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08/05/22

Découverte d'une binaire "veuve noire" singulière


Ce qu'on appelle une "veuve noire" (black widow), c'est un système binaire composé d'une grosse étoile à neutrons et d'une toute petite étoile qui se fait dévorer et détruire à petits feux par l'étoile à neutrons. On en connaît aujourd'hui une dizaine depuis la découverte en 1988 du premier specimen. Aujourd'hui, une nouvelle veuve noire vient d'être trouvée, avec un record de période de rotation de seulement 62 minutes. Et ce couple infernal est orbité par une troisième étoile qui assite de loin au spectacle. L'étude est publiée dans Nature.

La première veuve noire qui avait été caractérisée il y a plus de 30 ans, animée par le pulsar éclipsant PSR J1959+2048, a une une période orbitale de huit heures. Cette nouvelle veuve noire est nommée ZTF J1406+1222, elle se trouve à 3720 années-lumière. Kevin Burdge (MIT) et ses collaborateurs l'ont débusquée avec le Zwicky Transient Facility parmi 20 millions de cibles en observant une variation de luminosité périodique très importante, plus d'un facteur 10, qui se renouvelle très précisément toutes les 62 minutes. 
ZTF J1406+1222 repousse les limites des modèles évolutionnaires des couples étoile à neutrons/étoile de faible masse, en tombant en dessous de la période orbitale minimale de 80 minutes qui devrait exister dans les systèmes riches en hydrogène comme celui ci. Le système est singulier aussi du fait que la compagne du couple (la troisième composante) est une rare étoile sous-naine froide de faible métallicité, et aussi qu'il a une orbite dans le halo galactique qui est compatible avec un passage très près du centre galactique, ce qui en fait une sonde fort intéressante des canaux de formation de ce type de système qui forme ces veuves noires.
Burdge et son équipe expliquent que compte tenu de la grande amplitude de la variation de luminosité qui est observée, la solution la plus plausible pour son origine est l'irradiation de la petite étoile par l'étoile à neutrons (invisible) dans un système binaire à période orbitale de 62 minutes : la modulation du flux reflète le contraste entre les côtés " jour " et " nuit " de l'objet irradié. Il faut dire que la plupart des binaires veuves noires connues avec des contreparties optiques identifiées présentent ce même type de forte variabilité optique. Les modèles de courbe de lumière que les chercheurs utilisent excluent la possibilité d'un irradiateur thermique de type naine blanche, car une naine blanche chaude éclipserait elle-même l'étoile compagne, diluant l'amplitude globale et donnant une courbe de lumière très semblable à celle de la binaire à double naine blanche ZTF J1539+502715.
Sur la base de la température observée de la face chauffée de l'étoile irradiée, les chercheurs contraignent la luminosité de chauffage dans la gamme  comprise entre 1,16 et 1,37 × 1034 erg s-1, une valeur typique des binaires de type "araignée", dont les veuves noires sont une sous-classe. Et la modulation observée atteint un pic plus tôt pour les plus grandes longueurs d'onde, ce qui suggère une distribution asymétrique de la température à la surface de l'étoile irradiée. De tels décalages de phase dépendant de la couleur dans les maxima de flux ne sont pas observés dans les binaires irradiées contenant des naines blanches, mais ont été observés dans des binaires araignées, telles que PSR J1959+2048 et PSR J2215+513517, bien que l'effet soit beaucoup plus prononcé ici dans ZTF J1406+1222. Il n'y a visiblement pas de naine blanche dans ce couple, mais plus probablement une étoile à neutrons qui forme une veuve noire, selon Burdge et ses collaborateurs, et cette conclusion est renforcée par l'observation avec le télescope Keck de raies d'absorption de l'hydrogène, juste au moment où l'objet atteint sa luminosité maximale, et seulement pendant environ 20% de l'orbite. L'apparition de ces raies d'absorption de l'hydrogène provient selon les astrophysiciens de la face diurne irradiée de l'étoile : le rayonnement à haute énergie de l'étoile à neutrons qui chauffe la petite étoile compagne pénètre assez profondément dans sa photosphère pour produire des raies d'absorption lorsque l'énergie "remonte" vers la surface. S'il s'agissait d'une naine blanche et non d'une étoile à neutrons, celle-ci irradierait l'étoile principalement dans l'ultraviolet, qui serait absorbé près de la surface de la photosphère de l'étoile compagne, ce qui donnerait in fine un spectre dominé par des raies d'émission et pas par des raies d'absorption. Les raies d'absorption optiquement épaisses qui dominent le spectre au pic de flux sont donc une signature claire d'une irradiation à haute énergie qui est elle-même une signature typique des binaires araignées.

