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08/11/25

Eruption record dans un noyau galactique actif


Une équipe d'astrophysiciens vient de découvrir une éruption extrême du noyau galactique actif (AGN) J2245+3743. Sa luminosité a été multipliée par plus de 40 en 2018, puis la source a progressivement diminué depuis. L'énergie totale émise dans l'ultraviolet et le domaine visible à ce jour est de l'ordre de 1054 erg, soit la conversion complète d'environ 1 masse solaire en rayonnement électromagnétique, du jamais vu. Cette éruption est 30 fois plus puissante que la plus puissante éruption transitoire de noyau galactique actif (AGN) jamais enregistrée. L'étude est parue dans Nature Astronomy.

Les trous noirs supermassifs en accrétion dans les AGN sont reconnus comme des sources très variables, nécessitant un environnement extrêmement compact et dynamique. Leur variabilité est liée à de multiples phénomènes, notamment les variations des taux d'accrétion, les changements de température, la présence d'absorbeurs au premier plan et les modifications structurelles du disque d'accrétion. 
Très peu d'événements physiques dans l'Univers peuvent libérer une telle quantité d'énergie électromagnétique. Plusieurs mécanismes potentiels ont été testés par Matthew Graham (Caltech) et ses collaborateurs pour comprendre l'origine de cette éruption. Ils ont notamment évalué la destruction par effet de marée d'une étoile de masse élevée ( > 30 ​ M⊙), un 'effet de lentille gravitationnelle d'une éruption de noyau galactique actif, une supernova "ordinaire", ou encore à une supernova supermassive (supernova à instabilité de paires) dans le disque d'accrétion de l'AGN.

La découverte de phénomènes transitoires liés aux trous noirs supermassifs a été rendue possible par un certain nombre d'études temporelles de grande envergure réalisées au cours de la dernière décennie. Les taux d'occurrence sont faibles et les événements peuvent durer des mois, voire des années ; ils nécessitent donc une large couverture du ciel avec de longues lignes de base. Le Catalina Real-time Transient Survey (CRTS) et le Zwicky Transient Facility (ZTF) offrent ensemble une couverture de 20 ans sur plus de 70 % du ciel jusqu'à une profondeur de magnitude supérieure à 20 dans la bande visible Ces deux installations ont permis un certain nombre d'études systématiques de phénomènes AGN rares. 

J2245+3743 est un AGN situé à un redshift z=2,554 (2,6 milliards d'années après le Big Bang). Une augmentation de sa luminosité de près de quatre magnitudes (correspondant à une multiplication du flux par 40) a été détectée début 2018 par les télescopes de CRTS et de ZTF. La galaxie hôte associée est compatible avec un AGN d'après ses couleurs dans l'infrarouge moyen, bien qu'aucun spectre de la source avant l'éruption ne soit disponible. L'éruption s'est lentement atténuée au cours des six années suivantes (dans le référentiel de l'observateur), soit ∼650 jours dans le référentiel de repos, mais le flux reste encore aujourd'hui deux ordres de grandeur au-dessus du niveau pré-éruptif. Une séquence de spectres des six dernières années montre le développement progressif de raies d'émission élargies, par exemple Lyα, C IV , C III , Mg II , Hβ, O III , et Hα, ce qui est compatible avec un noyau galactique actif (AGN).  A partir des raies d'émission C IV , Mg II et Hα, Graham et ses collaborateurs fournissent une estimation de la masse du trou noir supermassif entre 108.2 et 108.8 masses solaires (donc entre 160 et 630 millions de masses solaires).

D'autres observations ont été effectuées à d'autres longueurs d'onde : le télescope infrarouge WISE a détecté l'éruption dans l'IR moyen sans décalage temporel statistiquement significatif par rapport à l'éruption dans le visible, mais en revanche, l'éruption n'a pas été détectée aux longueurs d'onde des rayons X et radio. Il n'y a pas non plus eu de détection d'émission de neutrinos associée, comme cela a été observé dans les destructions maréales d'étoiles très énergétiques avec émission infrarouge. 

La luminosité maximale de J2245+3743 lors de l'éruption était de  4×1046 erg s-1 , ce qui fait une puissance de 4×1039 Watts (ou si on préfère 10 000 milliards de fois la luminosité du soleil, qui a une luminosité de 4×1026 Watts). L'énergie électromagnétique totale libérée par J2245+3743 est de l'ordre de 1054 erg (équivalent isotrope), ce qui correspond à peu près à l'énergie de masse du Soleil. Cette énergie est environ 1000 fois plus élevée que ce que produit une supernova classique et 10 à 100 fois plus que ce que produit une supernova superlumineuse...
 
Selon Graham et ses  collaborateurs, si l'éruption de J2245+3743 est un phénomène de destruction maréale d'étoile (TDE) par le trou noir supermassif, elle pourrait donc impliquer une étoile d'une masse bien supérieure à 20M⊙, en supposant un taux d'efficacité de 10 % pour la conversion de la masse accrétée en énergie émise.

