Les résultats d'une nouvelle analyse complexe de corrélations croisées entre deux types de données différentes confirment les soupçons des cosmologistes selon lesquels une tension sur le paramètre S8 du modèle standard ΛCDM existe bel et bien. Trois articles consacrés à cette étude sont parus dans Physical Review D.
On connait la fameuse tension sur le paramètre cosmologique H0, la constante de Hubble, qui existe entre le résultat des mesures de récession des galaxies proches et le résultat des mesures du fond diffus cosmologique, qui est modèle-dépendant (dépendant des autres paramètres du modèle standard). On connaît sans doute moins l'existence d'une autre tension sur un autre paramètre, qui est le paramètre S8, ou σ8. Ces deux paramètres sont intimement liés via le paramètre de densité de matière Ωm : S8 = σ8 √ (Ωm/0.3). S8 représente l'intensité avec laquelle la matière est regroupée dans l'Univers. Des observations récentes de la structure à grande échelle ont permis de contraindre cette intensité d'agglomération, et elles diffèrent de celles déduites par les sondes de l'Univers primitif que sont les mesures du fond diffus cosmologique (le CMB). Les anisotropies primaires du CMB, telles qu'elles ont été mesurées par le satellite Planck, présentent des différences importantes au niveau de 2 à 3σ par rapport aux relevés à plus faible décalage vers le rouge telles que les mesures de lentilles gravitationnelles faibles et le regroupement de galaxies. Les observations à faible décalage vers le rouge (univers proche) mènent généralement à une valeur plus faible de S8 par rapport aux estimations issu du CMB (à haut redshift) (les galaxies semblent moins agglomérées en amas que ce qu'elles auraient du faire). La mesure de S8 dépend du modèle et, dans tous les cas, le modèle sous-jacent est le modèle standard ΛCDM plat. Les données de Planck sur le CMB conduisent à une valeur S8 = 0,834 ± 0,016, alors que les nombreuses observations de regroupements galactiques par divers relevés au cours de la dernière décennie mènent à une valeur de S8 plus proche de 0,770.
Pour résumer, l'univers d'aujourd'hui apparaît un peu trop lisse par rapport à ce qu'il devrait être si il avait suivi ce que l'on voit 380 000 ans après le Big Bang. Le CMB révèle à quel point la soupe primordiale était grumeleuse, et ces petits morceaux auraient dû devenir de gros morceaux, des amas de galaxies. Pourtant, nous ne voyons que la moitié du nombre de grands amas de galaxies prévu.
La grosse étude qui vient de paraître dans Physical Review D vise à apporter un nouvel éclairage sur cette "tension". Il s'agit d'une mise en commun des données de deux grandes collaborations qui font des mesures très différentes, mais sur la même partie du ciel (dans l'hémisphère sud). Il s'agit des collaborations DES (Dark Energy Survey) et SPT (South Pole Telescope), qui unissent plus de 150 chercheurs et chercheuses. Ils ont mis en commun des données du DES et du SPT, ainsi que celles de Planck, pour étudier la structure cosmique à grande échelle. DES est un vaste relevé sur les galaxies, imageant des centaines de millions d'objets, alors que le SPT, comme Planck, cartographie le CMB. Chaque ensemble de mesures a ses propres biais, mais ces limites n'ont aucune lien. En faisant des corrélations croisées de leurs ensembles de données, les astrophysiciens de DES et SPT peuvent en quelque sorte annuler certaines erreurs systématiques, ce qui renforce le résultat final.
Les chercheurs ont combiné d'un côté les positions des galaxies, les distorsions créées dans les images des galaxies par la matière entre nous et les galaxies lentilles (données DES), et de l'autre les distorsions de lentille dans le motif du CMB par cette même matière intermédiaire (données SPT puis Planck). Cette comparaison complexe faisant intervenir des fonctions de corrélation à deux points fournit un regard unique sur la distribution de la matière au cours des 8 ou 9 derniers milliards d'années. D'autres études avaient déjà combiné des relevés de galaxies et des mesures de lentilles du CMB, mais il s'agit ici de la première étude à combiner ces trois ensembles de données de cette manière.
