samedi 22 octobre 2011

Des neutrinos stériles pour révolutionner physique et cosmologie ?

Après l'annonce fracassante sur la mise en évidence de neutrinos supraluminiques par l'expérience OPERA (qui s'est révélée être due à une erreur expérimentale), on se penche vers ces leptons pas banals que sont les neutrinos... Et saviez-vous qu'avant la mise en évidence d'une vitesse bizarre, les neutrinos avaient déjà montré une anomalie totalement incomprise ?

Cette anomalie s'appelle dans le jargon l'"Anomalie des Neutrinos de Réacteur" (ANR). Qu'est ce que c'est ? Et bien il se trouve que tous les réacteurs nucléaires de production d’électricité ou de recherche produisent dans leur cœur une quantité phénoménale de neutrinos (ou plutôt d'antineutrinos, mais ça ne change rien à notre histoire) . Ils sont émis au cours de la décroissance radioactive des produits de fission issus de la fission nucléaire de l'uranium 235 ou du plutonium 239.
La décroissance béta transforme un noyau radioactif en un noyau différent (encore radioactif ou bien stable) par l'émission d'un électron (rayonnement béta) accompagné d'un antineutrino électronique.
Ces antineutrinos interagissent très faiblement avec la matière qui les entoure et peuvent donc sortir allègrement des centrales nucléaires, a contrario - heureusement- des autres rayonnements (alpha, béta, gamma ou neutronique).
Rassurez-vous tout de suite, ces neutrinos ou antineutrinos n'ont aucun effet néfaste pour nous, puisqu'ils nous traversent totalement sans laisser la moindre énergie dans nos cellules.
En revanche, on arrive à construire des détecteurs qui permettent de les arrêter et donc de les détecter et de les compter....
Et c'est là que le bât blesse. Lorsque l'on dénombre les antineutrinos qui arrivent à proximité (quelques dizaines de mètres) des réacteurs - la manip a été effectuée sur une dizaine d'installations nucléaires - , et bien le nombre auquel on s'attend à partir de nos modèles physiques prenant tout en compte, ne correspond pas au nombre mesuré!
Il en manque. Environ 6%. Et on ne comprend pas pourquoi on observe ce résultat systématiquement sur des centrales aussi différentes que des centrales russes, françaises, américaines, ...
Alors on se met à échafauder des nouvelles théories, puisque ces neutrinos semblent vraiment devant être à l'origine d'une nouvelle physique...
Il faut se rappeler également que les neutrinos sont les deuxièmes particules les plus abondantes dans l'Univers, juste après les photons.
Vous avez bien lu : on ne connaît presque rien sur les particules les plus abondantes dans l'Univers (visible) après les photons. Et là on ne parle pas de matière noire... Mais attendez! Y'a peut-être bien un lien...
Détecteurs de l'expérience DoubleChooz, à la recherche des oscillations manquantes des neutrinos
Quelle est l'une des solutions avancées pour résoudre cette Anomalie des Neutrinos de Réacteurs ? Et bien comme on le sait, il existe dans le modèle standard actuel de la physique des particules 3 types de neutrinos (et leur anti associé) : le neutrino électronique, le neutrino muonique et le neutrino tauique. Ces trois leptons interagissent chacun à leur manière par interaction électrofaible avec les leptons. Bien. Et on sait également qu'il existe un phénomène d'oscillation qui permet à ces 3 neutrinos de se transformer en l'une des deux autres saveur : un neutrino e peut se transformer en neutrino mu avec une certaine probabilité puis redevenir un neutrino e par exemple.
Cette oscillation "classique" désormais même si découverte il y a moins de 15 ans, ne permet pas d'expliquer l'ANR. En revanche... en revanche... si on invente un quatrième neutrino, qui aurait la subtile caractéristique de n'interagir avec strictement rien, mais pourraient osciller avec les trois autres neutrinos  en se transformant avec lui, alors là... tout devient possible et pourrait résoudre l'ANR. Ce nouveau type de neutrino s'appelle le neutrino stérile. Stérile parce que ne produisant aucune interaction avec la matière.

