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jeudi 16 mars 2023

L'origine d'un trou noir supermassif en fuite à plus de 2000 km/s


Les trous noirs résultant de fusions de trous noirs binaires peuvent recevoir des vitesses de recul allant jusqu'à 5000 km s-1 en raison de l'émission anisotrope d'ondes gravitationnelles. E1821+643 est un candidat trou noir supermassif en train de se mouvoir à environ 2100 km/s le long de la ligne de visée par rapport à sa galaxie hôte, ce qui est suffisant pour l'éjecter de sa galaxie. Deux astrophysiciens étudient son cas et cherchent quelles devaient être les caractéristiques des deux trous noirs qui lui ont donné naissance avec un sacré coup de pied... Ils publient leur étude dans The Astrophysical Journal Letters.

Des binaires de trous noirs supermassifs se forment lors des fusions de galaxies. Ces binaires peuvent être amenés à fusionner à travers une variété de processus. L'émission asymétrique de rayonnement gravitationnel pendant la coalescence apporte une impulsion linéaire, donnant au trou noir résultant un coup de pied (kick) comme l'avait montré Jacob Bekenstein en 1973. Des calculs et simulations ont révélé en 2006 qu'un tel kick peut atteindre des vitesses allant jusqu'à environ 5000 km/s. Des études menées en 2008 avaient par ailleurs montré que les trous noirs supermassifs en recul qui ont été éjectés du noyau galactique, mais pas encore de la galaxie elle-même, peuvent connaitre une période d'oscillations harmoniques amorties pendant environ 1 gigannée. Mais un kick  suffisamment important peut éjecter complètement le trou noir supermassif de sa galaxie hôte, notamment à l'époque où les halos étaient beaucoup moins massifs. Un trou noir supermassif complètement éjecté de sa galaxie hôte existera toujours tant que "noyau galactique actif" jusqu'à ce qu'il ait épuise son disque d'accrétion et ses étoiles accompagnatrices. Il errera ensuite dans le milieu intergalactique, visible uniquement à travers les rares lentilles gravitationnelles des sources d'arrière-plan.
E1821+643 est un quasar extrêmement lumineux à un redshift z = 0,297 (une distance de 3,42 milliards d'années-lumière). On estime que le candidat trou noir central a une masse de 2,6 milliards de M⊙ pour une galaxie hôte de  2 000 milliards M⊙. En 1996, il a été observé l'existence d'un coude à 90° dans le jet radio associé, qui a été attribué à un 'spin flip' du trou noir central lors d'une récente fusion. L'analyse spectro-polarimétrique a révélé en 2021 que la région à larges raies spectrales s'éloigne de l'observateur par rapport à la galaxie hôte. Il s'agit de la région qui est associée au gaz à grande vitesse de dispersion entourant directement le trou noir supermassif. De ce fait, E1821+643 est interprété comme sortant de la galaxie hôte à une vitesse de 2070 ± 50 km/s le long de la ligne de visée. Pour les chercheurs, si E1821 + 643 recule effectivement, alors la fusion qui a créé le coude dans le jet radio est presque certainement la même fusion qui a éjecté le trou noir du noyau galactique.
E1821+643 n'est pas encore universellement accepté comme un trou noir supermassif de recul, mais James Paynter et Eric Thrane (université de Melbourne et université de Monash) rappellent que cet objet a trois caractéristiques qui amènent à considérer l'hypothèse du trou noir de recul comme très probable : outre sa vitesse radiale très élevée et le coude à 90° dans le jet radio associé, E1821+643 montre également un décalage spatial par rapport au photocentre de la galaxie hôte.
Les chercheurs australiens font donc l'hypothèse qu'il s'agit bien du trou noir supermassif résultant d'une fusion de deux trous noirs supermassifs et ont cherché à savoir quelles devaient être les caractéristiques des progéniteurs. Une vitesse de plus de 2000 km/s est supérieure à la vitesse de libération de la galaxie hôte de ce trou noir supermassif. Rappelons que E1821+643 a une masse de 2,6 milliards de masses solaires et que sa rotation serait très rapide, avec une magnitude de rotation (nombre sans dimension compris entre 0 et 1) égale à 0,92 ± 0,04.
En utilisant des a priori motivés par des processus astrophysiques, les chercheurs déduisent que E1821+643 a probablement été formé à partir d'un système binaire de trous noirs ayant des masses de 1,9 milliards et 810 millions de masses solaires (vous noterez au passage qu'il manque 110 millions de masses solaires lorsqu'on fait la somme des deux, 110 millions de masses solaires qui se sont évaporées en ondes gravitationnelles lors du collapse..., un truc de dingue. Le modèle que Paynter et Thrane ont construit afin de reproduire les caractéristiques dynamiques de E1821+643 implique que les deux trous noirs supermassifs qui ont fusionné étaient susceptibles de tourner rapidement avec des magnitudes de rotation de 0,87 et 0,77.
Ils montrent également qu'une vitesse de recul aussi élevée est impossible si des axes de rotation des deux trous noirs étaient alignés sur l'axe du moment cinétique orbital. Cela suggère que le couple progéniteur a fusionné dans du gaz chaud, qui est censé fournir un environnement dans lequel l'alignement des axes de rotation se déroule très lentement par rapport à l'échelle de temps de la fusion. 
Actuellement, E1821+643 est encore situé non loin du centre de sa galaxie (à 1,5 kpc). La fusion qui a produit E1821+643 s'est donc probablement produite assez récemment : en supposant une vitesse constante, on arrive à une durée de 420 000 ans. Cette valeur est d'ailleurs cohérente avec l'analyse de Robinson et al. de 2010, qui estimaient que la fusion se serait produite il y a environ 100 000 ans, en se basant sur le pli à 90° du jet radio à 1 '' de la tête du jet.

Paynter et Thrane calculent que ce gros trou noir est susceptible de persister en tant que "noyau galactique" actif pendant encore 10 millions d'années, au cours desquels il traversera environ 25 kpc au milieu de sa galaxie, avant de la quitter dans les millions d'années suivantes. La quantité de gaz et d'étoiles restant liée à un trou noir à recul modérément rapide représente généralement environ quelques pourcents de la masse du trou noir (donc ici quelques dizaines de millions de masses solaires). A terme, l'amas d'étoiles que les trous noirs errants transportent avec eux vont évoluer en résidus stellaires - trous noirs stellaires, naines blanches et étoiles à neutrons - rendant ces objets difficiles à détecter. On s'attend à ce que les trous noirs de ce genre, d'un milliard de masse solaire à recul rapide, soient rares. Le taux de lentilles produites sur des sources de fond devrait donc être faible, en raison de leur rareté relative dans l'univers. Mais avant qu'elles ne meurent, les étoiles accompagnatrices du trou noir pourraient subir elles-mêmes des lentilles gravitationnelles par le trou noir, ce qui pourrait générer des signaux observables. 

Source

Meet the Parents: The Progenitor Binary for the Supermassive Black Hole Candidate in E1821+643
James Paynter and Eric Thrane
The Astrophysical Journal Letters, Volume 945, Number 1 (7 march 2023)


Illustration

Image d'artiste d'un trou noir errant (FECYT / IAC / NASA / STScI)

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