lundi 14 juin 2021

Observation d'une rotation des filaments cosmiques à très grande échelle


En cartographiant le mouvement des galaxies dans les immenses filaments qui forment la toile cosmique, des astronomes chinois, allemand et estonien, ont découvert que ces longues structures de galaxies et de matière noire tournent à l'échelle de centaines de millions d'années-lumière. Une rotation à des échelles aussi énormes n'a jamais été observée auparavant. Les résultats sont publiés dans Nature Astronomy sous le titre Possible observational evidence for cosmic filament spin.

Les filaments cosmiques sont d'énormes ponts de galaxies et de matière noire qui relient les amas de galaxies entre eux. Ils canalisent les galaxies vers les grands amas qui se trouvent à leurs extrémités. En cartographiant le mouvement de centaines de milliers de galaxies dans ces immenses liens cosmiques à l'aide du Sloan Digital Sky Survey, Peng Wang et ses collaborateurs ont découvert une propriété remarquable de ces filaments : ils tournent!
Bien qu'il s'agisse de fins cylindres de centaines de millions d'années-lumière de long, mais de seulement quelques millions d'années-lumière de diamètre, ces structures tournent bel et bien sur elles-mêmes. A ces échelles, les galaxies qui les composent ne représentent elles-mêmes que des petits grains. Les astrophysiciens montrent qu'elles semblent se déplacer sur des orbites en forme d'hélice, tournant autour du milieu du filament tout en se déplaçant le long de celui-ci. Une telle rotation n'avait jamais été observée auparavant à des échelles aussi grandes.
Il faut se rappeler que la manière dont le moment cinétique responsable de la rotation est généré dans un contexte cosmologique est un problème non résolu. Dans le modèle standard de formation des structures, les petites surdensités qui sont présentes dans l'univers primordial se développent par instabilité gravitationnelle, la matière passant des régions sous-denses aux régions surdenses. Un tel flux potentiel est irrotationnel ou sans courbure : il n'y a pas de rotation primordiale dans l'univers primitif.
Toute rotation doit donc être générée au fur et à mesure de la formation des structures. La toile cosmique en général et les filaments, en particulier, sont intimement liés à la formation et à l'évolution des galaxies. Ils ont également un effet important sur la rotation des galaxies, régulant souvent la direction de la rotation des galaxies et de leurs halos de matière noire. Mais on ne sait pas si le modèle actuel de la formation des structures permet de prédire que les filaments eux-mêmes, en tant qu'objets quasi-linéaires, devraient tourner.
Wang et son équipe ont cherché des preuves observationnelles d'un tel comportement des filaments cosmiques à partir de travaux du théoricien Mark Neyrinck qui avait montré en 2020 que les filaments pouvaient tourner. Pour arriver à leur conclusion, les astrophysiciens ont segmenté la distribution des galaxies du SDSS en filaments, approximés par des cylindres. Au sein d'un cylindre, les galaxies ont été divisées en deux régions, de part et d'autre de l'épine dorsale du filament (en projection). Les chercheurs ont ensuite mesuré soigneusement le décalage vers le rouge des deux sous populations de galaxies au sein d'un cylindre, ce qui donne leur vitesse relative orthogonalement à l'axe du filament. Et ils ont regardé ce que cela donne pour les milliers de filaments-cylindres de leur vaste échantillon.
Ces filaments cosmiques sont donc les plus grandes structures connues à ce jour qui sont munies d'un moment cinétique (une rotation). Et c'est une preuve inédite que du moment cinétique peut être généré à des échelles de plusieurs centaines de millions d'années-lumière.


Peng Wang et ses collaborateurs montrent également que l'intensité du signal de rotation dépend directement de l'angle d'observation et de l'état dynamique du filament. La rotation du filament est plus clairement détectée lorsqu'il est observé de face. De plus, plus les halos qui se trouvent à chaque extrémité des filaments sont massifs, plus la rotation est détectée. Cette corrélation pourrait donner une indication sur le mécanisme qui est à l'origine de la rotation, selon les astrophysiciens.
Les questions que se posent les chercheurs sont maintenant, d'une part : Existe-t-il une corrélation entre la rotation des filaments et celle des amas qu'ils relient ? et d'autre part : à quel stade de la formation de la structure les filaments se sont-ils mis à tourner, et aussi : comment cela affecte-t-il les galaxies qui les composent ?
Or selon le modèle de formation des grandes structures développé par Zel'Dovich, le mouvement des galaxies est accompagné de flux de matière à plus grande échelle. Les flux de masse sont transportés de manière hiérarchique : dans un premier temps, la matière s'effondre le long de l'axe principal de compression pour former de grands murs cosmiques. La matière s'écoule ensuite dans le plan de la paroi le long de la direction de l'axe intermédiaire de compression pour former des filaments. L'étape finale est l'effondrement tridimensionnel d'une perturbation de densité dans laquelle la matière s'écoule le long des axes des filaments pour former des amas. 
Dans le cadre d'un tel modèle de flux de masse, on peut s'attendre à ce que la rotation des filaments se forme au deuxième stade : à partir de la compression le long de l'axe intermédiaire de compression. En d'autres termes, on peut s'attendre à ce que le mouvement le long du filament soit toujours linéaire, tandis que le mouvement perpendiculaire à l'épine du filament soit non linéaire. Le régime dit " quasi-linéaire " décrit les échelles qui sont en jeu ici, où l'approximation linéaire (un écoulement laminaire) n'est plus en mesure de décrire complètement la dynamique des grandes structures, mais où le système n'est pas encore complètement non linéaire. 
L'étude des distributions spatiales des petites galaxies qui peuplent les régions situées entre les grandes galaxies, a montré dans le passé qu'elles sont accrétées selon un double processus : d'abord sur le filament reliant les deux grands halos, puis ensuite le long de la ligne reliant les halos. En d'autres termes, les galaxies sont d'abord accrétées à partir d'une direction perpendiculaire à l'épine du filament puis ensuite le long de l'épine. En supposant que les filaments puissent être approximés par un potentiel cylindrique, un tel flux donnerait naturellement lieu à une rotation autour de l'axe du filament, suivie d'une accrétion hélicoïdale. Le moment cinétique des filaments serait dans ce cas généré naturellement par les galaxies qui s'effondrent le long du potentiel gravitationnel du filament.

Ces observations inédites viennent ainsi conforter un modèle théorique récent et ensemble, ils montrent que de la rotation peut être générée à des échelles sans précédent, les plus grandes que nous connaissons, de l'ordre de plusieurs centaines de millions d'années-lumière.

Je sais pas vous mais moi ça me fait tourner la tête, cette histoire... 

Source

Possible observational evidence for cosmic filament spin
Peng Wang, Noam I. Libeskind, Elmo Tempel, Xi Kang & Quan Guo 
Nature Astronomy (14 june 2021)

Illustrations

1) Vue d'artiste d'un filament cosmique en rotation avec des décalages différents pouvant être observés (AIP/ A. Khalatyan/ J. Fohlmeister)

2) Simulation numérique de la toile cosmique montrant de nombreux filaments (Springel et al., Virgo Consortium)

1 commentaire :

Jean-Paul Dozier a dit…

Sacré carroussel !