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samedi 5 mars 2022

Première détection de la direction des neutrinos solaires de basse énergie


L'expérience Borexino vient de démontrer la faisabilité d'une mesure directionnelle des neutrinos solaires de faible énergie, une mesure qui était auparavant très difficile à réaliser. Les chercheurs de la collaboration internationale publient leur étude dans Physical Review Letters.

Les physiciens des astroparticules surveillent les neutrinos solaires, qui sont produits par les différentes réactions nucléaires dans le Soleil, pour mieux comprendre les processus qui se déroulent au cœur de notre étoile. Pour détecter les neutrinos solaires, on utilise généralement deux types de détecteurs, le premier type est le détecteur Cherenkov à eau qui produit une lumière caractéristique directionnelle lors de l'interaction des neutrinos sur les électrons (un cône de lumière), qui offre ainsi une sensibilité à leur direction d'incidence, et permet de dire d'où viennent les neutrinos, mais ces détecteurs Cherenkov à eau sont très peu sensibles aux neutrinos de moins de 1 MeV pour lesquels le rendement lumineux est très faible. 
Dans ces détecteurs Cherenkov, seules les particules chargées dont la vitesse est supérieure à la vitesse de la lumière dans le milieu peuvent être détectées. Cette vitesse est déterminée par l'indice de réfraction n du milieu. Pour l'eau avec n ≈ 1,33, ce qui se traduit par un seuil d'énergie cinétique d'environ 0,25 MeV pour les électrons. En pratique , le seuil effectif de basse énergie est un peu plus élevé en raison de la présence du bruit de fond radioactif et du bruit de noir des photomultiplicateurs utilisés pour la détection de la lumière Cherenkov, elle est généralement de l'ordre de 3,5 MeV. 
L'autre type de détecteur est à base de scintillateur liquide, au lieu d'eau, ce qui offre une bien  meilleure sensibilité énergétique, et donc peut enregistrer les neutrinos de faible énergie comme ceux provenant du Soleil mais il ne fournit pas d'information sur la direction du neutrino incident. Les grands détecteurs à scintillateur liquide ont un rendement lumineux élevé et donc une résolution en énergie plus élevée et un seuil d'énergie plus bas, à condition qu'ils aient un niveau suffisamment bas de contamination radioactive résiduelle. Ici, les reculs d'électrons induits par la diffusion des neutrinos solaires excitent les molécules du scintillateur liquide, qui produisent alors une lumière de scintillation isotrope qui est ensuite lue par des photomultiplicateurs comme dans le cas des détecteurs Cherenkov.
A la base, Borexino est un détecteur de ce type, constitué d'une cuve sphérique de 11 m de diamètre remplie de scintillateur organique liquide, et bardée de 2212 photomultiplicateurs qui détectent la lumière de scintillation, le tout avec la radiopureté la plus extrême. Pour éviter un bruit de fond trop important qui empêcherait de voir le signal des neutrinos, les matériaux qui constituent le détecteur doivent en effet avoir une radioactivité aussi basse que 1 nanoBq/kg ! (par comparaison, l'eau que nous buvons tous les jours contient environ 10 Bq/kg de radioactivité naturelle et les roches entre 100 et 1000 Bq/kg  (issue d'isotopes descendants de l'uranium et du thorium ainsi que du potassium 40). Et c'est aussi la raison pour laquelle le détecteur Borexino est installé dans le Laboratoire Souterrain du Gran Sasso, en Italie, sous une montagne qui fait l'équivalent de 3800 m d'eau ce qui fournit une atténuation du rayonnement cosmique d'un facteur 1 million. Mais malgré ça, il y a encore 4000 muons qui peuvent traverser le détecteur par jour, et les roches du laboratoire souterrain sont toujours radioactives. La cuve de scintillateur est donc entourée d'une autre cuve sphérique remplie d'eau ultra-pure elle aussi, qui sert à la fois de blindage contre les neutrons et les photons gamma ambiants mais aussi de détecteur Cherenkov pour détecter les muons résiduels encore trop nombreux, de manière à pouvoir rejeter les événements qui seraient observés en coïncidence dans le scintillateur liquide avec un muon.
Le détecteur Borexino atteint ainsi un seuil effectif de basse énergie pour les neutrinos de seulement 0,19 MeV. Mais le principal inconvénient des détecteurs à scintillateur liquide, c'est que les photons Cherenkov qui sont tout de même produits dans le liquide en plus des photons de scintillation, sont largement sous-dominants (ils ne représentent que moins de 1% de la lumière produite), ce qui fait qu'une reconstruction de la direction événement par événement n'avait jamais encore été possible dans ce type de détecteur.
Mais c'est désormais chose faite avec le détecteur Borexino. Les chercheurs de la vaste collaboration montrent que leur détecteur à scintillateur liquide peut voir la direction des neutrinos incidents même si ils ont une basse énergie. L'équipe a mis au point pour cela une méthode d'analyse des données qui permet d'isoler les événements Cherenkov qui ont lieu dans le scintillateur liquide, et qui permet donc d'identifier la dépendance directionnelle du signal des neutrinos de très faible énergie (moins de 1 MeV). La méthode consiste à corréler les photons individuels issus des événements Cherenkov à la position connue du Soleil. Cette nouvelle technique d'analyse du signal est appelée "directionnalité corrélée et intégrée" (CID). Plus précisément, les chercheurs établissent une corrélation entre le photomultiplicateur (PMT) touché par un photon lors d'un événement et la position bien connue du Soleil, puis ils l'intègrent pour un grand nombre d'événements. Il en résulte une distribution angulaire entre les PMTs touchés et la direction du Soleil. En raison de la cinématique de l'événement, la distribution angulaire des électrons de recul est centrée autour de la direction des neutrinos solaires incidents. La lumière Cherenkov est produite presque instantanément et porte l'information directionnelle de l'électron de recul, et donc approximativement celle du neutrino solaire. La lumière de scintillation (dominante) est quant à elle émise de manière isotrope et n'a donc aucune corrélation avec la position du Soleil.
L'angle α est défini pour chaque impact de PMT comme l'angle entre la direction connue du Soleil à cet instant et la direction du photon détecté par le PMT. Étant donnés l'énergie sélectionnée et l'indice de réfraction du scintillateur liquide, la distribution CID des neutrinos solaires doit avoir une signature Cherenkov qui forme un pic à cos α ∼ 0,7. Puisque la lumière de scintillation produite par les neutrinos ainsi que celle issue du fond radioactif résiduel à l'intérieur de Borexino n'a aucune corrélation avec la position du Soleil, elle produit au contraire une distribution CID plate du cos α. Ces distributions CID des neutrinos solaires et des événements de bruit de fond peuvent ainsi être démêlées.
La méthode CID est très efficace et peu sensible aux différents types de neutrinos solaires. Elle permet de détecter des neutrinos issus des différents processus solaires : 7Be, pep, et CNO dans une plage d'énergie choisie. Les physiciens de Borexino l'ont appliquée pour la tester dans une fenêtre d'énergie comprise entre 0,54 et 0,74 MeV, sélectionnée en utilisant la lumière de scintillation dominante (les photons Cherenkov représentent seulement 0,4% des photons de scintillation sur cette plage). Et ça marche! Ils ont ainsi mesuré 10887 ± 947 neutrinos solaires sur un total de 19904 événements enregistrés. Ils ont donc pu éliminer ainsi une grande partie de bruit de fond ne correspondant pas au signal recherché. Cela correspond à un taux d'interaction de neutrinos provenant du 7Be (une réaction de capture électronique, dans laquelle le 7Be se transforme en 7Li) qui est de 51,6 (+13,9/-12,5) par jour pour 100 tonnes de détecteur. Ce taux est en accord avec les prédictions du modèle solaire standard et avec les résultats spectroscopiques précédents.


