Les seules particules élémentaires
du Modèle Standard électriquement neutres et de durée de vie très longue sont
les neutrinos. Comme les expériences montrent depuis la fin des années 1990 que
les neutrinos ont une masse, on pourrait penser qu’ils puissent jouer un rôle dans la matière sombre.
Un fond
de neutrinos reliques a été crée juste avant la nucléosynthèse primordiale, et
comme les forces d’interaction, leur température de découplage et leur
concentration sont connues, leur densité actuelle est définie par la somme des masses de
toutes les saveurs de neutrinos. Pour constituer toute la masse sombre, cette
somme pour les différents neutrinos devrait être de 11,5 eV.
Mais les valeurs de masse (des
limites supérieures) que nous connaissons aujourd’hui sur ces neutrinos sont
respectivement de 2 eV (issue des expériences de décroissance double-béta) et de
0,58 eV (issue des données cosmologiques).
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Détecteur de l'observatoire de Neutrinos à SNOLab (LBNL). |
Le fait que les neutrinos
standards ne puissent pas faire 100% de la masse sombre vient également des
études de la densité de l’espace des phases des objets dominés par la matière
noire, qui ne peut pas excéder la densité d’un gaz de Fermi : des
particules de type fermions ne peuvent jouer le rôle de matière noire dans les
galaxies naines que si leur masse est supérieure à quelques centaines d’électronvolts
(eV), ce qu’on appelle la limite de Tremaine-Gunn. Et dans les plus grosses
galaxies, leur masse devrait dépasser quelques dizaines d’eV…
De plus, comme la masse des
neutrinos est beaucoup plus faible que leur température de découplage, cela
signifie qu’ils se sont découplés en étant relativistes et sont devenus
non-relativistes ultérieurement dans un univers dominé par la matière. Cette
particularité fait que s’ils étaient la matière noire tant recherchée, les
grandes structures ne se seraient pas du tout formées comme elles l’ont fait
selon ce qu’on peut observer.
Ce sont ces arguments forts qui
nous disent que la matière noire ne peut pas être constituée par les neutrinos
du modèle standard. Et même plus : le modèle standard ne contient pas de
candidat valable pour constituer la masse sombre. Il faut donc nécessairement
aller au-delà du Modèle Standard.
Bien évidemment, on a beaucoup
parlé ici de l’extension supersymétrique du Modèle Standard avec sa particule neutre
emblématique, la plus légère, le neutralino, grimé en WIMP. Mais n’ayant à ce
jour encore aucune évidence sérieuse de son existence, il n’est pas interdit
aux théoriciens et aux expérimentateurs de chercher ailleurs.
L’une des pistes pour
concurrencer le WIMP supersymétrique est de revenir vers le neutrino… Oui, mais
nous avons vu que le neutrino du modèle standard ne peut pas expliquer la
matière noire… Imaginons alors un (ou plusieurs) neutrino au-delà du modèle
standard !
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Les particules du Modèle Standard |
Ce scénario est tout à fait
sérieux et élaboré maintenant depuis quelques années par de nombreux physiciens des particules. Ces nouveaux neutrinos
existant sur le papier sont appelés des neutrinos stériles a contrario de leurs
cousins actifs du modèle standard.
Les neutrinos stériles seraient des
neutrinos ayant une masse beaucoup plus importante que les trois que nous
connaissons, mais surtout, à la différence de leurs cousins, ils n’interagiraient
pas du tout, si ce n’est que par la gravitation. Ils n’auraient aucune
interaction avec la matière ordinaire, pas même extrêmement faible comme celle
des WIMPs. Des candidats idéaux!
Du fait de leur grande masse, ils
expliqueraient également pourquoi les trois neutrinos standards oscillent d’une
saveur à l’autre (ces neutrinos stériles oscilleraient aussi vers les autres
saveurs). En fait, vous l’avez compris, on peut dire que ces neutrinos
interagissent quand même avec la matière, et ce par le biais de l’oscillation :
par oscillation en un neutrino actif (virtuel), ils interagissent par
interaction faible avec la matière…
En fait, il a été montré que l’oscillation
des neutrinos standards pourrait être bien expliquée par l’existence de 2
neutrinos stériles de masse différente. Mais, pour expliquer la masse
manquante, le modèle indique qu’il faut un troisième neutrino stérile !
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Le labo de l'expérience de détection de neutrinos ICECUBE (Antarctique)
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Résumons : il peut exister
des neutrinos stériles qui n’ont d’interactions que si ils oscillent avec les neutrinos
standards, l'existence de deux d'entre eux et leur masse permet d’expliquer le phénomène d’oscillation.
Mais il faut un troisième neutrino stérile pour pouvoir expliquer la quantité
de masse manquante formant la matière noire, et dont les caractéristiques sont liées à celles des deux premiers.
Il faut maintenant trouver un
moyen de trouver tout ce beau monde… Si
la masse des deux neutrinos stériles responsables de l’oscillation neutrinoique
est inférieure à 2 GeV, on devrait pouvoir en trouver la trace dans les grands
accélérateurs comme le LHC. Si elle est supérieure, ça se complique…
En fait, il se trouve que dans le
Neutrino Minimal Standard Model, si
ces neutrinos stériles ont une masse comprise entre 100 MeV et l’échelle électrofaible,
ils peuvent en plus générer l’asymétrie observée entre matière et anti-matière
(ce qu’on appelle le problème de la baryogénèse). L’enjeu
est donc colossal, les WIMPs peuvent aller se rhabiller…
La voie la plus simple pour
essayer de détecter ces neutrinos stériles, c’est sans doute en détectant leurs
désintégrations.
Car les neutrinos stériles n’ont pas besoin d’être
des particules stables. Même si leur durée de vie peut avoisiner l’âge de l’Univers,
il peut toujours y en avoir un certain nombre qui va se désintégrer, soit en un
trio de neutrinos et antineutrinos standards, soit en un couple neutrino
standard-photon gamma (photon mono énergétique, en plus, ayant une énergie égale à la moitié de la masse du neutrino stérile).
Et de nos jours, il n’y a rien de
plus facile que détecter un photon gamma, n'est-ce pas…
Il ne reste plus qu'à ce mettre au boulot !
Référence :
Next decade of sterile neutrino studies
Alexey Boyarsky
Physics of the Dark Universe Vol.
1, Issues 1–2, November 2012, Pages 136–154