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06/02/24

Une solution pour l'émission Lyman α des galaxies précoces


À l'époque du début de la réionisation de l’Univers, les premières galaxies étaient enveloppées de gaz neutre, et l'une des raies d'émission les plus brillantes des galaxies, la raie de l’hydrogène Lyman α (Lyα), devait rester indétectable jusqu'à ce que l'Univers devienne ionisé. Mais cette émission qui est normalement absorbée par l’hydrogène neutre est tout de même étonnamment détectée dans des galaxies précoces. Une équipe d’astrophysiciens vient de comprendre par quel mécanisme cela est possible, grâce à des observations du télescope Webb. Ils publient leur étude dans Nature Astronomy.

De jeunes galaxies à forte formation d'étoiles ont été identifiées dans l'Univers très jeune. Ces galaxies devraient être d'excellentes sources d'émission Lyman α (Lyα ; longueur d'onde λ = 1215,67 Å), qui est la raie d'émission intrinsèquement la plus brillante et qui provient de la désexcitation de l'hydrogène qui a été excité par le rayonnement des jeunes populations stellaires. 

La série de raies de Lyman correspond aux énergies nécessaires pour exciter un électron dans l'hydrogène de son état d'énergie le plus bas à un état d'énergie plus élevé. La raie Lyman α correspond à la transition de n=1 à n=2 dans un atome d'hydrogène (du niveau d'énergie la plus basse au niveau d'énergie suivant. Les niveaux d'énergie quantiques dans l'hydrogène sont donnés par En = -13,6 eV/n² (il faut 13,6 eV pour ioniser un atome d'hydrogène qui est dans son état fondamental (n=1)), et la différence d'énergie entre le niveau le plus bas (n=1) et le niveau suivant (n=2) correspond à une différence d'énergie de 10,2 eV, et donc à photon d'une longueur d'onde de 1215,67 angströms. Le processus peut se produire dans les deux sens : émission d'un photon par désexcitation (passage de n=2 à n=1) ou absorption d'un photon par excitation (passage de n=1 à n=2). Lorsque l'atome d'hydrogène est ionisé en revanche, il n'y a plus d'électron et cette émission et cette absorption n'existent plus, mais elle peut réapparaître si l'hydrogène se recombine (si le proton attrape un nouvel électron).

La raie Lyman α est très utile en astrophysique car elle peut nous renseigner sur la présence d'hydrogène neutre entre une source lointaine et nous, en observant une baisse d'intensité à 1216 angströms dans la lumière transmise. La quantité de lumière absorbée (la "profondeur optique") est proportionnelle à la probabilité que l'hydrogène absorbe le photon (sa section efficace) multipliée par le nombre d'atomes d'hydrogène sur son trajet.

A l'époque de la réionisation de l'Univers, à l'apparition des premières galaxies, les galaxies étaient exceptionnellement riches en gaz, de sorte que leurs pouponnières stellaires y étaient enveloppées de grandes quantités d'hydrogène neutre, ce qui conduit à une absorption extrêmement forte de photons Lyα. Et comme le milieu intergalactique est de plus en plus neutre à mesure que l'on va vers un redshift plus élevé (quand on remonte le temps vers le Big Bang), ce gaz neutre devrait disperser l'émission de Lyα. En raison de l'atténuation locale par un milieu interstellaire riche en gaz neutre et de la diffusion par le milieu intergalactique neutre lui aussi, l'émission Lyα ne devrait être détectable que vers la toute fin de l'ère de la réionisation, environ un milliard d'années après le Big Bang (un redshift inférieur à 5). Mais, bien que la diminution de l'observabilité de l'émission Lyα avec l'augmentation du décalage vers le rouge ait été observée à plusieurs reprises, cette image a été remise en question par la détection occasionnelle et surprenante de l'émission Lyα dans plusieurs galaxies au plus profond de l'ère de réionisation (vers z=7 voire plus).

Pour tenter d’expliquer cela, il a été notamment suggéré que les photons de la raie Lyα pourraient s'échapper à travers le milieu intergalactique neutre si les galaxies résidaient dans des sortes de bulles ionisées suffisamment grandes, noyées dans le milieu intergalactique neutre, des bulles qui seraient entraînées soit par des noyaux actifs de galaxies, soit par un champ de rayonnement renforcé. Mais une solution à l'échappement de l'émission Lyα à travers le milieu interstellaire au sein des galaxies, et à travers le milieu circumgalactique de ce qui devrait être des galaxies très riches en gaz reste insaisissable. 

Avant l'avènement du télescope spatial Webb, la sensibilité et la résolution des instruments d'imagerie produisaient des études des émetteurs Lyα à un redshift élevé qui n'étaient pas résolues spatialement. Il n'était donc pas possible de sonder les processus physiques pouvant expliquer l'échappement de l'émission Lyα.

Fournir une explication à la détection surprenante de la raie Lyα dans les galaxies précoces est un défi majeur pour les études extragalactiques. Et les récentes observations du télescope spatial Webb ont relancé le débat sur la question de savoir si le fait de se trouver au sein d’une surdensité de galaxies était une condition nécessaire et suffisante pour que les photons Lyα puissent s'échapper.

