mercredi 23 juin 2021

La matière noire peut être à l’origine des trous noirs supermassifs


L’une des questions qui taraude les astrophysiciens est l’origine des trous noirs supermassifs. Certains trous noirs de plus de 1 milliard de masses solaires sont observés dans l’Univers à peine âgé de 800 millions d’années. Un grossissement aussi rapide est difficilement conciliable avec ce que l’on connaît. Il faudrait notamment que ces trous noirs grossissent à partir de graines de trous noirs déjà suffisamment massives, mais les mécanismes à même de produire ces graines sont encore très incertains. Aujourd’hui, Wei-Xiang Feng, Hai-Bo Yu, and Yi-Ming Zhong, spécialistes de la matière noire qui interagit avec elle-même (la matière noire de type SIDM) montrent que ce type de matière noire peut grandement faciliter la constitution de graines de trous noirs très massives. Les chercheurs publient leur étude dans The Astrophysical Journal sous le titre Seeding Supermassive Black Holes with Self-interacting Dark Matter: A Unified Scenario with Baryons.

Wei-Xiang Feng, Hai-Bo Yu, and Yi-Ming Zhong (Université de Californie) mentionnent d'entrée de jeu le cas symptomatique du trou noir J1205−0000 avec ses 2,2 milliards de masses solaires, situé à un  redshift de 6,7, ce qui fait 816 millions d'années après le Big Bang (et qui montre un ratio d’Eddington de seulement 0,16 (le ratio de la luminosité sur la luminosité d’Eddington, un paramètre qui signe le taux d’accrétion de matière qu’est en train de produire le trou noir). Avec sa masse et son taux d’accrétion de matière, ce trou noir impose de partir d’une graine de trou noir de 200 millions de masses solaires à un redshift de 30 (700 millions d'années plus tôt)… Le modèle du collapse gravitationnel d’un vaste nuage de gaz qui avait été imaginé pour former des graines de trous noirs est totalement impossible avec ces caractéristiques.

Hai-Bo Yu avait proposé en 2017 un modèle alternatif de matière noire, sur la base du modèle CDM (Cold Dark Matter) mais avec la différence majeure que les particules massives formant cette matière noire pourraient interagir entre elles via une interaction, alors que dans le modèle standard de la matière noire, les particules sont sans collision : elles ne sont pas sensées diffuser l’une sur l’autre et se transférer une partie de leur énergie. Dans le modèle de Yu, baptisé SIDM (Self Interacting Dark Matter), les particules interagissent faiblement avec la matière baryonique (ordinaire), mais aussi entre elles. Et son équipe avait déjà montré quelques succès de ce modèle qui parvenait à reproduire correctement la diversité des courbes de rotation galactiques qui sont observées ou encore le dépouillement de galaxies naines de leur matière noire par effet de marée.

Feng et ses collaborateurs s’intéressent aujourd’hui à l’impact des halos de matière noire de type SIDM dans l’Univers jeune, et notamment au moment de la formation des toutes premières galaxies et surtout des tous premiers trous noirs massifs, les graines qui pourraient être à l’origine des trous noirs supermassifs. Leur idée repose sur le fait que les halos de matière noire pourraient s’effondrer gravitationnellement sur eux-mêmes beaucoup plus facilement avec une matière noire de type SIDM, plutôt que de type CDM. Et cette masse de matière noire pourrait former une graine de trou noir.

Le scénario qu’ils développent à partir du comportement des particules SIDM est le suivant : Les particules de matière noire se regroupent d'abord sous l'influence de la gravité et forment un halo de matière noire. Au cours de l'évolution du halo, deux forces concurrentes, la gravité et la pression, agissent. Alors que la gravité attire les particules de matière noire vers l'intérieur du halo, la pression les repousse vers l'extérieur.

Si les particules de matière noire sont de type CDM, sans auto-interactions, lorsque la gravité les attire vers le halo central, elles deviendraient plus « chaudes », c'est-à-dire qu'elles gagneraient de l’énergie cinétique et se déplaceraient plus rapidement. La pression augmenterait alors, ce qui repousserait efficacement les particules loin du centre.

Mais si la matière noire est de type SIDM, les interactions entre particules peuvent transférer de l’énergie des particules "plus chaudes" vers les particules voisines plus froides. Dans ce cas, les particules peuvent se concentrer au centre du halo et finir par produire un effondrement gravitationnel du halo. Les chercheurs expliquent que le halo central, qui s'effondrerait en un trou noir, possède un moment cinétique, c'est-à-dire qu'il tourne sur lui-même. Or les interactions entre particules de type SIDM induisent une viscosité, ou "friction", qui a pour effet de dissiper le moment cinétique. Au cours du processus d'effondrement, le halo central, qui a une masse fixe, voit son rayon diminuer et donc sa rotation ralentir en raison de la viscosité. À mesure que l'évolution se poursuit, le halo central finit par s'effondrer en un trou noir massif, suffisamment gros pour être une graine de trou noir supermassif. Et cette graine peut ensuite devenir très vite plus massive en accrétant la matière baryonique (ordinaire) environnante, comme le gaz et les étoiles.

Mais les astrophysiciens montrent que la matière baryonique joue un rôle non seulement dans le grossissement de la graine après sa formation, mais aussi dans l’effondrement gravothermique du halo de matière noire. Les baryons dans ces halos de protogalaxies ont en effet pour effet d’accentuer le potentiel gravitationnel et donc de faciliter l’effondrement du halo de matière noire.

En conclusion, Feng et ses collaborateurs précisent que les halos de matière noire qui peuvent connaître ce scénario doivent être parmi les plus massifs, correspondant aux fluctuations de densités les plus importantes et donc les plus rares. Selon eux, cela pourrait expliquer pourquoi le nombre de trous noirs supermassifs qui sont observés à grand redshift est aujourd’hui très faible. Ils attendent avec impatience de nouvelles observations de quasars abritant des trous noirs supermassifs avec les redshifts les plus grands possible, pour tester ce scénario très tentant. 


Source

Seeding Supermassive Black Holes with Self-interacting Dark Matter: A Unified Scenario with Baryons

Wei-Xiang Feng, Hai-Bo Yu, and Yi-Ming Zhong

The Astrophysical Journal Letters, 914:L26 (20 June 2021)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ac04b0


Illustration

L'ombre de l'horizon du trou noir supermassif M87* imagée par l'EHT (collaboration EHT)

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