jeudi 25 juillet 2024

Découverte d'une source de rayons gamma très énergétiques au coeur de la nébuleuse de la Tarentule


La nébuleuse de la Tarentule, située dans le Grand Nuage de Magellan, est connue pour sa forte activité de formation d'étoiles. En son centre se trouve le jeune amas d'étoiles massives R136, qui fournit une grande partie de l'énergie qui fait briller la nébuleuse. La collaboration internationale H.E.S.S vient de découvrir que cet amas d’étoiles produit également une forte émission de rayons gamma très énergétiques. Ils publient leur découverte dans The Astrophysical Journal Letters.

Il a été récemment suggéré que les jeunes amas d'étoiles massives produisent efficacement des rayons cosmiques de très haute énergie, potentiellement au-delà des énergies de l’ordre du PeV. On sait depuis plusieurs décennies que des rayons cosmiques ayant des énergies extrêmement élevées nous atteignent sur Terre. Ces dernières années, des observations de rayons γ de plusieurs pétaélectron-volt (1015 eV) provenant de toute la Galaxie par les collaborations Tibet ASγ (2021) et LHAASO (2023) ont confirmé l'hypothèse selon laquelle ces rayons cosmiques sont produits dans la Voie Lactée. Malgré des décennies de recherches, leur origine précise n'est cependant toujours pas résolue. Alors que les fronts de chocs des jeunes restes de supernova ont longtemps été considérés comme les principaux sites d'accélération des noyaux atomiques formant ces rayons cosmiques galactiques, le potentiel des vents stellaires pour accélérer les rayons cosmiques a également été réalisé très tôt, au début des années 1980. Au cours des cinq dernières années, les jeunes amas d'étoiles massives ont été de plus en plus discutés comme étant des sources potentiellement prédominantes pour les rayons cosmiques galactiques les plus énergétiques (Aharonian et al. 2019 ; Morlino et al. 2021 ; Vieu & Reville 2023). Si les jeunes amas d'étoiles massives génèrent des rayons cosmiques hadroniques de haute énergie, on s'attend à ce qu'ils soient également des sources de rayons γ, qui sont créés principalement dans la désintégration des mésons pi neutres qui sont produits lorsque les noyaux atomiques interagissent avec le gaz ambiant. C'est ce que l'on appelle le « scénario hadronique » pour la génération d'émissions de rayons γ de haute énergie. L'hypothèse selon laquelle les jeunes amas d'étoiles massives sont des accélérateurs de rayons cosmiques efficaces peut donc être testée par des observations dans le domaine des rayons γ à très haute énergie (E > 0.1 TeV).

C’est ce qu’essayent de faire les chercheurs de la collaboration H.E.S.S avec leur télescope Cherenkov installé en Namibie. En 2022, ils avaient déjà pu associer la source de rayons très énergétique nommée HESS J1646-458 à Westerlund 1, qui est le jeune amas d'étoiles le plus massif de notre galaxie, révélant ainsi qu'il s'agit bien d'un puissant accélérateur de particules.

Mais cette première découverte dont nous nous étions fait l’écho ici ne constitue pas encore une preuve sans équivoque de l'accélération de rayons cosmiques hadroniques par l'amas, car la nature des particules émises reste ambiguë. En effet, pour le cas de Westerlund 1, Härer et al. ont démontré en 2023 que sa morphologie n'est pas compatible avec le scénario hadronique standard, et qu'un modèle expliquant l'émission de rayons γ comme étant due à la diffusion Compton inverse des électrons (le scénario leptonique) fournissait une explication plus naturelle des mesures de H.E.S.S. De plus, le site exact de l'accélération n'est toujours pas identifié, les propositions dans la littérature incluent des chocs se formant à l'interaction des vents d'étoiles massives à l'intérieur de l'amas, le choc de terminaison du vent collectif de l'amas, et des turbulences magnétiques à l'intérieur de la superbulle soufflée par le vent de l'amas. Une confirmation observationnelle définitive de l'une ou l'autre de ces propositions fait toujours défaut. Malheureusement, seule une poignée de jeunes amas d’étoiles massives dans la Voie Lactée a été détectée dans le domaine gamma à très haute énergie jusqu'à présent et l'association de l'émission de rayons γ avec l'amas d'étoiles n'est pas toujours certaine.



C’est dans ce cadre que les chercheurs de H.E.S.S se sont intéressés à l’amas de jeunes étoiles massives qui se trouve au cœur de la nébuleuse de la Tarentule, le dénommé R136, dans le Grand Nuage de Magellan (LMC). Le LMC est connu pour contenir de nombreux amas d'étoiles massives. En effet, il abrite 30 Dor C, une superbulle gonflée par l'association d'amas d'étoiles LH 90, qui est visible non seulement dans les domaines radio et optique mais aussi dans les rayons X non thermiques, ce qui indique déjà la présence d'électrons de haute énergie. Et 30 Dor C est aussi la seule superbulle confirmée qui a été détectée dans les rayons γ jusqu'à présent (par H.E.S.S. en 2015). L’amas d'étoiles R136 se trouve à proximité, au cœur de la nébuleuse de la Tarentule et de son amas ouvert central NGC 2070. R136 est exceptionnellement riche en étoiles massives, avec un âge estimé entre 1 et 2 Mégannées. Il  est donc relativement jeune, ce qui implique que seules quelques supernovas devraient s'être produites depuis sa naissance (bien que quelques étoiles massives plus anciennes aient également été trouvées dans NGC 2070).

Les astrophysiciens des particules (ou astroparticulistes) ont analysé les rayons gamma de très haute énergie provenant de cette zone restreinte du ciel en utilisant une modélisation multicomposante, basée sur la vraisemblance, de la distribution spatiale et spectrale des événements gamma détectés via les cascades de particules secondaires produites dans l’atmosphère. De plus, à partir de la même analyse, ils ont également fourni des résultats mis à jour sur le superbulle 30 Dor C située à proximité. Ils rapportent la détection d'une émission de rayons γ de très haute énergie dans la direction de R136. La luminosité γ au-dessus de 0,5 TeV des deux sources (30 Dor C et R136) est de 2 × 1035 erg s-1. Elle dépasse de plus d'un facteur 2 la luminosité de HESS J1646-458, qui est associée au jeune amas d'étoiles Westerlund 1. De plus, l'émission γ-ray de chaque source apparaît étendue avec une largeur de gaussienne d'environ 30 pc.

Pour 30 Dor C, une connexion entre l'émission de rayons γ et l'émission de rayons X non thermiques semble probable selon les chercheurs. De plus, l'extension de l'émission γ, mesurée pour la première fois, est comparable à la taille de la coquille de rayons X non thermiques autour de l'association d'amas d'étoiles LH 90, ce qui suggère une origine commune. Les chercheurs montrent que les besoins en énergie pointent vers une émission qui serait est alimentée par une supernova récente dans ce cas. Et l'absence de corrélation entre l'émission de rayons γ et la distribution du gaz moléculaire ne plaide pas en faveur d'une origine hadronique.