Pour la première fois, les chercheurs de Borexino démontrent la possibilité d'utiliser l'information directionnelle Cherenkov pour les neutrinos solaires d'énergie inférieure à 1 MeV, dans un détecteur à scintillateur liquide à grande échelle et à haut rendement lumineux. Cette mesure fournit une preuve expérimentale de principe pour la reconstruction d'événements en utilisant simultanément les signatures Cherenkov et de scintillation.
La collaboration Borexino prévoit d'utiliser maintenant sa méthode pour étudier plus en détail les neutrinos solaires de basse énergie. Elle espère en apprendre davantage sur la nature fondamentale des neutrinos grâce à cette nouvelle fonctionnalité de leur détecteur, et les physiciens annoncent que cette technique robuste est facilement applicable à d'autres détecteurs de neutrinos à scintillateur liquide tels que KamLAND, JUNO et SNO+ qui sont tous fondés sur une architecture similaire.

Source

First Directional Measurement of Sub-MeV Solar Neutrinos with Borexino
Borexino Collaboration
Physical Review Letters 128 (3 March 2022)


Illustrations

1.Vue de la partie interne de la cuve principale (Collaboration Borexino)
2. Schéma du principe de la méthode CID (Collaboration Borexino)
3. Distribution angulaire (en fonction de cos(alpha)) des événements détectés (Collaboration Borexino)



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