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vendredi 14 octobre 2022

La précession relativiste observée dans un couple de trous noirs juste avant leur fusion


GW200129 est un train d'ondes gravitationnelles qui a été détecté le 29 janvier 2020 et qui a été produit par la fusion de deux trous noirs de 39 et 22 masses solaires. Mais l'un des deux trous noirs était atypique, avec une rotation extrême sur lui même et un axe de rotation très désaligné, ce qui a généré un phénomène de précession relativiste très intense. Un phénomène qu'ont pu observer une équipe de chercheurs pour la première fois. Ils publient leur étude dans Nature.

GW200129 a été détecté avec un rapport signal/bruit de 26,5 par le réseau LIGO-Virgo à trois détecteurs. Cela en fait le signal de trou noir binaire le plus fort observé à ce jour, légèrement plus fort que la toute première détection, GW150914, initialement détectée avec un rapport signal/bruit de 24. Nous avions parlé de cette fusion de trous noirs en juin 2022 (ép. 1347), dans une étude au sujet de la vitesse d'impulsion du trou noir résultant. Mark Hannam (université de Cardiff) et ses collaborateurs ont aujourd'hui réussi à identifier un mouvement particulier dans les orbites de deux trous noirs juste avant leur fusion, en analysant de manière très détaillée le signal des ondes gravitationnelles détectées par LIGO et Virgo. 
La principale caractéristique de GW200129 sur laquelle se sont concentrés les chercheurs dans leur analyse est la mesure de la précession orbitale et de la précession du spin des trous noirs en champ fort relativiste. La précession relativiste avait déjà été mesurée dans un pulsar binaire (le fameux double pulsar PSR B1913+16), à partir de la précession du spin d'un des pulsars, ou de la précession du plan orbital du système binaire (dans le cas d'un couple pulsar-naine blanche).
Lorsqu'un petit corps orbite autour d'un corps beaucoup plus massif, la précession de l'axe de rotation du petit corps due à la présence du corps plus grand est connue sous le nom de précession de de Sitter, tandis que la précession de l'orbite du petit corps due à la rotation du corps plus massif est ce qu'on appelle la précession de Lense-Thiring. Dans le cas général, où les deux corps peuvent être de masse comparable, on peut considérer que les deux effets s'opposent l'un à l'autre, de sorte que la direction du moment cinétique total de la binaire reste constante et que le spin total précesse au même rythme que le plan orbital. Les fusions de trous noirs se situent dans le régime non linéaire à champ fort de la Relativité Générale, bien au-delà des effets d'ordre principal, mais une quantité peut être comparée dans tous les régimes, c'est la fréquence de précession du système. Par exemple, Kramer et al. ont découvert en 1998 que le pulsar PSR B1913+16 avait une fréquence de précession d'environ 1,2° par an, soit 1,1 × 10-10 Hz. En 2008, Breton et al. ont découvert que le pulsar double PSR J0737-3039 avait un taux de précession d'environ 4,8° par an, soit une fréquence de  4,4 × 10-10 Hz. 
Mais ici, Hannam et ses collaborateurs observent une précession sans commune mesure : sa fréquence est d'environ 3 Hz, donc 10 milliards de fois plus rapide que ce qui avait été vu sur les pulsars ! Les chercheurs retracent d'ailleurs l'évolution de la fréquence de précession dans les 200 millisecondes qui précèdent la fusion proprement dite, à partir du moment où les interféromètres étaient arrivés à détecter un signal : elle ne cesse d'augmenter jusqu'à la fin, passant de 1 Hz au départ à 10 Hz au moment de la fusion.
C'est une précession extrêmement rapide qui est observée, pour la première fois dans un couple de trous noirs extrêmement rapprochés. L'un des deux trous noirs, le plus massif, était probablement le trou noir qui tournait le plus vite à avoir été découvert grâce aux ondes gravitationnelles : il arborait un paramètre de rotation de 0,9 (la valeur maximale étant égale à 1). Les chercheurs déduisent aussi que le plan orbital de la binaire est incliné d'environ 0,5 radians par rapport au moment cinétique total et, bien que cet angle augmente au cours de la coalescence, il ne change pas de façon significative pendant la courte durée de l'observation. Et surtout, les astrophysiciens trouvent que le désalignement du plus gros des deux trous noirs est proche de 90°, son axe de rotation se trouve presque entièrement dans le plan orbital ! Pour les chercheurs, c'est la cause de la grosse précession orbitale qui est observée. Ils constatent également que le paramètre de rotation (un paramètre sans dimension compris entre 0 (pas de rotation) et 1 (rotation maximale) du trou noir le plus gros, était supérieur à 0,4, avec une préférence pour une valeur beaucoup plus élevée, de l'ordre de 0,9. Le signal n'était en revanche pas assez fort pour que la rotation du trou noir secondaire soit mesurée; c'est malheureusement le cas dans toutes les observations de trous noirs binaires jusqu'à présent, en général des mesures fiables des deux spins simultanément ne sont pas attendues pour les rapports signal/bruit inférieurs à environ 100. 