Et le cas de R136 est plus intéressant, puisqu’il s’agit de la découverte d’une toute nouvelle source de gamma très énergétiques. Elle est désormais étiquetée HESS J0538-691. Cette source est similaire en termes d'extension spatiale et de spectre en énergie à la source associée à 30 Dor C. Il n’existe pas d’estimation de l'intensité moyenne du champ magnétique dans les environs de l'amas R136 contrairement à 30 Dor C. Les chercheurs ont donc utilisé la même valeur adoptée pour 30 Dor C (15 μG). Compte tenu de sa masse totale (∼22000 × M) et de sa compacité, R136 devrait présenter un vent collectif et gonfler une superbulle, comme dans le cas de 30 Dor C. Mais aucune superbulle autour de R136 n'a encore pu être identifiée sans ambiguïté. L'absence d'une superbulle autour de R136 complique l'interprétation. Pour les chercheurs, l'absence de coquille sphérique peut être attribuée à l'inhomogénéité du milieu interstellaire autour de R136.

Etant donné que R136 est susceptible de présenter un fort vent collectif d'amas, une origine à la fois leptonique et hadronique de l'émission de rayons γ semble viable pour les chercheurs. La détection d'une émission de rayons γ dans la direction de R136 s'ajoute en tous cas à la liste croissante des amas de jeunes étoiles massives qui sont associés à une émission gamma de haute énergie. Bien qu'elle soit encore petite, la population montre une certaine variété, à la fois en termes d'émission de rayons γ et d’interprétation. L’analyse des chercheurs de H.E.S.S. fournit des informations cruciales pour mieux comprendre la capacité des amas d’étoiles à accélérer les particules des rayons cosmiques. Différentes interprétations du signal γ sont discutées dans l’article des chercheurs de HESS.

Dans les deux cas, 30 Dor C  et R136, l'émission de rayons γ s'étend bien au-delà de la localisation attendue du choc de terminaison du vent collectif de l'amas. Ceci peut indiquer un scénario différent de celui de Westerlund 1, où l'émission de rayons γ montrait une structure en anneau avec un rayon similaire à celui du choc de terminaison. Il faut noter que par rapport à Westerlund 1, R136 et 30 Dor C sont situés dans une région où la densité du milieu interstellaire est, en moyenne, plus importante d'un ordre de grandeur. Par conséquent, dans un scénario hadronique, il est concevable que les noyaux atomiques accélérés lors du choc de terminaison du vent, interagissant ensuite avec des nuages de gaz plus éloignés de l'amas, soient responsables de l'émission de rayons γ. Dans ce cas, on s'attendrait à ce que le centroïde de l'émission γ coïncide avec les positions des nuages de gaz les plus denses, mais  les données montrent que ce centroïde est en fait très proche de la position de l’amas d’étoiles lui-même, à la fois pour 30 Dor C et pour R136, ce qui défavorise quelque peu une origine hadronique de l'émission.

Les chercheurs examinent aussi la faisabilité des scénarios d'émission leptonique et hadronique en comparant la puissance des rayons cosmiques primaires qui est nécessaire pour soutenir l'émission de rayons γ avec la puissance fournie, par exemple, par le vent de l'amas, en notant que les grandes incertitudes associées à l'un ou l'autre de ces scénarios empêchent une discussion détaillée. Pour 30 Dor C, les astrophysiciens obtiennent dans le scénario leptonique un rapport entre ces deux puissances d’environ 10%, une valeur étonnamment élevée. Il semble donc difficile dans ce scénario d'expliquer entièrement l'émission de rayons γ comme résultant du vent collectif de l’amas. Les chercheurs penchent plus vers l’idée d’une supernova récente dans l'association LH 90 qui pourrait fournir l'énergie supplémentaire nécessaire pour expliquer le signal γ de 30 Dor C.  Pour R136, en revanche, avec son vent plus puissant, les chercheurs trouvent une efficacité moins exigeante, mais tout de même considérable, d’environ 1% dans le scénario leptonique.

Dans le scénario d’une origine hadronique de l'émission γ cette fois, les chercheurs calculent un rapport minimum entre la puissance requise en protons et la puissance fournie par le vent de l'amas de 0,7% pour 30 Dor C et de 0,2% pour R136. Ils supposent dans ce cas que l'émission de rayons γ provient des interactions des rayons cosmiques dans les nuages de gaz denses qui entourent les superbulles respectives. Les efficacités d'accélération trouvées sont considérablement plus faibles que celles généralement obtenues dans le cadre de l'accélération par choc diffusif qui sont de l’ordre de 10%. En termes de besoins énergétiques, le scénario hadronique semble donc viable, même pour des densités de gaz un peu plus faibles que celles supposées ici. Cependant, selon les chercheurs, un scénario hadronique pour 30 Dor C est déconseillé, car il nécessite des intensités de champ magnétique relativement importantes, ce qui est en désaccord avec l'estimation du champ magnétique qui a été faite par Kavanagh et al. en 2019 (15 μG) .

En conclusion, les chercheurs de la collaboration H.E.S.S notent que pour les deux sources, 30 Dor C  et R136, un scénario mixte leptonique-hadronique est toujours possible... On le voit, les amas de jeunes étoiles massives sont dans tous les cas des sites d’accélération de particules très efficaces, qu’il s’agisse d’électrons ou de noyaux atomiques, pouvant les porter jusqu’à des énergies 1000 fois plus élevées que ce qu’on fait de mieux avec notre LHC au CERN.

Vous pourrez désormais briller sur la plage ou ailleurs en racontant autour de vous comment la nébuleuse de la Tarentule est aussi un PeVatron grâce à ses jeunes étoiles massives et leurs vents de particules puissants.

 

Source

 

Very-high-energy γ-Ray Emission from Young Massive Star Clusters in the Large Magellanic Cloud

F. Aharonian et al. (HESS collaboration)

The Astrophysical Journal Letters, Volume 970, Number 1 (19 july 2024)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ad5e67



Illustrations


1. La nébuleuse de la Tarentule (ESO)

2. Image gamma de 30 Dor C  et R136 par HESS (HESS Collaboration)

3. Localisation de la source gamma associée à R136 (HESS Collaboration)

4. Le télescope Cherenkov HESS2 (Observatoire de Paris)

5. Localisation de la source gamma associée à 30 Dor C (HESS Collaboration)

mardi 16 juillet 2024

Identification d'un trou noir d'au moins 8200 masses solaires au centre de Omega Centauri


L’amas d'étoiles Omega Centauri contiendrait bien un trou noir de masse intermédiaire selon une étude publiée dans Nature, grâce à un suivi minutieux de deux décennies d'images prises par le télescope spatial Hubble. Ce trou noir central aurait une masse minimale de 8200 masses solaires.  

mardi 25 juin 2024

Les gros trous noirs détectés par leurs ondes gravitationnelles ne sont pas des trous noirs primordiaux


