vendredi 17 avril 2015

La différence de masse entre proton et neutron obtenue par calcul pour la première fois

Ça pourrait paraître trivial, mais ça ne l'est pas du tout ! Des chercheurs européens viennent de réussir à calculer avec une très bonne précision la différence de masse qui existe entre le proton et le neutron. Ils l'ont calculée uniquement grâce aux théories de l'électrodynamique quantique (la QED, qui décrit la force électromagnétique) et de la chromodynamique quantique (la QCD, qui décrit elle la force nucléaire forte).



La différence de masse existant entre un neutron et un proton vaut très exactement 0,14% de la masse moyenne du proton et du neutron (la masse du neutron vaut 939,565 MeV et celle du proton 938,272 MeV).
Cette petite différence de 1,29 MeV entre nos deux nucléons préférés est fondamentale pour nous tous. En effet, si cet écart de masse était différent, l'Univers ne ressemblerait pas du tout à ce que nous connaissons...
Si cette différence de masse était plus faible que la masse de l'électron (0,511 MeV), même très légèrement, les atomes d'hydrogène se seraient transformés immédiatement en neutrons + neutrinos, par un effet qu'on appelle la désintégration béta inverse (le proton et l'électron fusionnent). A l'inverse, si la différence de masse entre le neutron et le proton était inférieure à sa valeur actuelle mais supérieure à la masse de l'électron, les conséquences seraient dramatiques : l'Univers primordial aurait rapidement et très efficacement produit une fusion de l'hydrogène en hélium, ne laissant presque plus d'hydrogène pour fournir du carburant aux étoiles, il n'y aurait pour ainsi dire pas existé d'étoiles. 
Et si l'écart de masse entre protons et neutrons était supérieure à ce qu'elle est, la synthèse des noyaux au delà de l'hydrogène serait très difficile, voire impossible, et donc adieu nos beaux atomes de carbone, d'oxygène et autres, adieu nos belles molécules...

Il y a deux contributions fondamentales à la différence de masse entre neutrons et protons, qui diffèrent, rappelons-le, seulement par un de leur trois quarks constitutifs (quarks u,u,d pour le proton et u,d,d pour le neutron) : ces deux contributions sont d'une part les interactions électromagnétiques entre les trois quarks et la différence de masse entre le quark Up (u) et le quark Down (d).
Ce qui est contre intuitif, c'est que, si le proton ne différait du neutron que par sa charge électrique positive et si cette charge était uniformément répartie, sa masse devrait être plus grande que celle du neutron, à cause de son énergie électrostatique additionnelle (selon Einstein, l'énergie est équivalente à la masse, faut-il le préciser, on exprime d'ailleurs les masses en unité d'énergie). Mais c'est là qu'intervient la structure interne des nucléons, avec leurs trois quarks et leur mer de gluons liant le tout. 


Selon le modèle théorique de la chromodynamique quantique (QCD), les quarks Up et Down se comportent de la même façon avec les gluons, qui sont les bosons médiateurs de la force nucléaire forte entre quarks. C'est le fait que le neutron a un quark Down en lieu et place d'un quark Up, qui le rend plus lourd que le proton : le quark Down se trouve être plus lourd que le quark Up. 
Mais cette vision des quarks est très simplifiée. Pour connaître exactement la différence de masse entre ces deux assemblages de quarks et de gluons que sont le neutron et le proton, les équations de la QED et de la QCD doivent être résolues en même temps. Et il n'y a pas que le neutron et le proton qui possèdent des quarks u et d, il existe aussi une flopée d'autres particules. 
Szabolcs Borsányi, de la Bergische Universität de Wuppertal et ses collègues européens, dont un physicien français de l'Université Aix-Marseille, se sont ainsi attaqué à la résolution de ces équations pour toute une série de particules composites dont le neutron et le proton. Ils ont pour cela profité des progrès gigantesques de la puissance de calcul informatique, qui n'était pas accessible il y a encore quelques années. 
Ecarts de masse calculés pour les couples neutron/proton (DN
mésons Sigma+-Sigma- (DS), Xi-/Xi0 (DX) ou mésons  D+/D0 (DD
) entre autres (Borsanyi et al.)