Pour répondre à cette question cruciale, Callum Witten (University of Cambridge) et ses collaborateurs ont étudié un échantillon de neuf galaxies dont la détection de l'émission Lyα à un redshift supérieur à 7 a été confirmée par spectroscopie avec des images de la caméra proche infrarouge (NIRCam) du JWST (la raie UV à 1216 angström est redshiftée dans l'infra-rouge à environ 1 mm). Ces galaxies appartiennent aux champs GOODS-Nord, GOODS-Sud, EGS et COSMOS et ont été observées dans le cadre de cinq programmes différents : Public Release IMaging for Extragalactic Research (PRIMER), First Reionization Epoch Spectroscopic Complete Survey (FRESCO), Cosmic Evolution Early Release Science survey (CEERS), le JWST Advanced Deep Extragalactic Survey (JADES) et le programme 4426 du Director's Discretionary Time (DDT) (fournissant des observations NIRSpec de GN-z11). Six de ces neuf galaxies émettrices de Lyα sont connues pour se trouver à l'intérieur de la zone de surdensification, dont trois abritent probablement des trous noirs accrétants. De plus, il a été démontré que les autres galaxies sont incapables de souffler à elles seules une bulle ionisée suffisamment grande pour faciliter l'échappement de Lyα à travers le milieu intergalactique neutre. Il doit donc exister un autre mécanisme. 

Witten et ses collaborateurs montrent que toutes les galaxies de leur échantillon émettrices Lyα avec un décalage vers le rouge supérieur à 7 possèdent des galaxies compagnes proches, un signe de fusions galactiques fréquentes. Pour confirmer que la présence d'une compagne proche serait le principal facteur régissant la visibilité de la raie Lyα, les astrophysiciens déterminent la fraction de galaxies compagnes vues dans un échantillon de galaxies de masse équivalente à z > 7 avec des données spectroscopiques à haute résolution mais pour lesquelles la raie Lyα n'est pas détectée. Ils trouvent que 43% de ces galaxies ont des compagnes candidates à moins de 5″ de la galaxie centrale. A comparer avec une fraction de 100% pour les galaxies émettrices Lyα. Pour Witten et ses collaborateurs, la fraction plus faible de compagnes proches parmi les échantillons qui ne sont pas sélectionnés pour leur émission Lyα est une preuve que le taux de 100% de compagnes qu’ils trouvent dans leur échantillon de galaxies émettrices de Lyα est tout à fait atypique pour des galaxies de redshift supérieur à 7, et n’est donc pas un hasard…

Ensuite, pour renforcer les preuves observationnelles soutenant l'idée que les interactions continues entre galaxies conduiraient à une augmentation de la détectabilité de l'émission Lyα pendant l'époque de la réionisation, Witten et ses collègues ont exploré des fusions de galaxies comparables en utilisant le code de simulation Azahar. Azahar est une simulation cosmologique à haute résolution qui utilise un solveur magnétohydrodynamique ainsi qu'une rétroaction de rayons cosmiques. Plus important encore, Azahar dispose également d'un transfert radiatif capable de reproduire la réionisation de manière autoconsistante, tout en modélisant entièrement le milieu interstellaire des galaxies (avec une résolution spatiale maximale de 10 pc) et en résolvant la propagation et l'échappement des rayonnements ionisants à cette échelle.

Les astrophysiciens arrivent à montrer que les galaxies qui subissent des fusions fréquentes ont des histoires de formation d'étoiles très mouvementées, qui entraînent des épisodes de forte émission Lyα intrinsèque et facilitent l'échappement de photons Lyα le long de canaux creusés dans le gaz neutre.

Dans la simulation, l'évolution du taux de formation d’étoiles pour un groupe de trois galaxies en fusion montre des cycles répétés de sursauts, entraînés par de nombreuses fusions (fusions majeures et fusions mineures) et un plateau de formation d’étoiles élevé pendant l'épisode de fusion final à un redshift z ≈ 7. Cela se reflète dans l'évolution de l'émission Lyα intrinsèque de chaque galaxie ainsi que dans l'émission totale intégrée dans les trois galaxies simulées, où il y a une correspondance claire entre les pics de formation d’étoiles et les pics d’émission Lyα intrinsèque. Les simulations démontrent donc qu'un taux de formation d’étoiles élevé qui est déclenché par des fusions de galaxies riches en gaz entraîne une émission Lyα plus forte, ce qui augmente la probabilité de détection de ces systèmes.

En combinant la haute résolution et la haute sensibilité du télescope Webb avec des simulations de magnétohydrodynamique par transfert radiatif, Witten et al. démontrent ainsi que trois ingrédients sont essentiels pour rendre l'émission Lyα détectable dans les galaxies au plus profond de l'époque de la réionisation :

1) Des fusions galactiques entraînant une forte émission Lyα intrinsèque dans la galaxie hôte,

2) Une ligne de visée "favorable", c’est-à-dire dégagée de l'hydrogène neutre local dans la galaxie hôte, qui est favorisée par les interactions de marée avec les galaxies compagnes et par la rétroaction de la formation d'étoiles,

3) Une bulle ionisée suffisamment grande facilitant l'échappement de l'émission Lyα à travers le milieu intergalactique.

En résumé, selon Witten et ses collaborateurs, l'accumulation rapide de masse stellaire induite par des fusions galactiques donne une solution convaincante à l'énigme de la détection de la raie d'émission Lyα à l'époque du début de la réionisation.


Source

Deciphering Lyman-α emission deep into the epoch of reionization

Callum Witten et al.

Nature Astronomy (18 january 2024)

https://doi.org/10.1038/s41550-023-02179-3


Illustrations

1. Echantillon de galaxies émettrices Lyman-α étudiées (Witten et al.)

2. Comparaison entre les images de Webb et les simulations numériques (à droite) (Witten et al.)

3. Callum Witten 

 

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