Les détecteurs d'ondes gravitationnelles ont révélé une population de trous noirs massifs (plusieurs dizaines de masses solaires) qui ne ressemblent pas à ceux observés dans la Voie lactée et dont l'origine est débattue. Selon une explication possible, ces trous noirs pourraient s'être formés à partir de fluctuations de densité dans l'Univers primitif : des trous noirs primordiaux. Ils devraient alors constituer une majeure partie de la matière noire. Si de tels trous noirs existaient dans le halo de matière noire de la Voie Lactée, ils seraient à l'origine d'événements de microlentille gravitationnelle sur des échelles de temps de plusieurs années. Une équipe d’astrophysiciens vient de montrer ses résultats de recherche de microlentilles dans le Grand Nuage de Magellan sur une plage de 20 ans. Aucun événement de lentille à grande échelle de temps n’est observé, donc pas de trous noirs massifs…


dimanche 23 juin 2024

Jean-Dominique Cassini n'a pas découvert la Grande Tache Rouge de Jupiter en 1665


La Grande Tache Rouge de Jupiter est le vortex connu le plus grand et le plus ancien de toutes les planètes du système solaire, mais sa durée de vie est débattue et son mécanisme de formation reste mal compris. On dit souvent que c'est Jean Dominique Cassini qui l'a découverte en 1665, mais aujourd'hui, des astronomes démontrent que ce qu'a observé Cassini à l'époque n'est pas la Grande Tache Rouge d'aujourd'hui, mais un autre anticyclone. Ils publient leur étude dans Geophysical Resarch Letters.

Ce qu'on appelle la Grande Tache Rouche de Jupiter, c'est un vortex anticyclonique géant qui comprend deux régions principales, observées aux longueurs d'onde optiques : un ovale rouge (la tache proprement dite) et une zone blanchâtre externe qui l'entoure, plus étendue le long de sa partie nord, et connue sous le nom de "Creux" ("Hollow"). Sa visibilité change en fonction du contraste avec les nuages ​​environnants et se manifeste parfois comme un seul ovale clair, couvrant les deux zones. Les mesures du vent à partir des mouvements des nuages ​​montrent que le bord du Hollow délimite la limite de la circulation associée au vortex.

La présence d'un ovale sombre à la latitude de la grande tache rouge, connu sous le nom de "Tache Permanente" qu'avait remarquée Jean Dominique Cassini en 1665 a par la suite été observé jusqu'en 1713, mais aucune autre mention n'y a été faite au delà par les astronomes jusqu'à la fin du 18ème siècle. Ce n'est qu'en 1831 que l'on retrouve des traces d'observations de ce qui ressemble à la Grande Tache Rouge actuelle.

Afin de clarifier la relation entre la Tache Permanente (TP) et la Grande Tache Rouge (GTR), Agustín Sánchez-Lavega (université du Pays Basque) et ses collaborateurs ont effectué une analyse approfondie de toutes les observations disponibles de la TP et de la GTR, jusqu'au XXe siècle. Ils ont étudié la mesure année par année de leur taille, de leur ellipticité, de leur surface et de leurs mouvements, ainsi que ceux de la zone du Hollow entourant la GTR, et ce depuis les premières observations disponibles et jusqu'en 2023. Cette étude étend et complète des résultats précédents sur le sujet par Beebe et Youngblood (1979), Rogers (1995) et Simon et al. (2018). 

Sánchez-Lavega et son équipe montrent à partir des observations historiques de l'évolution de la taille et des mouvements qu'il est peu probable que la TP corresponde à le GTR. La TP a été signalée pour la première fois par Cassini et d'autres astronomes en juillet-septembre 1665. Et il est possible que la TP ait été observée encore plus tôt par Bandtius, le 2 novembre 1632, qui rapportait la présence d'un ovale d'environ un septième de la taille du rayon de Jupiter. La TP a ensuite été observée par Cassini et d'autres en 1667, 1672, 1677, 1685-1687, 1690-1691, 1694, 1708, et a été signalée pour la dernière fois en 1713 par Maraldi. Cela indique que la durée de vie de la TP était d'au moins 81 ans. Dans toutes ces observations, aucune couleur n’est mentionnée. Mais une peinture de Jupiter en 1711 montre de manière intrigante la TP  avec une teinte rouge, rappelant la GTR actuelle.

Aucun rapport d'observation de la TP ni aucun signe de sa présence n'existent dans les observations de Jupiter entre 1713 et 1831, une période d'environ 118 ans. L'examen des dessins de Jupiter d'astronomes renommés de l'époque comme Messier en 1769, Herschel en 1778, Schroeder en 1785-1786, montre des ceintures et des taches isolées, mais en aucun cas une TP ou une tache similaire à sa latitude. Pour Sánchez-Lavega, il serait surprenant que, si elle existait encore, aucun des astronomes de l'époque n'ait signalé la TP. Compte tenu de la petite taille de la TP dans les dessins de 1672 à 1692, il est fort probable que ce manque d'observations sur une période aussi longue signifie que la TP avait en fait disparue. Les premiers dessins montrant la signature de la GTR actuelle, remontent quant à eux à 1831, et les dessins des années 1870-1871 la montraient comme un ovale clair bien défini entouré d'un anneau elliptique sombre. Cet ovale est devenu rougeâtre et entouré par le "Creux" entre 1872 et 1876. La première photographie disponible montrant une GTR proéminente a été obtenue en 1879. La GTR actuelle existe donc avec certitude depuis au moins 193 ans.

Les chercheurs ont ensuite mesuré la taille de la TP, de la GTR et du Creux, de 1665 à aujourd'hui. La longueur de la TP est 2 à 3 fois plus petite que celle de la GTR de 1879. La longueur de la GTR a diminué au fil du temps à un rythme moyen de -0,18°/an (207 km/an) (augmentant ces dernières années à -0,3°/an). La GTR a connu une augmentation transitoire de sa longueur de 1927 à 1939 à un rythme de +0,07°/an (80 km/an), lorsqu'elle a englouti les nuages ​​d'une importante perturbation tropicale qui s'est développée à l'époque. Le Hollow a suivi un taux de réduction moyen similaire de -0,20°/an (230 km/an). Malgré l'imprécision inhérente à la mesure des dessins du 17ème siècle, la TP semble également montrer une diminution similaire en longueur. Pour les chercheurs, l'extrapolation en fonction du temps par un ajustement polynomial de la diminution de la GTR suggère fortement que la TP n'est pas la  GTR. La TP aurait dû croître régulièrement entre 1713 et 1879 à un rythme de +0,14°/an (160 km/an) pour devenir la GTR. Cela est hautement improbable puisque aucun rapport d'observation de grande tache n'existe au cours de cette longue période et, de plus, aucune croissance continue et soutenue de la taille n'a jamais été signalée dans les vortex de Jupiter.