L'analyse cinématique de ZTF J1406+1222 que font Burdge et ses collaborateurs révèle que le système est compatible avec un objet du halo de notre galaxie, aujourd'hui situé à 1140 pc. Pour eux, son grand mouvement propre de 74,486 ± 1,769 mas/an reflète probablement cette nature, plutôt qu'une impulsion natale de l'étoile à neutrons. Le système aurait dans ce cas plusieurs milliards d'années, et l'étoile à neutrons se serait donc formée il y a très longtemps (car son étoile progénitrice massive aurait explosé sur une échelle de temps de quelques dizaines de millions d'années). Une impulsion natale est d'autant moins probable dans sa situation actuelle, que l'étoile à neutrons se serait alors facilement déliée de la troisième étoile du système qui a une vitesse orbitale estimée à seulement 1,5 km/s pour une distance de 600 unités astronomiques de la veuve noire et une période orbitale de 12000 ans. 

Le mécanisme de formation de ZTF J1406+1222 n'est pas encore clair. Selon Burdge et son équipe, une origine plausible serait une éjection de ZTF J1406+1222 d'un amas globulaire à partir d'une interaction dynamique entre deux binaires, un scénario de formation similaire à celui proposé pour PSR J1024-0719. Sinon, si le système a pris naissance dans le champ galactique, l'étoile à neutrons aurait dû se former à partir d'un mécanisme à faible kick (faible impulsion) tel qu'un effondrement induit par accrétion. Bien que les incertitudes sur l'astrométrie et sur l'âge du système soient trop grandes pour pouvoir relier avec confiance ZTF J1406+1222 à un amas globulaire spécifique, les chercheurs peuvent tout de même déterminer qu'il suit une orbite dans le halo galactique qui plonge vers le centre de la Galaxie. Ils montrent même que la trajectoire passe à moins de 50 pc du Centre Galactique! Or, on pense que les amas globulaires qui interagissent avec le Centre Galactique peuvent être fortement perturbés, et que, notamment, l'excès de rayons γ près du Centre Galactique proviendrait de nombreux pulsars millisecondes éjectés de ces amas perturbés. La densité moyenne d'un amas globulaire est de l'ordre de 1000 à 100000 M⊙ pc-3, ce qui est bien plus faible que la densité moyenne de la matière au sein du système triple ZTF J1406+1222 (qui vaut 100 millions M⊙ pc-3). Une interaction avec le centre de la Galaxie qui perturberait l'amas globulaire ne délierait probablement pas ZTF J1406+1222, ce qui lui permettrait d'être éjecté tel quel dans son état actuel.

La nature triple et la courte période orbitale de ZTF J1406+1222 le distinguent de toutes les binaires araignées connues, remettant en question les modèles de formation de ces systèmes. Unique parmi les binaires araignées, ZTF J1406+1222 a été identifiée en utilisant uniquement des photons optiques produits par l'étoile compagne fortement irradiée, ce qui élimine potentiellement les forts effets de sélection des études précédentes, qui les identifiaient principalement sur la base de leur émission d'ondes radio, X ou γ. Les systèmes binaires incluant une étoile à neutrons restent aujourd'hui un champ de recherche très riche et qui ne demande qu'à se développer.

Source

A 62-minute orbital period black widow binary in a wide hierarchical triple
Kevin Burdge et al.
Nature volume 605 (4 may 2022) 

Illustration

Vue d'artiste d'un couple veuve noire (Science Photo Library / Mark Garlick)

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