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dimanche 4 juin 2023

L'espace-temps rayonne à proximité des trous noirs et des étoiles à neutrons


Un trio de chercheurs néerlandais et allemands démontre que l'espace-temps se met à rayonner lorsqu'il est fortement courbé, comme à proximité des trous noirs et des étoiles à neutrons. Ce processus de création de paires de particules réelles à partir de particules virtuelles issues du vide à pour effet de dégonfler les trous noirs, à l'instar du rayonnement de Hawking. Ils publient leur étude dans Physical Review Letters. 

Selon la mécanique quantique, un état du vide est peuplé de paires de particules virtuelles subissant des processus de création et d'annihilation spontanés et incessants. Ces fluctuations quantiques, comme on les appelle, peuvent se transformer en paires de particules réelles en présence d'un champ de fond. L'exemple le plus connu est l'effet Schwinger (démontré en 1951 par Julian Schwinger), qui prédit la création de paires de particules chargées en présence d'un champ électrique. Selon l'interprétation standard, les particules chargées d'une paire virtuelle créée spontanément sont accélérées dans des directions opposées par le champ externe. Si les particules se séparent suffisamment loin dans le temps qui leur est imparti par le principe d'incertitude d'Heisenberg, c'est-à-dire si les particules virtuelles acquièrent suffisamment d'énergie sur la distance d'une longueur d'onde Compton pour obéir à la relation énergie-impulsion relativiste, elles deviennent réelles. Le seuil d'intensité du champ électrique permettant de créer des paires électron-positron par l'effet Schwinger est de 1018 V/m, un tel champ électrique est actuellement hors de portée expérimentale pour les configurations statiques. 
Mais la production de paires par des champs électriques intenses pourrait devenir accessible dans des faisceaux laser de haute intensité, dans le champ électromagnétique amplifié dans les collisions d'ions lourds, ou dans des atomes exotiques où le nuage électronique est occupé par une particule plus massive, comme un muon. Par ailleurs, en physique de la matière condensée, un effet analogue à l'effet Schwinger a été découvert dans le graphène en 2022.
La production de particules se produit également à la frontière de l'horizon des trous noirs comme la montré Stephen Hawking en 1974. Dans ce cas, la paire de particules virtuelles se trouve séparée par la frontière de l'horizon : l'une des deux particules tombe dans le trou et l'autre s'échappe, produisant une particule réelle "sortant" du trou noir et menant à son évaporation à terme. Le traitement mathématique de l'effet Hawking est basé sur la probabilité d'effet tunnel des modes d'énergie positive vers l'extérieur ou des modes d'énergie négative vers l'intérieur à travers l'horizon des événements. L'effet Schwinger et l'effet Hawking ont des points communs (la séparation de paires de particules virtuelles, qui deviennent alors réelles) mais sont différents dans leur approche, l'effet Hawking nécessitant l'existence spécifique d'un horizon des événements séparant l'espace-temps en deux. 
Michael Wondrak, Walter van Suijlekom et Heino Falcke (université de Radboud) ont eu l'idée de mélanger en quelque sorte l'effet Schwinger et l'effet Hawking. Ils se sont demandé se qui se passerait pour une paire de particules virtuelles lorsqu'elles apparaissent à proximité de l'horizon des événements, mais pas juste à la frontière de l'horizon comme dans le cas de Hawking. Et ils ont fait l'analogie avec l'effet Schwinger en remplaçant  le champ électrique par le champ gravitationnel, ou plutôt par l'effet de la courbure de l'espace-temps à proximité du trou noir. Ils ont donc considéré les particules les plus simples qui sont affectées par la courbure de l'espace-temps : des photons. 
Le jeune Wondrak (actuellement en post-doc) et ses collaborateurs trouvent un effet étonnant qui n'avait jamais été vu auparavant : une courbure forte de l'espace-temps a pour effet de séparer les paires de particules virtuelles comme dans l'effet Schwinger, les empêchant ensuite de se retrouver pour s'annihiler. Elles deviennent alors des particules réelles crées à partir du vide.  Leur création produit donc une perte d'énergie du vide qui se traduit par une réduction de la courbure de l'espace-temps à proximité du trou noir : le trou noir se dégonfle, pour ne pas dire qu'il rayonne en perdant de la masse. Ce nouvel effet s'ajoute donc au rayonnement de Hawking pour accentuer l'évaporation des trous noirs (mais qui reste d'autant plus lente que le trou noir est gros, et elle est très très très très très très lente). L'effet Wondrak-Suijlekom-Falcke comme on peut l'appeler nécessite en effet une très grande courbure de l'espace-temps pour être efficace, or ce sont les objets les plus compacts qui produisent les courbures les plus fortes : un trou noir de masse stellaire produit une courbure beaucoup plus forte qu'un trou noir supermassif. Fait très intéressant : les trous noirs ne sont donc pas les seuls objets pouvant faire rayonner l'espace-temps autour d'eux : les étoiles à neutrons sont aussi suffisamment denses et compactes pour induire une courbure spatio-temporelle suffisante pour générer ce rayonnement, leur courbure est même plus prononcée que celle produite par un trou noir supermassif.
Wondrak, van Suijlekom et Falcke ont fait le calcul de la quantité de photons qui est produite en fonction de la distance d'un trou noir de Schwarzschild (la configuration la plus simple, trou noir sans rotation). Il s'agit des photons qui sont créés puis séparés par la courbure et qui parviennent finalement à s'échapper, car une bonne partie d'entre eux tombera à terme dans le trou noir. Ils trouvent une distribution qui est non nulle dans tout l'extérieur du trou noir, avec une chute abrupte de l'intensité des particules vers le rayon de Schwarzschild (2 GM/c²) et une diminution en loi de puissance à grande distance. Le taux de production la plus élevée pour les particules s'échappant du trou noir se situe autour de 2,32 GM/c² tandis que le plus grand nombre de particules par enveloppe sphérique est produit à environ 2,47 GM/c², ce qui correspond à peu près à la moitié de la distance entre l'horizon des événements et l'orbite circulaire des photons à 3 GM/c². Pour les paires qui sont produites dans un rayon inférieur à 3 GM/c², l'un des deux photons tombera forcément dans le trou noir, l'autre pouvant s'échapper, mais ceux qui sont produits au delà pourront s'échapper éventuellement tous les deux à l'infini et être vus comme un rayonnement du trou noir (ou de son voisinage très proche).