Dans le sens méridional, la GTR a progressivement diminué sa largeur depuis 1879 à un rythme moyen de -0,03°/an (36 km/an). A noter que cette réduction s'est accélérée depuis 2010 à -0,17°/an et actuellement, le GTR a à peu près la même largeur que le TP. En supposant que la GTR et le Hollow sont des ellipses à demi-axes (a, b), leur excentricité a diminué de 0,92 en 1879 à 0,6 en 2023, c'est-à-dire que les deux deviennent des ovales de forme plus arrondie. Leur aire A=πab a diminué approximativement linéairement et si cette réduction persiste, cela pourrait conduire à l'un des deux cas suivants : la disparition totale de la GTR (comme ce fut le cas de la TP), ou bien l'atteinte d'une taille stable à longue durée de vie. Les chercheurs notent également que l'excentricité et la superficie de la GTR actuelle sont similaires à celles de la TP. 


En ce qui concerne la vitesse, la dérive de vitesse zonale qui avait été observée sur  la TP variait d'environ -10 à -6 m/s alors que celle de la GTR est de -4 à -1 m/s. Cette différence de vitesse peut être due à un décalage de latitude de leurs centres de 1° maximum (par rapport au profil de vent zonal de fond), ou bien être intrinsèque et liée à leurs propriétés dynamiques, ou à une combinaison des deux. Cette vitesse différente est en tous cas un autre argument  indiquant que la TP n'est pas la GTR.

Guidés par ces observations historiques et les données récentes sur la GTR, Sánchez-Lavega et ses collaborateurs ont effectué des simulations numériques de différents mécanismes dynamiques qui auraient pu conduire à la genèse de la GTR. Ils explorent trois scénarios plausibles : une "super-tempête", la fusion de chaînes de vortex plus petits que la GTR, ou sa naissance sous la forme d'une cellule allongée (une proto-GTR) générée par une perturbation des vents zonaux cisaillés méridionalement.

Les résultats de ces simulations, indiquent que les mécanismes de super-tempête et de fusion, bien qu’ils génèrent un seul anticyclone, sont peu susceptibles d’avoir formé la GTR. Les deux phénomènes n’ont jamais été observés à la latitude de la grande tache rouge et, s’ils s’étaient produits, les astronomes de l’époque l’auraient signalé. La cellule allongée, à rotation lente, en revanche, rappelle les premières observations de la GTR au milieu du XIXe siècle, avec cet ovale très allongé. Le mécanisme STrD, qui est une perturbation atmosphérique courante à cette latitude de Jupiter, semble plus plausible pour avoir généré une proto-GTR, selon les chercheurs. Ils expliquent par ailleurs qu'un mécanisme similaire pourrait avoir été à l'origine de la formation des autres grands anticyclones de Jupiter situés entre deux jets plus au sud à 33°S. Enfin, la comparaison de la vitesse de rotation du précurseur de la GTR prédite par les modèles, avec les mesures récentes de la circulation de la GTR effectuées par les missions spatiales, indique que la GTR a augmenté sa vitesse de rotation à mesure qu'elle rétrécissait, acquérant cohérence et compacité, et formant le vortex actuel plus rond.

Il apparaît ainsi que la Grande Tache Rouge n'a pas plus de 360 ans, mais plus modestement environ 200 ans et est en fin de vie. L'étude de Sanchez-Lavega et ses collègues exclut que la GTR se soit formée par la fusion de vortex ou par une super tempête, mais indique qu'elle s'est très probablement formée à partir d'une perturbation d'écoulement entre les deux jets zonaux dans l'atmosphère de Jupiter, opposés entre sa zone nord et sa zone sud. Si tel est le cas, la grande tache aurait dû avoir une faible vitesse tangentielle à sa naissance, qui n'aurait cessé d'augmenter au fil du temps à mesure que sa taille diminuait. Elle finira par disparaître dans quelques décennies, comme la tache ovale qu'avait observé Jean Dominique Cassini sous Louis XIV.

Source

The Origin of Jupiter's Great Red Spot
Agustín Sánchez-Lavega et al.
Geophysical Research Letters (16 June 2024)

Illustrations

1. La Grande Tache Rouge imagée 
2. Dessins et photographies de la TP et de la GTR : a) Cassini le 19 Janvier 1672; b) S. Swabe le 10 Mai 1851; c) Photo par A. Common le 3 Septembre 1879: d) Photo de l'Observatoire Lick le 14 Octobre 1890.
3. Jupiter et sa grade tache imagée en infra-rouge par le télescope Webb (NASA)
4. Agustín Sánchez-Lavega 

vendredi 21 juin 2024

Observation de la précession de la croûte d'une étoile à neutrons


Hercules X-1 est un pulsar à rayons X situé à environ 7 kpc de la Terre. Son émission varie sur trois échelles de temps distinctes : l'étoile à neutrons tourne sur elle-même toutes les 1,2 s, elle est éclipsée par sa compagne toutes les 1,7 jours, et le système présente une période superorbitale mystérieuse de 35 jours, qui est restée stable depuis sa découverte. Aujourd’hui, une équipe d’astrophysiciens vient de trouver une explication convaincante pour cette oscillation du signal de rayons X. Ils publient leur étude dans Nature Astronomy.

mardi 18 juin 2024

Un quasar mature découvert avec Webb 670 mégannées post Big Bang


L'analyse du spectre infrarouge d'un quasar ancien (un objet quasi-stellaire alimenté par un trou noir) suggère que les trous noirs supermassifs et leurs mécanismes d'alimentation étaient déjà complètement matures lorsque l'Univers avait 5 % de son âge actuel (environ 760 mégannées). Une équipe de chercheurs a en effet trouvé un quasar énergisé par un trou noir de 1,5 milliards de masses solaires à un redshift de 7,08 et ils publient leur découverte dans Nature Astronomy

vendredi 14 juin 2024

Une grande fraction de galaxies spirales à redshift élevé révélées avec le télescope Webb


Des astrophysiciens ont trouvé davantage de galaxies spirales semblables à la Voie Lactée dans l'univers jeune, à un redshift compris entre 0,5 et 4, de quoi se gratter la tête une nouvelle fois. L'étude est publiée dans The Astrophysical Journal Letters.

mardi 11 juin 2024

Rencontre possible entre la Terre et un nuage interstellaire dense il y environ 2 millions d'années


Une étude qui vient de paraître dans Nature Astronomy montre que le système solaire aurait pu traverser un nuage interstellaire froid il y a environ 2 millions d'années, avec des conséquences importantes sur le climat et le rayonnement cosmique reçu sur la Terre.
 

samedi 8 juin 2024

Découverte de l'étoile à neutrons la plus lente jamais détectée


Une équipe d'astrophysiciens vient de découvrir l'étoile à neutrons la plus lente jamais détectée grâce aux réseaux de radiotélescopes MeerKAT et ASKAP. Elle a une période de rotation de 54 minutes. L'étude est parue dans Nature Astronomy.