C'est cette forte rotation, associée au fait que son axe était complètement désaligné par rapport à l'orthogonale au plan orbital, qui fait que la déformation de l'espace-temps induite a produit cette oscillation particulière qu'on appelle la précession relativiste, et qui est un pur phénomène de la théorie d'Einstein. Les chercheurs espéraient depuis longtemps pouvoir observer ce phénomène dans le cas d'une fusion de trous noirs. Et c'est donc seulement après cinq ans et avoir détecté plus de 80 fusions de trous noirs que le phénomène a pu enfin être isolé dans cet événement GW 200129. 
Pour tenter de comprendre l'origine d'un tel couple de trous noirs, Hannam et son équipe notent que les observations des 84 autres fusions de trous noirs indiquent que les rotations des trous noirs sont souvent faibles, la moitié ayant des magnitudes de spin inférieures à 0,26, ce qui est cohérent avec des trous noirs qui se forment par effondrement stellaire, qui ne devraient pas être hautement rotatifs, comme l'ont montré Fuller et al. en 2019.
L'une des voies de formation possible pour le couple à l'origine de GW200129 est une fusion hiérarchique, où des fusions successives de trous noirs pourraient avoir conduit à une binaire dont l'un des composants est fortement rotatif et mal aligné avec le second, et des composants déjà assez massifs. Une autre voie est celle d'une binaire où le couple de trous noirs est formé à partir de progéniteurs stellaires isolés. Hannam et son équipe expliquent que bien que divers aspects d'une telle binaire de champ tendent à supprimer le désalignement des spins des trous noirs (de leur axe de rotation), il existe tout de même des régions de l'espace des paramètres qui peuvent produire des binaires avec des spins élevés et une précession significative, ce qui avait été démontré dans une étude de 2021. D'autres hypothèses possibles permettant de produire des spins élevés incluent une formation dans des noyaux galactiques actifs, ou une binaire qui s'est formée à partir d'un système à triple trou noir.
Dans certains de ces scénarios, un événement comme GW200129 serait extrêmement rare, et si c'est le cas, les chercheurs ne s'attendent pas à observer un autre signal de ce type avant un certain temps. En effet, Hannam et son équipe calculent qu'un système de type GW200129 ne sera observé qu'une fois toutes les 1200 observations d'ondes gravitationnelles. Cela signifie qu'il est peu probable qu'un système similaire soit observé à nouveau au cours des deux prochaines séries d'observations de Ligo, Virgo et Kagra. GW200129 sera donc probablement le seul événement présentant une précession significative et un spin élevé au cours de la première décennie de l'astronomie des ondes gravitationnelles...
Compte tenu de la nature exceptionnelle de GW200129 dans le cadre des estimations actuelles de la population de binaires, il est plus probable que GW200129 représente un défi important pour les deux mécanismes privilégiés de formation des trous noirs binaires : les binaires de champ et les binaires dynamiques (formées lorsque deux trous noirs se lient gravitationnellement dans des environnements stellaires denses). Comme dans la majorité des signaux d'ondes gravitationnelles observés, le signal/bruit n'a pas été assez élevé pour que la précession puisse être mesurée, même si les spins des trous noirs étaient grands et désalignés, il se peut donc qu'ils soient plus courants qu'on ne le pensait auparavant. Si c'est le cas, d'autres binaires comme celle-ci seront observées au cours des prochaines runs d'observations des interféromètres gravitationnels et elles pourraient fournir des indices sur le mécanisme spécifique qui produit des binaires à spins élevés et à fort désalignement, et sur la fréquence de leur formation.

Source

General-relativistic precession in a black-hole binary
Mark Hannam et al.
Nature (12 october 2022)

Illustration

1. Evolution du train d'ondes gravitationnelles de GW 200129 et décomposition en harmoniques révélant le mouvement de précecession (Hannam et al.)
2. Simulation du mouvement du couple de trou noir lors de la coalescence avant fusion (Varma et al.)

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