Des observations dans le proche infrarouge de grands astéroïdes sombres de la ceinture principale révèlent qu'ils ont des caractéristiques spectrales tout à fait similaires à celles de la planète naine Cérès. Les modèles d'évolution thermique suggèrent que ces astéroïdes se seraient accrétés à de grandes distances orbitales puis se seraient retrouvés dans la ceinture principale par l'instabilité dynamique induites par les planètes géantes. L'étude est parue dans Nature Astronomy.
On les appelle des 'astéroïdes sombres". Ils le sont vraiment, car leur surface absorbe une grande partie de la lumière solaire incidente : leur albédo est généralement inférieur à 0,1. Ils sont estimés être riches en eau et en carbone. Ces astéroïdes sont considérés comme des vestiges de la formation du système solaire primitif, conservant un enregistrement des planétésimaux et des conditions qui prévalaient dans la nébuleuse solaire au moment de leur formation. Mais, l'origine et l'évolution de ces astéroïdes sombres ne sont toujours pas bien comprises, en raison du manque d'observations robustes, en particulier aux longueurs d'onde auxquelles des éléments comme l'eau et les matières organiques absorbent la lumière.
Driss Takir (Université de Hawaï) et ses collaborateurs ont cherché à combler ce manque de connaissances, en augmentant le nombre total d'astéroïdes sombres étudiés à 100. Leur objectif était de caractériser la composition de surface des gros astéroïdes sombres et de cartographier leur distribution dans la ceinture principale. Ils ont pour cela utilisé le télescope infrarouge IRTF qui est installé sur le Mauna Kea, à Hawaï, pour effectuer des mesures de réflectance dans le proche infrarouge (entre 0,7 à 4,0 µm de longueur d'onde) de dix astéroïdes sombres dans la ceinture principale afin de calculer la fraction de la lumière solaire incidente qui est réfléchie par leur surface. Les chercheurs constatent que ces grands astéroïdes sombres (d'un diamètre supérieur à 100 km), qui partagent des caractéristiques spectrales (et donc vraisemblablement une composition de surface) et une origine avec la planète naine Cérès, sont situés dans la ceinture principale à des distances orbitales de 3,0 à 3,4 UA.
Certains d'entre eux possèdent un nom et sont assez peu connus, on peut citer par exemple : Hygiea, Nephèle, Cybèle, Pulcova, Lorelei, Carlova, Patientia, Europa, Germania, Euphrosine, Themis ou encore Aurora.
Rappelons que Cérès est le plus grand objet de la ceinture d'astéroïdes entre Mars et Jupiter (946 km de diamètre, 4 fois plus petit que la Lune), situé à 2,98 UA du Soleil. C'est un corps géologiquement actif qui contient des minéraux associés aux environnements océaniques et lacustres, comme des sels, comme a pu le montrer la sonde Dawn qui l'a étudié de près il y a quelques années. Takir et ses collaborateurs montrent dans leur étude que les gros astéroïdes de type Cérès (plus de 100 km de diamètre) ont des intérieurs très poreux et qu'ils se sont accrétés entre 1,5 et 3,5 Mégannées après la formation du système solaire, donc relativement tardivement, et ils auraient connu des températures intérieures maximales inférieures à 900 K. Or, cette température est inférieure à celle qui a été suggérée pour le noyau déshydraté de Cérès, ce qui implique selon les chercheurs qu'aucune déshydratation ne se serait produite sur les grands astéroïdes sombres.
La découverte de grands astéroïdes sombres plus petits que Cérès à l'extérieur de son orbite mais avec une composition de surface similaire suggère que Cérès n'est pas unique dans la ceinture principale et que sa composition de surface n'est pas déterminée par sa grande taille. Mais la structure interne différenciée et la faible porosité de Cérès qui ont été déduites dans des études antérieures diffèrent des structures internes indifférenciées et des porosités élevées que Takir et al. obtiennent pour les astéroïdes sombres. Ils en concluent que Cérès doit sa structure interne complexe à sa taille de planète naine et à un débit d'eau plus important qui a conduit à la formation d'un océan.