Manisha Caleb (Université de Sydney) et ses collaborateurs recherchaient un sursaut radio rapide dans la zone d'un sursaut gamma (GRB 221009A) lorsqu’ils ont repéré par hasard ce signal radio clignotant lentement dans les données. ASKAP J1935+2148, c'est son nom, est située à une distance de 16000 années-lumière, à l'ascension droite 19 h 35 min 05,126 s ± 1,5″ et à la déclinaison +21° 48′ 41,047″′ ± 1,5″, ce qui est par coïncidence à seulement 5,6′ du célèbre magnétar SGR 1935+2154, et se trouve au bord du reste de supernova dans lequel SGR 1935+2154 est centré. L'observation a duré environ 6 h, révélant 4 impulsions lumineuses d'une durée de 10 à 50 s dans les images. L'inspection des courbes de lumière des impulsions a révélé une période d'environ 54 minutes. Etonnamment, ASKAP J1935+2148 qui est très probablement une étoile à neutrons, affiche trois états d'émission distincts, chacun avec des propriétés totalement différentes des autres Les transitoires radio de longue période de ce type constituent une classe émergente d’événements astrophysiques extrêmes dont seulement trois spécimens sont connus aujourd'hui, avec ce dernier spécimen. Ces objets émettent des impulsions cohérentes et hautement polarisées d’une durée généralement de quelques dizaines de secondes et de périodes de quelques minutes à environ une heure. 

Bien que des naines blanches magnétiques et des magnétars, isolés ou dans des systèmes binaires, aient été invoqués pour expliquer ces phénomènes, aucun consensus clair ne s'est dégagé. Ce nouveau cas, ASKAP J1935+2148, a une période de 53,8 minutes exactement. Ses 3 états d'émission distincts sont premièrement un état d'impulsions brillants avec des impulsions hautement polarisées linéairement avec des largeurs de 10 à 50 secondes ; deuxièmement : un état d'impulsions faibles qui est environ 26 fois plus faible que l'état brillant avec des impulsions hautement polarisées circulairement d'une largeur d'environ 370 millisecondes ; et enfin, troisièmement un état de repos ou d'extinction sans impulsions. Il a été observé que les deux premiers états évoluent progressivement au cours d'une période de 8 mois, l'état éteint étant intercalé entre eux, suggérant des changements physiques dans la région produisant l'émission.

Caleb et ses collaborateurs montrent que la contrainte sur le rayon de la source pour la période observée exclut une origine de naine blanche magnétique isolée. Contrairement aux autres sources à longue période, ASKAP 1935+2148 présente des variations marquées dans les modes d'émission qui rappellent fortement  les étoiles à neutrons. Mais selon les chercheurs, ses propriétés radio remettent en question notre compréhension actuelle de l’émission et de l’évolution des étoiles à neutrons.


Une estimation de la mesure de dispersion du signal radio n’a malheureusement pas été possible en raison de la résolution temporelle grossière de 10 s. Mais Caleb et ses collaborateurs quantifient la polarisation des impulsions et trouvent une polarisation linéaire supérieure à 90 %, ce qui implique des champs magnétiques fortement ordonnés, avec une mesure de rotation de Faraday de +159,3 ± 0,3 rad m-2. En comparaison, la mesure de la rotation de Faraday de SGR 1935+2154 est d'environ +107 rad m−2

Les temps d'arrivée de toutes les impulsions détectées par ASKAP et MeerKAT ont été utilisés pour déterminer la période P et la dérivée de la période P°. Caleb et ses collègues trouvent une valeur de 3225,313 ± 0,002 s pour P et une limite supérieure sur la dérivée de la période, P°, inférieure à 1,2 ± 1,5 × 10-10 s.s-1. L'emplacement d'ASKAP J1935+2148 dans l'espace des paramètres P-P°, qui est fréquemment utilisé pour classer différents types de pulsars, est cohérent avec d'autres sources connues à longue période. ASKAP J1935+2148 réside en fait dans la "vallée de la mort" des pulsars, là où aucun signal radio détectable n'est attendu, ce qui remet en question les théories actuellement acceptées sur l'émission radio associée au ralentissement de la rotation des étoiles à neutrons (spin-down).

En supposant une origine d'étoile à neutrons, la période et la limite supérieure de la dérivée de période correspondent à une intensité de champ magnétique de surface de quelques 1016 G et à une luminosité de rotation de quelques 1026  erg s-1, pour une configuration de champ magnétique dipolaire, un angle d'inclinaison magnétique de 90° et un moment d'inertie de 1045 g.cm². On ne sait pas pourquoi un magnétar posséderait encore un champ magnétique aussi important à ce stade de son évolution. Alors que ASKAP J1935+2148 est assez semblable à GLEAM-X J1627−5235 et à GPM J1839−10, en revanche, la luminosité radio observée d'ASKAP J1935+2148 est beaucoup plus grande que la luminosité déduite du spin-down, ce qui suggère que des mécanismes d'émission alternatifs doivent être impliqués pour expliquer ces transitoires radio de longue période.

Et, pour les chercheurs, les divers états d'émission de cet objet rare offrent des informations précieuses sur les processus magnétosphériques et les mécanismes d'émission, montrant des similitudes avec les pulsars PSR J1107−5907, PSR B0823+26 et PSR B2111+46. Mais ils constatent que l'explication de l'émission radio via la production de paires au sein de magnétosphères dipolaires présente des défis considérables. Ils notent cependant qu'un champ magnétique important peut alimenter l'émission radio observée via la dissipation d'énergie qui serait due aux événements de reconnexion magnétique, ou bien à la détorsion des lignes de champ due au mouvement plastique de la croûte de l'étoile à neutrons.

Des simulations de synthèse de population intégrant divers paramètres tels que les masses, les rayons, les fractions de rayonnement et le champ magnétique montrent que seul un nombre limité d'émetteurs radio à longue période provenant d'étoiles à neutrons devraient exister dans la Galaxie. Alors que les naines blanches magnétiques ont été considérés comme responsables de l'émission radio observée dans des deux autres sources radio à longue période (GLEAM-X J1627−5235 et GPM J1839−10), cette solution est exclue pour ASKAP J1935+2148. Pour Caleb et ses collaborateurs, il est beaucoup plus probable qu’ASKAP J1935+2148 soit un magnétar ou une étoile à neutrons à période ultra longue, isolés ou bien dans un système binaire, même si ses caractéristiques posent des questions sur les modèles actuels des étoiles à neutrons.

Source

An emission-state-switching radio transient with a 54-minute period

M. Caleb et al.

Nature Astronomy (5 june 2024)

https://doi.org/10.1038/s41550-024-02277-w


Illustrations

1. Localisation avec ASKAP de la source J1935+2148, image centrée sur le magnétar galactique SGR +1935+2154 (Caleb et al.)

2. Graphe de la dérivée de la période en fonction de la période montrant la position singulière de ASKAP J1935+2148 (Caleb et al.)

