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mercredi 9 mars 2022

Sgr A* : l'origine commune des bulles de eROSITA et des bulles de Fermi il y a 2,6 millions d'années


En 2020, le télescope à rayons X eROSITA a imagé deux énormes bulles s'étendant de part et d'autre du plan galactique à partir du centre de notre galaxie, de forme assez similaire aux célèbres bulles observées en rayons gamma par le télescope Fermi-LAT 10 ans plus tôt. Aujourd'hui, une étude parue dans Nature Astronomy suggère que ces bulles de rayons X sont le résultat d'un puissant jet d'activité provenant du trou noir supermassif Sgr A* qui serait apparu il y a 2,6 millions d'années.

eROSITA, a révélé en décembre 2020 deux bulles gigantesques qui s'étendent jusqu'à ~80° au-dessus et au-dessous du centre galactique. La morphologie de ces "bulles d'eROSITA" comme on les appelle désormais (après les "bulles de Fermi") présente une ressemblance remarquable avec les bulles découvertes précédemment par le télescope spatial à rayons gamma Fermi, ainsi qu'avec un autre signal qui est lui dénommé la "brume de micro-ondes" vu par les satellites Planck et WMAP. L'origine physique de ces structures a été intensément débattue depuis plus de 10 ans. En raison de leur symétrie par rapport au centre galactique, les spécialistes s'accordent sur le fait qu'elles proviennent probablement de certaines explosions énergétiques ayant eu lieu dans le centre galactique dans le passé. 
Dans leur article, Karen Yang (université de Taiwan), Mateusz Ruszkowski (université du Michigan) et Ellen Zweibel (univeristé du Wisconsin) proposent un modèle théorique dans lequel les bulles d'eROSITA, les bulles de Fermi et la brume micro-onde peuvent être expliquées simultanément par un événement unique d'activité de jet provenant du trou noir supermassif central de notre galaxie il y a quelques millions d'années. Ils ont utilisé des simulations numériques, pour essayer de reproduire la morphologie et les spectres à multi-longueurs d'onde des bulles et de la brume micro-onde qui sont observées.  Ils ont réalisé des simulations hydrodynamiques tridimensionnelles de la libération d'énergie au niveau du centre galactique sous la forme de jets bipolaires perpendiculaires au plan galactique. Les simulations modélisent l'évolution des rayons cosmiques injectés avec les jets au niveau de Sgr A*, y compris leurs interactions dynamiques avec le gaz dans le halo galactique, et les pertes d'énergie des électrons des rayons cosmiques dues au rayonnement synchrotron et à la diffusion Compton inverse lorsqu'ils se déplacent dans les champs magnétiques et le rayonnement galactique. 
Il existait en fait deux modèles concurrents pour expliquer ces différentes bulles. Le premier suggère que l'écoulement est provoqué par l'explosion de nombreuses supernovas qui auraient pu expulser de la matière. Le second modèle suggère que ces écoulements sont provoqués par l'énergie projetée par les jets polaires liés à l'activité du trou noir supermassif au centre de notre galaxie. Les bulles observées font 15 kiloparsecs de haut, soit environ 49 000 années-lumière. À titre de comparaison, la Voie lactée a un diamètre de 30 kiloparsecs et nous nous trouvons à 8,5 kpc de Sgr A*. Selon les chercheurs, les bulles d'eROSITA sont environ deux fois plus grandes que les bulles de Fermi et sont dilatées par une onde de choc, elle-même poussée par les bulles de Fermi. Les données peuvent indiquer aux astrophysiciens la quantité d'énergie portée par le jet provenant du trou noir ainsi que la durée pendant laquelle cette énergie a été injectée et la matière qui compose les bulles. C'est grâce à ces données et au résultat concordant de leurs simulations que Yang  et ses collaborateurs peuvent exclure définitivement le modèle des supernovas. 
Et ils peuvent mieux contraindre certains paramètres comme l'énergétique et les échelles de temps de l'injection bipolaire. Les modèles des chercheurs permettent de prédire la quantité de rayons cosmiques qui se trouvent à l'intérieur de chacune des structures (bulles de Fermi et bulles d'eROSITA). L'injection d'énergie provenant du trou noir a gonflé les bulles, une énergie qui se présentait sous forme d'énergie cinétique, thermique induite par les rayons cosmiques. 
Parmi ces formes d'énergie, la mission Fermi n'a pu détecter que le signal gamma des rayons cosmiques. Et ce que voit e-Rosita en rayons X, c'est la trace de l'onde de choc dans le gaz échauffé, qui s'étend bien plus loin que le parcours des rayons cosmiques primaires et qui produit des rayons X par processus de Bremsstrahlung (freinage des électrons). Karen Yang et ses collaborateurs parviennent ainsi à déterminer non seulement le moment où a commencé cette forte activité de Sgr A* mais aussi combien de temps elle a duré : environ 100000 ans, pour pouvoir produire des bulles qui ont les dimensions respectives des bulles de Fermi et de eROSITA. 