Wondrak et ses collègues calculent ensuite le nombre de ces photons observables à l'infini (qui ne sont pas piégés par le trou noir) : ils arrivent à l'expression dN/dt = 2059c²/170100π²GM. Puis ils comparent ce nombre de particules et le nombre de particules de l'effet Hawking, et étonnamment, ils trouvent que l'effet produit un flux de particules 1,9 fois plus grand que celui de l'évaporation de Hawking (et avec une température équivalente qui est supérieure d'un facteur 1,91/4). Les chercheurs calculent que la température de ce rayonnement, à une distance de 2,5 GM/c² pour un trou noir de 1 masse solaire vaudrait 164 nK. 
Il existe une différence importante entre le rayonnement de Hawking et cet effet de production de paires par effet gravitationnel : dans l'effet Hawking, à chaque création de paires, une des deux particules tombe forcément de l'autre côté de l'horizon et disparaît dans le trou noir. Ici, dans l'effet Wondrak-van Suijlekom-Falcke, certaines paires de photons séparées peuvent survivre et les deux photons peuvent s'éloigner en dehors de l'influence du trou noir si ils sont tous les deux dans le cône d'échappement. 
Le fait que l'effet de production de particules que présentent Wondrak et ses collaborateurs prédise à un facteur ∼2 près les mêmes flux, la même température effective, et les mêmes facteurs d'échelles avec la masse du trou noir que dans le cas de l'effet Hawking n'est pas anodin. Et les chercheurs notent ce fait avec un certain émoi. Pour eux, il n'est pas évident de savoir s'il s'agit d'un effet supplémentaire qui vient s'ajouter au rayonnement de Hawking ou bien si s'agirait en quelque sorte d'une généralisation.
Dans le rayonnement de Hawking, la présence d'un horizon des événements ou d'une dépendance temporelle est considérée comme vitale. La description classique du rayonnement de Hawking suggère que la majeure partie de la production de particules se produit à une distance infinitésimale de l'horizon des événements. Pour le mécanisme de Wondrak et al., la production s'étale depuis l'horizon, jusqu'à plus de 3 rayons de Schwarzschild (6GM/c²) et le profil de production radial pour les trous noirs est calculé. Son pic est déterminé par la balance entre le taux de création locale de paires et la probabilité de d'évasion. Et les physiciens montrent que l'expression locale de la partie imaginaire de l'action effective indique en fait que cette production de particules est indépendante du choix de l'état du vide du champ quantique. 
On s'attend à ce que le mécanisme de production de particules rétroagisse sur l'espace-temps. S'il y a rayonnement sans réservoir d'énergie externe, cela signifie que l'espace-temps est non stationnaire, ce qui impliquerait que le trou noir s'évapore effectivement (la courbure s'amoindrit, correspondant à une réduction de masse du trou noir). Les chercheurs notent qu'en principe, le processus de production de paires par l'effet de la courbure de l'espace-temps devrait également se poursuivre à l'intérieur de l'horizon des événements, mais elles ne seraient évidemment pas observable à l'extérieur, et le processus divergerait à r = 0 et Wondrak et ses collègues remarquent un point intéressant : la contre-réaction associée à cette création de particules divergente pourrait potentiellement dompter la singularité de courbure au centre...
Dans leurs remerciement en fin d'article, Wondrak, van Suijlekom et Falcke écrivent que l'idée d'extrapoler le mécanisme de Schwinger à la courbure de l'espace-temps leur est venue de discussions dans la cave à bières de la Société Allemande de Physique en juillet 2017. La mousse peu être féconde... 