3. Marisha Caleb


mercredi 5 juin 2024

L'étonnant minisatellite bilobé de l'astéroïde Dinkinesh


Dinkinesh est un petit astéroïde en orbite autour du Soleil près du bord intérieur de la ceinture principale d'astéroïdes à une distance du Soleil de 2,19 UA. A partir des observations de la sonde Lucy à moins de 450 km de l’astéroïde, une équipe d’astrophysiciens révéle que Dinkinesh, qui a un diamètre effectif de seulement 720 m, est d'une complexité inattendue. Ils confirment la découverte d’un satellite binaire de contact (le premier du genre) autour de Dinkinesh. Il est maintenant nommé (152830) Dinkinesh I Selam. L’étude est parue dans Nature.

(152830) Dinkinesh a été ajouté tardivement à la mission Lucy et devait principalement servir à tester en vol un système autonome de télémétrie et de suivi qui constitue un élément essentiel des opérations de Lucy. Il s'agissait d'une cible attrayante parce que la géométrie du survol imitait étroitement celle des cibles troyennes qui sont les cibles de Lucy. Lucy s'est approchée de Dinkinesh avec une vitesse relative de 4,5 km s-1. Lors de l'approche la plus faible, Lucy était à 430,629 ± 0,045 km de Dinkinesh et l'angle Lucy-Dinkinesh-Soleil était de 30°. Les images à haute résolution que nous offrent Harold Levison (Southwest Research Institute, Boulder) et ses collaborateurs montrent que la forme de base de Dinkinesh rappelle les formes observées dans la population des astéroïdes géocroiseurs (par exemple, Moshup, Bennu, Ryugu et, dans une moindre mesure, Didymos). Dinkinesh est également de taille similaire. Il a un diamètre effectif de 719 m, alors que Bennu, Ryugu et Didymos ont des diamètres effectifs compris entre environ 560 m et 900 m. Comme ces objets, Dinkinesh est dominé par une crête équatoriale proéminente. Il présente également une large dépression presque perpendiculaire à la crête. Bien que Ryugu et Didymos présentent des caractéristiques similaires, la dépression sur Dinkinesh semble plus importante. Et la crête recouvre le creux, ce qui implique qu'il s'agit de la plus jeune des deux structures. Mais on ne dispose pas d'informations sur leur âge absolu et elles pourraient donc s'être formées au cours du même événement.

Grâce aux images à haute résolution obtenues tout au long de la rencontre, les chercheurs peuvent reconstruire des modèles de forme pour chacune des composantes. En raison de la petite taille de Dinkinesh et de Selam, il n'a été possible d'obtenir des images à résolution utile que pendant quelques minutes avant et après le survol. La rotation de Dinkinesh a été observée, mais la quantité de terrain supplémentaire révélée par la rotation était faible (environ 10 %) par rapport à la partie non éclairée du corps. Aucun mouvement rotatif ou orbital de Selam n'a pu être observé en revanche. L'illumination de l'hémisphère anti-solaire de Dinkinesh par Selam était trop faible pour être observée. Ainsi, seul un hémisphère de chaque corps est visible sur les image. Mais des contraintes sur les hémisphères non observés ont tout de même été fournies par la photométrie de Lucy lorsqu'elle était trop éloignée pour résoudre les cibles. A partir des données enregistrées, Levison et ses collaborateurs parviennent à déterminer que Selam a une période de rotation de 52,44 ± 0,14 h, comparable à la période de 52,67 ± 0,04 h qui avait été trouvée à partir des observations au sol. La courbe de lumière après la rencontre montre également des creux dus à des éclipses mutuelles de Dinkinesh et Selam avec la même périodicité de 52 heures, démontrant que la période orbitale de Selam est très similaire à sa période de rotation. Le système semble donc verrouillé par les effets de marée.

Selam est particulier parce qu’il est constitué de deux lobes de taille presque égale avec des diamètres de 210 m et 230 m. Il est en orbite autour de Dinkinesh à une distance de 3,1 km. Et Levison et ses collaborateurs constatent que les centres de Dinkinesh et les deux lobes de Selam sont alignés, ce qui est cohérent avec un système verrouillé par la marée. La chronologie des événements dans la courbe de lumière après la rencontre, par rapport à la position orbitale de Selam pendant le survol, montre que son orbite doit être rétrograde par rapport à l'orbite héliocentrique de Dinkinesh.

Pour les chercheurs, l'état dynamique, le moment angulaire et les observations géomorphologiques du système indiquent que la crête et le creux de Dinkinesh sont probablement le résultat d'une rupture de masse résultant de la mise en rotation par l’effet YORP (Yarkovsky–O’Keefe–Radzievskii–Paddack), un effet du rayonnement solaire sur la rotation d’un petit corps. Cette perte de masse aurait été suivie d'une réacrétion partielle de la matière rejetée. Et Selam s'est probablement accrété à partir du matériau rejeté lors cet événement selon eux.



Dinkinesh partage de nombreuses caractéristiques avec d'autres astéroïdes de taille similaire, à la fois proches de la Terre et de la ceinture principale, et il est le seul objet de la ceinture principale de taille inférieure au kilomètre qui a été étudié à courte distance à ce jour. On sait qu’environ 15% des petits astéroïdes sont observés comme étant des systèmes binaires. Pour ceux qui sont bien caractérisés, le modèle dominant est un système avec un corps secondaire synchrone dans une orbite presque circulaire à environ 3 rayons du primaire. Mais Selam se différencie de ce schéma, avec un demi grand axe qui vaut 9 fois le rayon de Dinkinesh. La période de rotation de Dinkinesh est également plus longue que la période d'environ 2,5 h typiquement observée dans la population des astéroïdes binaires. Un scénario possible selon Levison et ses collègues est que Selam se soit formé à l'origine plus près de Dinkinesh et aurait ensuite évolué vers un plus grand demi-grand axe par une interaction de marée et/ou un effet YORP qui aurait également ralenti la rotation de Dinkinesh.

Pour expliquer la structure binaire de contact de Selam, les chercheurs évoquent trois scénarios. La nature binaire de Selam impose des contraintes importantes sur la formation de ce système de satellites, quelle que soit la manière dont il s'est formé. Tout d'abord, le fait que les deux lobes aient presque le même diamètre indique que le processus de formation des satellites de Selam favorise la construction d'objets d'une taille particulière. Deuxièmement, les deux lobes sont des corps distincts, de sorte que le processus qui a réuni les deux lobes doit l'avoir fait avec une vitesse suffisamment faible pour que les lobes aient survécu.

La complexité inattendue du système de Dinkinesh suggère fortement que les petits astéroïdes de la ceinture principale sont plus complexes qu'on ne le pensait. Le fait qu'une binaire de contact puisse se former en orbite autour d'un objet plus grand indique même un possible nouveau mode de formation de petits corps bilobés (on pense notamment à Itokawa). Ces petits corps à double lobe auraient pu naître dans les mêmes conditions que ce qu’aurait vécu Dinkinesh en perdant de la matière par effet YORP, une matière qui se serait ensuite réacrétée pour former deux petits satellites simultanément, ou bien deux petits satellites à deux époques distinctes, mais qui se seraient dans les deux cas recollés entre eux plus tard, ou bien un seul satellite un peu gros qui se serait scindé en deux puis recollé.