Lors de l'analyse conjointe des fonctions à deux points DES uniquement et des corrélations croisées DES avec SPT+Planck, Les chercheurs trouvent Ωm=0,344±0,030 et S8=0,773 ± 0,016. Le résultat obtenu confirme l'existence d'une différence sur S8 dès que l'on introduit les données du CMB, et d'autant plus lorsqu'on introduit les données de Planck. L'écart statistique n'est cependant que de l'ordre de 1,4σ.
Le rapport signal/bruit élevé des corrélations croisées de lentille dans le CMB permet plusieurs tests de cohérence puissants de ces résultats, y compris des comparaisons avec des contraintes dérivées uniquement des corrélations croisées, et des comparaisons conçues pour tester la robustesse des mesures de lentille et de regroupement de galaxies de DES. En appliquant ces tests à leurs mesures, les astrophysiciens et cosmologistes ne trouvent aucune preuve de biais significatifs dans les contraintes cosmologiques de base des analyses DES uniquement ou des analyses conjointes avec les corrélations croisées de lentille CMB. Mais ils précisent que les corrélations croisées de lentilles du CMB peuvent être perturbées par des biais introduits par des échantillons de galaxies à lentilles, en particulier les galaxies à décalage vers le rouge élevé, ce qui concorde avec les résultats d'études antérieures.
Le volume et la qualité des données des études cosmologiques continuent de s'améliorer, et on peut s'attendre à ce que des analyses de corrélation croisée similaires entre les études de galaxies et les mesures de lentilles du CMB jouent un rôle important dans la détermination de la structure à grande échelle. Les contraintes de ces mesures pourraient s'améliorer dans un avenir très proche, grâce aux données de l'année 6 du relevé DES et les nouvelles cartes du CMB de SPT-3G et de AdvACT. Ces mesures devraient contribuer à fournir une image encore plus claire de la potentielle tension S8. Et dans un futur un peu plus lointain, les corrélations croisées entre des études telles que le relevé LSST de l'observatoire Vera Rubin, celui du télescope spatial Nancy Grace Roman, de la mission Euclid, de l'observatoire Simons, et la mission CMB-S4, permettront de réaliser des études de corrélations croisées beaucoup plus puissantes qui fourniront certaines des contraintes cosmologiques les plus précises et les plus exactes qui permettront de continuer à mettre à l'épreuve le modèle ΛCDM.
Des tentatives théoriques ont été faites depuis plusieurs années par divers chercheurs pour essayer de résoudre la tension S8. L'approche consiste généralement à modifier le secteur de la matière ou le secteur gravitationnel du modèle ΛCDM, ce qui donne lieu à une pléthore de scénarios cosmologiques alternatifs. Même si ces modèles réussissent à soulager la tension S8, ils ne parviennent hélas pas à fournir des solutions satisfaisantes lorsque toutes les sondes cosmologiques disponibles sont prises en compte. En particulier, en raison de la corrélation spécifique qui existe entre les paramètres H0 et S8, les modèles qui résolvent la tension S8 exacerbent généralement la tension sur H0 et vice versa. Par exemple, des transitions temporelles tardives dans le secteur sombre préfèrent une valeur plus élevée de H0 pour correspondent aux données du CMB, diminuant la tension avec la valeur mesurée dans l'univers proche, mais elles préfèrent également une valeur plus faible de Ωm, ce qui produit à son tour une modification des distances de l'horizon acoustique, modifie la croissance des structures et des anisotropies du CMB, et résulte généralement en une valeur de σ8 (et donc au final de S8) plus élevée dans le CMB, augmentant la tension sur ce paramètre. De même, les solutions d'énergie sombre qui sont invoquées pour assouplir la tension sur H0 augmentent aussi σ8 car elles nécessitent une amplitude de perturbation de la courbure primordiale plus élevée pour compenser l'effet d'amortissement de la composante non agglomérée. Bref, à l'heure actuelle, les propositions théoriques qui permettraient de résoudre en même temps la grosse tension sur H0 et la tension certes plus faible qui semble exister sur S8 ne sont pas encore satisfaisantes, lorsqu'elles ne sont pas extrêmement spéculatives, s'aventurant très loin au-delà du modèle standard. Parmi elles, on pourra citer les idées de monodromie d'axions, d'énergie sombre précoce, de degrés de liberté extra-relativistes, d'énergie sombre de type chameleon, dynamique, émergeante, graduelle, holographique, voire interagissante, certains parlent également de modèles de quintessence divers et variés, de constante gravitationnelle variable, de métamorphose du vide, de gravitation modifiée, ou de diverses variantes de matière noire, qu'elle soit dynamique, auto interagissante, se désintégrant , cannibale, composée de neutrinos ou d'autres particules massives ou moins massives, sans compter certains modèles de multivers aux propriétés ésotériques... Aucune de ces idées n'est parvenue à s'imposer pour le moment.