Bien qu'une supernova classique soit exclue du point de vue énergétique, il pourrait tout de même s'agir d'une supernova superluminueuse intégrée au disque d'accrétion du noyau galactique actif. Mais ce cas est très contraint, car la majeure partie de l'énergie devrait alors être fournie par l'énergie cinétique de la matière dense environnante. Car certes les étoiles entièrement enfouies dans des disques d'AGN peuvent évoluer très différemment des étoiles du champ et devenir rapidement supermassives. Et ces étoiles s'effondrent donc violemment, en fonction de la densité du gaz environnant. Les étoiles massives qui explosent dans les disques des noyaux actifs de galaxies verront alors leur luminosité augmenter à mesure que l'énergie cinétique de l'explosion est transformée en rayonnement par la matière environnante. Cependant, les étoiles suffisamment massives (M∗ de 140 à 260 M⊙) devraient subir une instabilité de paires dans leur noyau à la fin de leur vie (des photons gamma de haute énergie se matérialisent en électrons + positrons, ce qui diminue brutalement la pression radiative), ce qui initie une supernova par instabilité de paires. Les candidates potentielles de ce type de supernova incluent, par exemple, SN 2007bi et SN 2018ibb, dont chacune rayonnait une énergie totale de l'ordre de 1052 erg (seulement...).
Les courbes de lumière de ces supernovas candidates sont caractérisées par une montée et une descente lentes, durant plusieurs mois, soit plus longtemps que celles des supernovas à effondrement de coeur typiques. Et pour les étoiles les plus massives (M∗≳260 M⊙), celles-ci ne devraient pas subir d'instabilité de paires, mais devraient s'effondrer directement sur leur cœur pour former un trou noir sans explosion, libérant ainsi des quantités d'énergie électromagnétique relativement faibles. À moins que notre compréhension actuelle de l'explosion des étoiles très massives ne sous-estime considérablement l'énergie libérée, pour Graham et ses collaborateurs, il est très peu probable, pour ne pas dire impossible qu'une supernova génère l'énergie observée dans J2245+3743.

Si l'éruption est due à un effet de lentille gravitationnelle, l'énergie totale réelle impliquée serait bien sûr moindre ; autrement dit, le flux observé correspondrait au flux réel amplifié par la lentille par un facteur donné. Mais les chercheurs précisent que dans ce cas, l'événement resterait extrême pour les amplifications typiques des lentilles gravitationnelles. Et l'imagerie à haute résolution ne révèle aucune composante multiple et les simulations indiquent que la probabilité statistique d'un effet de lentille est très faible.

Pour Graham et son équipe, l'explication la plus probable est un événement de destruction d'une étoile massive par effet de marée (TDE, Tidal Disruption Event) à l'intérieur du disque du noyau galactique actif.

Presque tous les TDE détectés à ce jour se sont produits dans des galaxies quiescentes, c'est-à-dire non-AGN, à faible décalage vers le rouge (bien qu'il existe certainement un certain biais de sélection). Seuls cinq TDE ont été actuellement observés à un redshift supérieur à 1.
À z=2,554, J2245+3743 deviendrait donc à la fois l'événement TDE le plus énergétique observé et celui présentant le décalage vers le rouge le plus élevé (détecté au jour de la rédaction de l'article de Graham et al.). A l'issue du processus de review de Nature Astronomy, les auteurs ont ajouté une phrase précisant qu'entre temps (entre le 6 mars et le 3 octobre), un candidat TDE avait été détecté à un redshift z=5,02 grâce au télescope Webb (Karmen et al. ApJ 990 2025).

Cela suggère qu'il existe certainement une population de TDE moins énergétiques associées aux AGN à
z>1 ce qui pourrait permettre d'étudier les caractéristiques et l'évolution des environnements de trous noirs supermassifs à haut décalage vers le rouge.

Pour atteindre l'énergie totale libérée observée, la masse de l'étoile déchirée est estimée à plus de 30 M⊙. Ces étoiles proviennent vraisemblablement d'une population d'étoiles massives du disque d'accrétion du noyau galactique actif.
D'autres exemples d'événements de rupture par effet de marée (TDE) lumineux dans les AGN permettront d'étudier la fonction de masse stellaire, majoritairement composée d'étoiles massives, proposée pour les étoiles des disques d'AGN. Une imagerie à haute résolution angulaire contribuera également à confirmer cette explication dans de futurs cas.

Source

An extremely luminous flare recorded from a supermassive black hole
Matthew J. Graham, et al.
Nature Astronomy (4 november 2025)

Illustrations

1. Vue d'artiste de l'éruption géante de  J2245+3743 (AP)
2. Matthew Graham