Et l'émission de rayons X prédite par le modèle de jet leptonique montre un très bon accord avec les bulles d'eROSITA observées, non seulement en termes d'extension des bulles de rayons X mais aussi en termes de variations de la luminosité de surface des rayons X. Un jet hadronique (dominé par les protons) n'est pas favorisé. Yang et ses collaborateurs trouvent que le modèle leptonique peut également et simultanément reproduire le spectre γ des bulles de Fermi et le spectre micro-ondes de la brume de WMAP et Planck. Dans le modèle, les électrons primaires injectés par les jets polaires du trou noir sont rapidement transportés à de grandes distances avant de se "refroidir" en raison des pertes synchrotron. Par conséquent, les électrons peuvent maintenir leur spectre dur assez longtemps pendant la propagation, ce qui est nécessaire pour produire les spectres durs des rayons γ et micro-ondes observés dans les données. En outre, il semble y avoir une coupure à haute énergie dans les données de Fermi à environ 110 GeV, et jusqu'à présent, aucune détection dans la gamme du TeV n'a été faite. Or cette coupure à haute énergie est également une caractéristique prédite par le modèle de jet leptonique :  dans les premières phases de l'évolution, les électrons subissent de grandes pertes synchrotron et par Compton inverse en raison du fort champ magnétique et du champ de rayonnement près du centre galactique, ce qui génère une coupure exponentielle à haute énergie dans leur spectre. Après que les jets ont quitté le centre galactique, l'échelle de temps dynamique des jets devient plus courte que les temps de refroidissement synchrotron et Compton, et donc la forme spectrale des électrons des rayons cosmiques est gelée pendant l'expansion ultérieure. Yang et ses collègues montrent que dans l'ensemble, le spectre à large bande des bulles qui sont observées (Fermi et eROSITA) peut être bien expliqué par une seule population d'électrons primaires qui ont été transportés à partir du centre galactique par les jets du trou noir supermassif central.
Le modèle suggère aussi que le rayonnement et les champs magnétiques sont probablement supprimés dans la région interne du centre galactique sur 1 kpc au moment où les jets ont été lancés. Une telle suppression pourrait être liée selon Yang et ses coauteurs à une injection antérieure qui aurait pu produire une autre structure qu'on appelle les cheminées et les bulles radio bipolaires (récemment observées près du plan galactique). Mais cette suppression pourrait alternativement être associée à la formation de l'amas d'étoiles nucléaire il y a ~6 millions d'années, un amas d'étoiles très proche du trou noir central, où les vents stellaires ou les explosions de supernova des jeunes étoiles massives pourraient avoir contribué à évacuer le gaz environnant et à créer un environnement moins hostile au refroidissement des électrons dans les jets. Un tel scénario est aussi largement cohérent avec l'image de la co-évolution des trous noirs supermassifs et des galaxies, dans laquelle l'activité des noyaux actifs galactiques accompagne souvent une activité de formation d'étoiles dans la galaxie.

Cette étude constitue donc une étape importante dans la compréhension de l'activité passée du centre de notre galaxie, et apporte des informations précieuses sur l'évolution conjointe des trous noirs supermassifs et des galaxies en général. 

Source

Fermi and eROSITA bubbles as relics of the past activity of the Galaxy’s central black hole
Karen Yang, Mateusz Ruszkowski & Ellen G. Zweibel 
Nature Astronomy (7 march 2022)
Illustrations

1. Carte des rayons gamma (rouge) et des rayons X (bleu) produits par la simulation (Yang et al.)
2. Simulations de la densité du gaz (a), la température (b), la densité énergétique des rayons cosmiques (c) et des champs de vitesse (d) 2.6 millions d'années après le début de l'éruption  (Yang et al.)

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