Sources
Joint analysis of Dark Energy Survey Year 3 data and CMB lensing from SPT and Planck. I. Construction of CMB lensing maps and modeling choices
Y. Omori et al. (DES and SPT Collaborations).
Physical Review D. Published January 31, 2023
Joint analysis of Dark Energy Survey Year 3 data and CMB lensing from SPT and Planck. II. Cross-correlation measurements and cosmological constraints
C. Chang et al. (DES and SPT Collaborations)
Physical Review D. Published January 31, 2023
Joint analysis of Dark Energy Survey Year 3 data and CMB lensing from SPT and Planck. III. Combined cosmological constraints
T. M. C. Abbott et al. (DES and SPT Collaborations)
Physical Review D. Published January 31, 2023
Illustrations
1. Cartographies de DES (à gauche) et SPT (à droite) utilisées dans cette étude (collaborations DES/SPT )
2. Comparaisons des différentes mesures de S8 existant précédemment (Abdalla et al. J. High En. Astrophys. 2204, 002 (2022))
3. Nouvelles mesures des paramètres Ωm , S8 et σ8 (DES and SPT Collaborations)
Avec le modèle ΛCDM il faut prévoir si je ne me trompe pas 95% de constituants de l'univers inconnus ou non visibles.
RépondreSupprimerSi il faut rajouter
"les idées de monodromie d'axions, d'énergie sombre précoce, de degrés de liberté extra-relativistes, d'énergie sombre de type chameleon, dynamique, émergeante, graduelle, holographique, voire interagissante, certains parlent également de modèles de quintessence divers et variés, de constante gravitationnelle variable, de métamorphose du vide, de gravitation modifiée, ou de diverses variantes de matière noire, qu'elle soit dynamique, auto interagissante, se désintégrant , cannibale, composée de neutrinos ou d'autres particules massives ou moins massives, sans compter certains modèles de multivers aux propriétés ésotériques"
on peut probablement se poser des questions sur le modèle non ?
Je n y connais rien mais tout ça me fait beaucoup penser à la théorie de l' éther de nos anciens....
RépondreSupprimerBonsoir,
RépondreSupprimerje ne suis pas sûr d'avoir bien compris dans quelle catégorie classer le lentillage du CMB (Planck ou SPT) : avec le lentillage et le regroupement des galaxies (DES), vers les valeurs faibles de sigma 8, en tension avec les données du CMB "natif" (ie abstraction faite du lentillage) ?
Bonjour, Je suis de plus en plus étonner de voir que quel que soit les obstacles réels qui amènent à une compréhension de l'évolution de l'univers induit par la théorie du big bang, personne à ma connaissance ne cherche tout simplement à remettre en cause celle-ci. Non, la majeure partie, voir l'entièreté du monde scientifique travaille sur des scénarios pour faire fonctionner cette théorie. Hors à ma connaissance l'expansion de l'univers n'est déduite du redshift que par un raisonnement, un postulat, que les ondes qui nous parviennent de l'univers ne subissent pas de variations au cours du temps, et que ce redshift est lié a un éloignement des galaxies les unes des autres. Ce postulat doit être remis en question.
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