C’est presque incroyable. A peine vous ai-je parlé il y a quelques jours de l’offensive des neutrinos stériles parue récemment (voir ici), des chercheurs voulant imposer cette solution pour expliquer l’anomalie du nombre d’amas de galaxies (et du coup le problème de la matière noire), et bien deux équipes différentes viennent de publier à une semaine d’intervalle des résultats presque identiques de très forts indices de détection indirecte de ces fameux neutrinos stériles !
Reprenons sans trop nous emporter… Les neutrinos stériles sont une voie tout à fait intéressante pour expliquer plusieurs choses. Comme ils sont massifs et n’interagissent que par gravitation, ce sont des candidats sérieux pour constituer la matière noire (en partie au moins). D’autre part, ils oscillent avec les saveurs des trois neutrinos actifs, ce qui permettrait d’avoir une très bonne explication aux anomalies observées en oscillométrie des neutrinos de réacteurs.
Analyse du signal d'Andromède montrant une raie à 3,52 keV (Boyarsky et al.) |
Comme je l’ai dit, leur caractère stérile fait qu’ils n’ont pas d’interaction avec les autres particules. Mais il se trouve qu’ils peuvent quand-même se désintégrer (ce que les trois neutrinos actifs ne font pas), et ils font ça tout seuls, au bout d’un certain temps. Et que produisent-ils lors de leur désintégration ? Et bien leur énergie de masse est convertie à part égale entre un neutrino « normal » (actif) et un photon.
Un photon… vous me voyez venir ? Puisque les neutrinos stériles ont une certaine masse bien définie (et qu’on aimerait bien connaitre), les photons qu’ils produisent ont tous la même énergie, qui est égale à la moitié de la masse du neutrino stérile.
Venons-en maintenant à ces deux résultats d’observations qui viennent d’être publiés sur arxiv le 10 février et le 17 février 2014. Les deux équipes d’astrophysiciens ont étudié chacune de leur côté des amas de galaxie (73 amas différents pour la première et plus spécifiquement l’amas de Persée et la galaxie d’Andromède pour la seconde).
Analyse du signal de l'amas de Persée montrant une raie à 3,56 keV (Bulbul et al.) |
C’est dans les amas qu’il est censé y avoir la plus forte densité de matière noire. Si cette matière noire est constituée de neutrinos stériles, ces derniers, pour certains d’entre eux au moins, doivent produire des photons ayant une énergie unique, égale à la moitié de la masse du neutrino, et qui doivent donc pouvoir être observés en provenance de ces amas de galaxies.
Esra Bulbul et ses collègues du Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics et du Goddard Space Flight Center de la NASA (la première équipe) détectent dans tous les amas étudiés (sauf celui de Virgo) une raie monochromatique inconnue dans le spectre, située à 3,56 keV. Alexey Boyarsky de l’Université de Leiden et ses collègues suisses et ukrainiens, la seconde équipe, détectent eux-aussi une faible raie dans l'amas de Persée et dans la galaxie d'Andromède, mais plutôt à 3,52 keV…
Nous sommes ici dans le domaine des rayons X. Bulbul et al. ont exploité les données des satellites XMM-Newton et Chandra et Boyarsky et al. uniquement XMM-Newton. Ces deux équipes de chercheurs ne recherchaient pas particulièrement des traces indirectes de matière noire, mais face à l’observation de cette raie monochromatique inconnue, ils ont cherché quelle pouvait bien être son origine, en considérant toutes les possibilités, et à bout de solutions possibles, il ne reste pour le moment que l’option de la désintégration d’un neutrino stérile de 7,1 keV… Les deux équipes arrivent à la même conclusion, indépendamment l'une de l'autre.
Qui plus est, l’équipe de Boyarsky a évalué comment évolue la raie mystérieuse en fonction de la distance du centre de la galaxie d’Andromède, ainsi que quand on regarde là où il n’y a pas d’amas visibles. Ils trouvent que l’intensité de la raie décroit quand on s’éloigne du centre galactique et n’existe pas quand on est hors champ, ce qui va tout à fait dans le sens de la répartition de la matière noire.
L’équipe de Bulbul, elle, a sommé les spectres X de 73 amas différents, puis, pour être sûre que la raie inconnue ne provenait pas d’un seul amas particulier, a divisé son échantillon en trois sous-échantillons, et observe toujours la même raie dans les trois nouveaux échantillons. Elle apparaît donc systématique...
Signal simulé montrant les performances attendues de Astro-H sur l'amas de Persée dans la région spectrale d'intérêt. |
Malgré la coïncidence troublante de ces deux publications, et leurs conclusions similaires, il faut cependant peut-être tempérer un peu cette nouvelle potentiellement très importante. Même s’il s’avère statistiquement très significatif, le signal observé est une raie très faible qui est située entre plusieurs raies d’émission, qui pourraient peut-être jouer des tours, ou bien elle pourrait provenir pourquoi pas d’un élément ou d’un processus non encore prédit par les modèles galactiques.
Le juge devrait maintenant être constitué de nouvelles mesures sur notre propre galaxie. On attend beaucoup notamment du futur télescope à rayons X japonais Astro-H qui devrait permettre de résoudre un tel signal en provenance du halo de la Voie Lactée à partir de 2015...
La matière noire est décidément un sujet en ébullition.
Références :
DETECTION OF AN UNIDENTIFIED EMISSION LINE IN THE STACKED X-RAY SPECTRUM OF GALAXY CLUSTERS
Esra Bulbul et al.
arXiv:1402.2301v1 (10 février 2014) , soumis à Astrophysical Journal
An unidentified line in X-ray spectra of the Andromeda galaxy and Perseus galaxy cluster
A. Boyarsky et al.
arXiv:1402.4119v1 (17 février 2014)