Ce qui est remarquable dans ces calculs, c'est que les physiciens ont utilisé avec succès une méthode parfois controversée qu'on appelle la renormalisation. Une partie de la masse des quarks Up ou Down est liée à l'énergie de leur champ électrique, qui est une auto-énergie, une quantité divergente, infinie. Mais des quantités finies  ayant un sens physique, peuvent en être extraites en calculant des changements (finis) de cette auto-énergie lorsque le quark se retrouve dans des environnements différents, comme par exemple dans différentes particules. C'est cela qu'on appelle la renormalisation. Le succès du résultat de Szabolcs Borsányi et ses collègues montre que c'est la bonne méthode, même si elle déconcerte pas mal de physiciens.
Szabolcs Borsányi et ses collègues ont donc réussi à calculer pour la première fois l'écart en masse du neutron et du proton, avec une incertitude de quelques dizaines de pourcents seulement, ce qui est une prouesse, et des incertitudes plus faibles pour d'autres particules, et même des prédictions pour des cas encore jamais mesurés expérimentalement.

Avec les progrès futurs de la puissance des ordinateurs, la précision obtenue par ces mêmes calculs pourra être encore grandement améliorée. Cette première est en tous cas un véritable jalon dans le domaine situé à la lisière de la physique des particules et de la physique nucléaire : inclure avec succès dans un même calcul la QED et la QCD avec de grands détails, deux théories si différentes dans leur approche calculatoire...

Grâce à ce type de calculs, la physique nucléaire risque bien de subir une petite révolution en atteignant un degré de précision accru, qui pourrait avoir des implications importantes pour l'astrophysique, par exemple pour l'étude précise des supernovae ou des étoiles à neutrons, qui sont aujourd'hui toujours difficiles à modéliser.


Source : 
Ab initio calculation of the neutron-proton mass difference
Sz. Borsanyi, et al.
Science Vol. 347 no. 6229 pp. 1452-1455 (27 March 2015)

4 commentaires :

Christian Néel a dit…

"avec une incertitude de quelques dizaines de pourcents seulement"...c'est pas une coquille? Vous n'avez pas voulu dire dixièmes ?

Au passage, bravo pour votre excellent site!

Christian Néel

Dr Eric Simon a dit…

@Christian Néel : merci pour votre lecture attentive et vos encouragements. Pour donner une valeur plus précise, les auteurs obtiennent une valeur de l'écart de masse avec une incertitude de 300 keV, soit 23% par rapport à la valeur de 1,29 MeV. C'est déjà une véritable prouesse, et cette incertitude ne pourra que décroître avec l'augmentation de la puissance des ordinateurs (temps de calcul notamment).

guillaume a dit…

A-t-on une idée plus précise de l'intervalle dans lequel la différence de masse proton / neutron doit se situer pour que notre univers puisse exister ?
Une remarque sémantique un peu anecdotique, plutôt que "la QED, qui "dirige" la force électromagnétique ... et la QCD, qui "gère" la force nucléaire forte" le mot "décrit" ne serait-il pas plus approprié ?

Dr Eric Simon a dit…

@Guillaume Merci pour la remarque de sémantique, que j'ai prise en compte. Concernant la question, attention, l'existence de l'univers ne dépend pas de cet écart de masse, ce qui en dépend c'est ce qu'on y trouve dedans. Et on peut dire à l'inverse que ce n'est pas parce que l'écart de masse entre proton et neutron est ce qu'il est que l'univers est comme on le voit, mais plutôt que c'est parce que l'univers est comme ça que l'écart de masse entre neutron et proton vaut 1,29 MeV.
Pour répondre sur l'effet de cet écart de masse, la seule limite brutale c'est la masse de l'électron : dès que l'écrt de masse passe en dessous, il n'y a plus d'hydrogène possible et ne restent que des neutrons... Ensuite, c'est progressif : si l'écart est un peu inférieur à 1,29 MeV, il y a plus de fusion en hélium mais il peut rester encore de l'hydrogène, et si l'écart est supérieur à 1,29 MeV, on a de plus en plus de mal à fabriquer des noyaux lourds, mais il n'y a pas de seuil abrupt.