 

Source

 

A contact binary satellite of the asteroid (152830) Dinkinesh

H. Levison et al.

Nature 629 (30 May 2024).

https://doi.org/10.1038/s41586-024-07378-0

 


Illustrations


1. Dinkinesh et Selam imagés par Lucy (Southwest Research Institute)

2. Dinkinesh et Selam imagés par Lucy (Southwest Research Institute)

3. Schéma des trois scénarios proposés par les auteurs (H. Levison et al.)

3. Harold Levison

dimanche 2 juin 2024

Parution de mon nouveau roman scientifique : IMPACT

IMPACT relate une histoire fictive mais dont la probabilité est néanmoins de plus en plus importante au fur et à mesure des lancements de satellites de constellations. L'histoire d'une catastrophe annoncée depuis presque cinquante ans.

Donald Kessler l’avait prédit dès 1978. En cet été 2025, le nombre de satellites en orbite avait atteint une limite au-delà de laquelle l’impact d’un débris spatial provoquant une fragmentation pouvait avoir une conséquence catastrophique, déclenchant une réaction en chaîne qui allait tout emporter.

En seulement trois mois, le monde allait connaître un bouleversement sans précédent dans l’histoire des technologies. Après presque soixante dix ans d’avancées dans la conquête spatiale, le syndrome de Kessler tant redouté par les plus avertis avait  bel et bien démarré, menant à une catastrophe orbitale aux multiples conséquences. Il faudrait désormais apprendre à vivre dans un nouveau monde.

Retrouvez dès maintenant IMPACT en accès libre :

Télécharger

PDF - EPUB


Feuilleter :

IMPACT by Eric Simon


Ecoutez les chapitres, jour après jour : 


vendredi 31 mai 2024

Nouvelle cartographie des 373 volcans de Io, grâce à Juno


La première carte précise des volcans de Io (satellite de Jupiter) vient d’être publiée par des chercheurs américains après avoir exploité la sonde Juno en orbite jovienne. Au total, 343 sources de chaleur ont été identifiées à la surface du satellite jovien, portant son nombre de volcans connus à 373. Et les chercheurs observent une apparente disparité de la puissance des volcans entre les hémisphères et les pôles… L’étude est publiée dans The Planetary Science Journal.

On connaît depuis longtemps l’origine de l'activité volcanique sur Io : elle est alimentée par la dissipation des marées dans ses couches internes, qui sont induites par son mouvement autour de Jupiter. Io est ainsi le corps le plus volcaniquement actif du système solaire. Mais les estimations de l'énergie thermique totale émise par les sources volcaniques ont souvent été jusqu’à 10 fois plus importantes que celles expliquées par les modèles de chauffage par marée à l'équilibre. Les estimations du flux de chaleur par unité de surface couvrent donc une large gamme d'une région à l'autre.

Il faut se rappeler que l'évolution orbitale d'Io est étroitement liée à celles d'Europe et de Ganymède. La rétroaction cyclique entre l'évolution thermique et l'évolution orbitale devrait entraîner des oscillations synchronisées dans le chauffage par les marées des trois lunes avec des périodes de l'ordre de 100 millions d’années. La compréhension de l'évolution du système nécessite des observations spatiales des processus volcaniques, géophysiques et orbitaux d'Io pour comprendre son évolution thermique et orbitale. En même temps, Io est un laboratoire extraordinaire de la taille d'une planète qui permet d'examiner l'évolution de sa température avec son orbite.

Les données envoyées par la sonde Juno de la NASA depuis son orbite polaire autour de Jupiter ont révélé les volcans polaires d'Io dans l'infrarouge à des échelles spatiales allant jusqu'à 13 km/pixel. Les nouvelles détections de points chauds de son instrument Jupiter Infrared Auroral Mapper (JIRAM) ont été ajoutées par Ashley Davies (Jet Propulsion Laboratory) et ses collaborateurs aux analyses précédentes, pour créer une carte actualisée de l'émission thermique volcanique d'Io.

Les observations JIRAM obtenues entre le 27 mars 2017 (orbite PJ05) et le 1er mars 2023 (orbite PJ49) ont permis d'identifier 273 sources thermiques volcaniques actives et , chose nouvelle, de quantifier l'émission thermique des principaux volcans polaires d'Io. Les données JIRAM fournissent un instantané global de l'endroit où l'activité volcanique effusive à haute température (des silicates fondus) se déroule actuellement sur Io.

Les observations polaires de JIRAM sur Io ont permis de combler les lacunes de la carte de l'activité volcanique qui avait été initialement produite en 2015, pour créer la première carte véritablement globale de l'activité volcanique en cours sur Io, à partir des points chauds détectés.


Davies et ses collaborateurs trouvent de faibles corrélations entre la distribution longitudinale de l'émission thermique volcanique et les modèles de chauffage interne intégrés radialement. Les meilleures corrélations sont trouvées avec un chauffage par marée de l'asthénosphère peu profonde et des modèles d'océan de magma. Les corrélations négatives sont obtenues avec le modèle de chauffage du manteau profond.

Pour les chercheurs, la présence de volcans polaires soutient, mais ne confirme pas nécessairement, la présence d'un océan de magma sur Io. Davies et ses collaborateurs constatent que le nombre de volcans actifs par unité de surface dans les régions polaires n'est pas différent de celui des basses latitudes, mais que les volcans polaires de Io sont plus petits, en termes d'émission thermique, que ceux des basses latitudes. Les volcans polaires émettent deux fois moins d'énergie que les volcans des basses latitudes (le pôle nord à lui seul émet environ 44 % d'énergie en moins par unité de surface que celle émise aux basses latitudes). Par ailleurs, quand ils comparent les deux pôles, les chercheurs voient que l'émission thermique des volcans de la calotte polaire sud est deux fois moins importante que celle des volcans de la calotte polaire nord. Il existe donc des dichotomies apparentes en termes d'advection volcanique et de production d'énergie résultante à la fois entre les hémisphères subjoviens et antijoviens, entre les régions polaires et les latitudes inférieures, ainsi qu'entre les régions polaires nord et sud.

Les planétologues attribuent ces différences à d’éventuelles asymétries internes ou bien à des variations de l’épaisseur de la lithosphère de Io.

Lorsqu’on utilise le nombre de points chauds, plutôt que l'émission thermique volcanique, cela ne permet pas de différencier les modèles d'océan magmatique et d'asthénosphère. Les distributions des flux de chaleur volcanique et des points chauds ne sont pas compatibles avec les modèles actuels de chauffage par les marées et d'advection volcanique. Il devient clair que le flux de chaleur de Io n'est pas bien pris en compte par ces modèles et que le chauffage intérieur de Io est plus complexe qu'on ne le pensait, impliquant probablement un océan magmatique global ou partiel.