Source

Gravitational Pair Production and Black Hole Evaporation
Michael Wondrak, Walter van Suijlekom, Heino Falcke
Physical Review Letters 130 (2 june 2023) 


Illustration

1. Schéma du devenir des paires de photons crées par la forte courbure de l'espace-temps autour d'un trou noir de Schwarzschild (Michael Wondrak, Walter van Suijlekom, Heino Falcke)
2. Michael Wondrak (Helmholtz Forschungsakademie Hessen für FAIR) 

4 commentaires:

  1. Bonjour, si j'ai saisi, il s'agit d'une conséquence de l'effet Lense-thirring, mais donc, serait-il également, mais dans une très moindre mesure, effectif autour des naines blanches par exemple ?

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    1. Non, l'effet Lense Thiring est du à la rotation du trou noir. Ici c'est juste la courbure qui est en jeu.

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  2. Bonjour Eric,

    L'article est passionnant dans la mesure ou, si sa validité est confirmée, il pourrait représenter une brique dans la construction d'une théorie de gravité quantique.

    Sur le plan théorique, "l'effet WSF" affecterait la singularité des trous noirs et pourrait résoudre le problème de l'information

    Sur le plan pratique, le quasi triplement de l'évaporation des corps compacts amènerait à revoir certains calculs : outre ceux du devenir à très long terme de l'univers, il y a ceux de la durée de vie des petits TN primordiaux (s'ils existent) et de la masse de ceux actuellement en fin d'évaporation ; est concernée l'hypothèse des TN primordiaux comme matière noire.

    Question : si j'ai bien compris, les auteurs ne considèrent que les particules de masse nulle (en pratique, les photons), contrairement à l'effet Hawking ; cela veut-il dire que leur mécanisme ne concerne pas les particules massives, ou bien que leur calcul d'évaporation est à compléter ?

    Quant aux bulles, les auteurs précisent que c'est autour d'un verre d'eau (gazeuse ?) qu'ils ont eu l'idée :-)

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    1. Ils ont commencé par le plus simple en fait. Ils précisent d'ailleurs que dans l'évaporation Hawking, c'est vraiment vers la toute fin qu'on a des paires massives, pendant un bon moment on a surtout des photons.
      Tu connais beaucoup d'allemands qui boivent de l'eau dans une Bierkeller ? 😃

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Merci !