.

    Sur la question de la rareté des éléments radioactifs denses (Uranium et Thorium) dans le noyau, sauf erreur c'est en rapport avec leur lithophilie (ie leur affinité chimique pour O, donc les silicates du manteau, plutôt que pour le fer du noyau)

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  5. Quand on additionne toutes les conditions nécessaires à l apparition et à la pérennité de la vie sur terre, et on en découvre régulièrement de nouvelles, on aurait tendance à penser que cette vie est un phénomène rarissime

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  6. @anonyme : Vu les découvertes d'extrémophiles toujours plus extrêmes et leur capacité de survie incroyable, j'aurai tendance à penser que ce sont les organismes multicellulaires qui sont rarissimes plutot que la vie au sens large.

    @Pascal : Merci pour ton apport concernant la lithophilie, je vais regarder ça de plus près.

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  7. @L6 Atmo : les tardigrades n'ont rien à envier aux extrêmophiles unicellulaires... Certes l’apparition et la diversification de la pluricellularité est forcément plus longue et plus contrainte que celle de la vie unicellulaire, mais dans quelle mesure ? Le groupe fossile de Franceville est à verser au dossier, ainsi que les structures microbiennes ; plus généralement, sur l'organisation du vivant, lire l'excellent livre de E. Bapteste : "Tous entrelacés !". A mettre dans sa liste pour Noel...

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  8. @Pascal : les tardigrades sont, par leur capacité de résistance, une exception dans le monde du vivant pluricellulaire et ils sont le résultat de quelque centaines de millions d'années d'évolution. On ne peut pas dire qu'ils ne jouent pas dans la même "catégorie évolutive" que les unicellulaires extrémophiles :)

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Merci !