Le résultat de Takir et ses collaborateurs va aider à mieux comprendre comment le système solaire s'est formé et a évolué. Les températures intérieures maximales pour les astéroïdes de type Cérès aident par exemple à combler l'écart entre les conditions d'altération aqueuse à basse température (≤ 423 K) sur les astéroïdes carbonés qui se sont formés plus près du Soleil (avec un demi-grand axe inférieur à environ 2,7 UA) et l'évolution géologique de Cérès qui est en partie due à des températures plus élevées. Les observations et les résultats des modèles d'évolution dynamique et thermique des planétologues démontrent que les astéroïdes sombres se sont accrétés tardivement puis ont migré vers une région héliocentrique confinée (près de la position orbitale de Cérès).
Il est probable selon eux que ces astéroïdes aient été implantés à partir d'orbites plus éloignées, en étant dispersés vers l'intérieur du système par l'influence gravitationnelle des planètes géantes puis piégés sur des orbites stables au sein de la ceinture principale. L'observation que les grands astéroïdes sombres sont concentrés dans les parties les plus externes de la ceinture principale suggère clairement que l'instabilité dynamique des planètes géantes a été responsable de leur implantation à cet endroit.
Les chercheurs proposent un scénario en 4 épisodes :
(1) L'accrétion rapide de gaz de Jupiter et Saturne a déstabilisé les orbites des planétésimaux proches et les a dispersés dans toutes les directions. Une fraction a été emprisonnée dans la ceinture externe sous l'effet de traînée de gaz.
(2) La migration orbitale des planètes géantes vers l'extérieur du système solaire aurait ensuite agi pour disperser d'autres planétésimaux riches en volatils vers l'intérieur et en aurait implanté une fraction dans la ceinture. D'autres voies de migration, telles que celles dominées par la migration vers l'intérieur des planètes géantes, auraient également conduit à une telle implantation.
(3) L'accrétion des géantes de glace - due à la migration vers l'intérieur et à la croissance par collision d'une population d'environ cinq noyaux de masse terrestre aurait là encore dispersé des planétésimaux vers l'intérieur, implantant une fraction dans la ceinture d'astéroïdes.
(4) L'instabilité dynamique des planètes géantes aurait enfin dispersé la majeure partie du disque planétésimal externe primordial à travers le système solaire interne. Une petite fraction de ces objets très volatils aurait été capturée sur des orbites stables dans le système solaire interne : la région co-orbitale de Jupiter et la ceinture d'astéroïdes.
Selon les chercheurs, ce dernier épisode serait la source probable des grands astéroïdes sombres. L'instabilité de Jupiter peut avoir été déclenchée par la dispersion du disque gazeux, de sorte que ces mécanismes d'implantation n'ont été séparés dans le temps que de quelques à dix millions d'années. Durant cette phase, de nombreux astéroïdes pauvres en matières volatiles ont aussi probablement été implantés dans la ceinture d'astéroïdes à partir de la région terrestre de formation des planètes rocheuses, dans l'autre sens donc.
Un nombre croissant de preuves apparaissent indiquant que la majeure partie de la masse de la ceinture d'astéroïdes entre Mars et Jupiter provient en fait de zones plus lointaines du système solaire. L'étude combinée d'observations et de modélisations de l'évolution thermique suggèrent que bon nombre des plus gros astéroïdes de la ceinture principale pourraient être similaires à Cérès dans leur nature, ce qui ouvre la porte à l'application de ce que nous savons sur Cérès à une population plus large.
Source
Late accretion of Ceres-like asteroids and their implantation into the outer main belt
Driss Takir et al.
Nature Astronomy (20 february 2023)
Illustrations
1. Cérès imagée par la sonde Dawn (NASA/JPL-Caltech/UCLA/MPS/DLR/IDA )
2. Température maximale et densité des 10 astéroïdes étudiés en fonction de la masse et de la date d'accrétion (Takir et al.)
3. Schéma du scénario conduisant à la migration des gros astéroïdes depuis leur lieu de naissance (Takir et al.)
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