Mais il y a un petit abus de langage quand on dit "aucune interaction", et c'est là que ça devient fort intéressant cosmologiquement parlant... parce que ce neutrino stérile, comme ces confrères non-stériles, aurait une petite masse. Oh, peut-être seulement 1 électron-volt, ce n'est pas grand chose, mais, ça ne vous dit rien une particule très abondante dans l'Univers, qui n'interagit avec rien, mais qui produit des effets gravitationnels par sa masse ? Une matière bien noire...
Rencontre de chercheurs au Kavli Institute for Cosmological Physics (KICP) à Chicago.

Mais revenons à notre Anomalie des neutrinos de réacteur et à cette hypothèse de 4ème sorte de neutrinos. Une récente étude [2] a montré qu'en fait, une seule famille de neutrinos stériles ne suffisait pas a expliquer l'ensemble du phénomène observé sur toutes les centrales depuis des dizaines d'années, il en faudrait en fait 2 ! Soit 3 neutrinos "normaux" et 2 neutrinos stériles.

Et ce n'est pas tout ! Quoi ? Et bien l'ajout de 2 neutrinos stériles dans le modèle de la physique des particules a en plus un impact énorme sur plein de domaines en permettant d'expliquer nombre de questions restant en suspend !
En effet, l'existence de ces 2 neutrinos stériles autorise ce qu'on appelle la violation de la symétrie CP (Charge-Parité) pour les leptons - c'est la symétrie qui fait que particules et antiparticules agissent comme des miroirs les unes pour les autres - ou bien autorise l'existence d'une différence entre oscillation des neutrinos et oscillation des antineutrinos... C'est énorme.
Une telle violation de CP peut ainsi aider à expliquer un truc mal compris en astrophysique stellaire (plus exactement en nucléosynthèse), ce qu'on appelle le "processus-r", dans lequel les éléments lourds sont produits dans les étoiles par réactions nucléaires de capture de neutrons rapides (id est très énergétiques). Elle permet aussi d'expliquer un autre phénomène mal saisi qui est la production d'éléments lourds au cours de bursts de neutrinos lors des explosions de supernovae.

Cerise sur le gâteau, la violation de CP pour les leptons peut permettre d'expliquer pourquoi l'Univers est dominé par la matière et non par l'antimatière!... Cette problématique est aujourd'hui encore totalement incomprise, ce serait effectivement énorme.

Au vu de toutes ces implications merveilleuses à la fois pour la physique des particules, la physique nucléaire, l'astrophysique et la cosmologie, on peut rêver à une mise en évidence expérimentale de ces neutrinos stériles, à côté de laquelle la découverte du boson de Higgs tant médiatisée ne vaut pas tripette...

Mais ne nous affolons pas, car il reste tout de même quelques problèmes de cohérence malheureusement... Kopp et al. indiquent que la somme des masses des 5 neutrinos proposés devrait être d'environ 1.7 eV, or, d'après le modèle cosmologique en vigueur, cette masse neutrinoique ne devrait pas excéder de 0.7 à 1.5 eV, sinon quoi l'Univers ne ressemblerait pas à ce que nous pouvons voir toutes les nuits...C'est un peu embêtant.

Il ne reste donc plus qu'à essayer de prouver leur existence expérimentalement, et c'est ce que vont faire (ou continuer à faire) plusieurs équipes de chercheurs à travers le monde dans les années à venir, par exemple à l'aide d'expériences exploitant des sources radioactives, des réacteurs nucléaires, des accélérateurs ou même la détection des neutrinos venant de l'atmosphère comme l'expérience IceCube située au Pôle Sud.

Par moments j'ai vraiment l'impression de vivre une époque formidable...


Bibliographie : 
  • [1] Louis W.C., Nature 478, 328–329 (20 October 2011)
  • [2] Kopp, J., Maltoni, M. & Schwetz, T. Phys. Rev. Lett. 107, 091801 (2011)
  • [3] Mention, G. et al. Phys. Rev. D 83, 073006 (2011)

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1 commentaire :

Anonyme a dit…

C'est un article agréable à lire. Durant mon stage, j'ai étudié la modélisation des spectres antineutrinos issus de ces réacteurs nucléaires. La théorie utilisée pour modéliser ces spectres n'est pas aboutie. Il reste du travail! Mais ça peut être une découverte super intéressante.