La mesure de la distribution de l'émission thermique de fond (c'est-à-dire qui n'émane pas manifestement de l'activité volcanique actuelle ou récente) est une mesure cruciale qui devrait fournir des contraintes supplémentaires pour la modélisation future de l'intérieur de Io. Dans l'état actuel des choses, la nouvelle carte de l'émission thermique volcanique de Io constitue néanmoins une condition limite importante que les modèles de flux de chaleur de Io doivent reproduire.

 

Source

New Global Map of Io's Volcanic Thermal Emission and Discovery of Hemispherical Dichotomies

Ashley Davies et al.

The Planetary Science Journal, Volume 5, Number 5 (27 May 2024 )

https://doi.org/10.3847/PSJ/ad4346

 


Illustrations


1. Les volcans de Io vus en infra-rouge par Juno (NASA/JPL)

2. Cartographie des volcans établie par les auteurs (Ashley Davies et al.)

3. Ashley Davies

mercredi 29 mai 2024

Nouvelle preuve d'une activité volcanique actuelle sur Vénus


De nouvelles preuves viennent d'être obtenues sur l'activité volcanique en cours à la surface de Vénus, suite aux premières mise en évidence en 2021 et 2023 (épisodes 1240 et 1470) . Les planétologues ont comparé des images radar de la sonde Magellan à plusieurs époques et ils voient du mouvement... Ils publient leur étude dans Nature Astronomy.

On sait que la surface de Vénus a subi des altérations substantielles en raison de l'activité volcanique tout au long de son histoire géologique, et certaines caractéristiques volcaniques suggèrent que cette activité a persisté au moins jusqu'à il y a 2,5 millions d'années. En novembre 2021, des preuves convaincantes de changements dans la morphologie de la surface d'un évent volcanique sur le flan de Idunn Mons avaient été interprétées comme une indication potentielle d'une activité volcanique en cours.  Puis ce fut ensuite le même type d'observations rapportées en mars 2023 dans une autre zone de Vénus, nommée Maat Mons. Jusque là, l'activité volcanique géologiquement récente sur Vénus avait été déduite de preuves indirectes, comme des variations de l'abondance en SO2 ou de phosphine dans l'atmosphère, ainsi que des données d'émissivité thermique de surface et des analyses morphologiques de caractéristiques volcaniques. 

Étant donné que Vénus pourrait connaître jusqu'à 42 éruptions par an selon plusieurs études, avec environ 20 éruptions sur une période de 60 jours, l'exploration des données de la sonde Magellan pourrait révéler de nouvelles informations sur les activités volcaniques de Vénus. En particulier, l'analyse d'images radar de la même région observée à différentes époques et la recherche de changements dans la morphologie de la surface à proximité de caractéristiques volcaniques comme des cônes ou des coulées de lave peuvent fournir des informations sur l'activité géologique de la planète. 

La sonde Magellan, qui utilisait un radar à synthèse d'ouverture fonctionnant à une longueur d'onde de 12,6 cm, a mené l'étude la plus approfondie et la plus détaillée de Vénus à ce jour, qui a abouti à une cartographie à haute résolution de 98 % de la planète.

Pour étudier les altérations survenues au fil du temps dans la morphologie de la surface de Vénus, Davide Sulcanese (Università d’Annunzio, Pescara, Italie) et ses collaborateurs ont comparé des images radar des mêmes régions observées en 1990 puis en  1992 par la  sonde Magellan.  Ils ont  utilisé des mosaïques générées à partir d'enregistrements qui ont une résolution spatiale moyenne de 150 m et ont qui été rééchantillonnées à une taille de pixel de 75 m.
Les chercheurs ont analysé les régions de Vénus observées par Magellan lors du cycle 1 d'observations (de mi-septembre 1990 à mi-mai 1991) et du cycle 3 (de mi-janvier à mi-septembre 1992). Comme la rétrodiffusion radar est intrinsèquement affectée par l'angle d'incidence, afin d'atténuer cet effet et d'améliorer la comparabilité entre différents angles d'incidence, les valeurs des pixels dans les mosaïques ont subi une correction globale basée sur la loi de Muhleman. Cette normalisation, appliquée uniformément sur Vénus, a atténué l'influence de l'angle d'incidence sur les valeurs de rétrodiffusion.

Sulcanese et ses collaborateurs ont trouvé des variations dans la rétrodiffusion radar de différentes caractéristiques d'écoulement qui sont selon eux liées au volcanisme sur le flanc ouest de Sif Mons et dans l'ouest de Niobe Planitia. Ces changements s'expliqueraient par de nouvelles coulées de lave liées aux activités volcaniques qui ont eu lieu pendant la mission de cartographie de Magellan avec son radar à synthèse d'ouverture. Cette étude fournit des preuves supplémentaires à l’appui d’une Vénus actuellement géologiquement active.

En supposant que les caractéristiques identifiées sur Sif Mons et Niobe Planitia sont bien des coulées de lave, les chercheurs estiment les flux volcaniques vénusiens. Ils obtiennent les valeurs de 3,78 et 5,67 km3 par an, en considérant une épaisseur minimale d'écoulement de 3 m. Ces valeurs sont considérablement supérieures aux estimations précédentes pour Vénus, qui variaient de 0,01 à 0,1 km3 par an. Les estimations précédentes étaient dérivées d'évaluations du volume de matériaux en éruption nécessaire pour répondre aux distributions des cratères résultant du resurfaçage volcanique. Les résultats de Sulcanese et al. se situent en revanche bien dans la plage de 1 à 11 km3 par an, qui avait été estimée à partir de différents modèles de rapports de masse soufre/silicium dans le matériau d'éruption. 

Les planétologues précisent que, en considérant une épaisseur de lave maximale de 20 m, ils obtiennent des débits de 25,2 et 37,8 km3  par an, ce qui est comparable au taux moyen de production volcanique sur Terre au cours des 180 dernières mégannées, qui a été estimée entre 26 et 34 km3 par an . Cela fait dire à Sulcanese et son équipe que non seulement Vénus pourrait être beaucoup plus active volcaniquement qu’on le pensait auparavant, mais que son activité volcanique pourrait également être du même ordre de grandeur que celle estimée pour la Terre.

Ces découvertes soulignent l'importance de la poursuite de l'exploration de Vénus, notamment par les missions à venir telles que VERITAS et EnVision. Grâce à leur technologie radar avancée, ces missions pourraient fournir des images de la surface de Vénus avec une résolution encore plus élevée que celle de Magellan (30 m par pixel, voire 1 m par pixel).


Source

Evidence of ongoing volcanic activity on Venus revealed by Magellan radar
Davide Sulcanese et al.
Nature Astronomy (27 may 2024)

Illustrations

1. Vénus sans ses nuages imagée en radar par Magellan (NASA)
2. Les deux zones révélant des coulées de lave (Davide Sulcanese et al.)
3. Davide Sulcanese