vendredi 19 octobre 2018

ANITA détecte 2 particules ultra-énergétiques bizarres ayant traversé la Terre


Le 28 décembre 2006, l’instrument ANITA (Antarctic Impulsive Transient Antenna) embarqué dans un ballon au-dessus de l’Antarctique pour détecter des neutrinos ultra-énergétiques par les signaux radio qu’ils induisent dans l'atmosphère (par l’effet Askaryan), a détecté une particule provenant non pas du haut de l’atmosphère, mais du bas, venant de la glace, et un second événement de même type a à nouveau été observé 8 ans plus tard, le 12 décembre 2014. Ces deux événements très bizarres pourraient être les premiers signes d’une physique encore inconnue.




Des particules de haute énergie bombardent constamment notre planète. Lorsqu’elles interagissent avec les molécules de l’atmosphère, elles produisent des cascades de particules secondaires, qui se retrouvent essentiellement sous forme de leptons (électrons, muons, taus). Certaines particules très énergétiques, comme les neutrinos astrophysiques, peuvent produire ces gerbes de particules dans la croûte terrestre.
ANITA a été conçu pour détecter les ondes radio venant de l’atmosphère lorsqu’un neutrino ultra-énergétique y interagit. Les signaux radio provenant du haut sont les plus fréquents, mais il y en a aussi venant du bas, quand les ondes radio sont réfléchies par la glace antarctique. Ces deux types d’ondes radio détectés par ANITA sont très facilement différentiés car la réflexion par la glace a pour effet d’inverser la phase des ondes. ANITA détecte aussi des signaux venant de cascades de particules dans la direction quasi horizontale, et qui ne montrent pas d’inversion de phase.
Dans le troisième vol du ballon emportant le détecteur ANITA à une altitude comprise entre 34 et 38 km, entre décembre 2014 et janvier 2015, 20 événements associés à des particules de haute énergie ont été détectés, mais parmi eux, comme en 2006, un événement venait clairement du bas mais avec une phase non inversée, tout à fait similaire aux signaux détectés dans la direction horizontale. Les chercheurs l’ont nommé l’événement 15717147. Peter Gorham (Université de Hawaii) et ses collaborateurs concluent que le plus probable est que ces deux signaux aient été produits par une cascade de particules induite par une particule très énergétique qui aurait traversé la Terre puis la glace de l’Antarctique avant de ressortir vers le haut. Les chercheurs américains, dans l'analyse qu’ils publient dans Physical Review Letters, évoquent la possibilité qu’il s’agisse d’un neutrino tau de plus de 0,5 EeV (5 1017 électron-volts) qui aurait traversé la Terre qui aurait produit un lepton tau dans l’atmosphère, se propageant du nord vers le sud, ce tau se serait désintégré au passage en produisant une cascade de particules secondaires émergeant par l’Antarctique.


Mais cette hypothèse soulève pas mal de problèmes théoriques selon Gorham : cela signifierait que la section efficace du neutrino tau serait totalement différente de ce que l’on pense, à très haute énergie. Etant donné que la gerbe de particules a émergé de la glace avec un angle de 55,5°, la distance qui aurait été traversée dans la croûte terrestre par le neutrino ultra énergétique vaut environ 7000 km. Une telle longueur (égale à 18 fois la longueur moyenne d’interaction d'un neutrino à 1 EeV) devrait atténuer d’un facteur extrême un neutrino tau de cette énergie selon le modèle standard. L’existence du signal détecté par ANITA signifierait donc que la section efficace d’interaction du neutrino tau serait en fait quasi nulle à très haute énergie, alors que le modèle standard stipule au contraire qu’elle doit être très élevée à haute énergie.

Peter Gorham et ses collaborateurs font ensuite l'hypothèse que ce qu'ils ont observé est quand-même une gerbe étendue produite par la désintégration d'un lepton tau lui-même produit par un neutrino tau, et ils cherchent une source astrophysique possible sachant qu'ils connaissent la direction d'arrivée du neutrino grâce à la direction des ondes radio, avec une incertitude de "seulement" 1,5°. Les seuls phénomènes astrophysiques susceptibles de générer de tels neutrinos sont des GRB (Gamma Ray Bursts, bouffées de rayons gamma) et des supernovas. Les chercheurs ont donc scruté dans les archives si il y avait des GRB ou des supernovas dans la zone du ciel considérée aux deux époques d'observation des événements bizarres par ANITA. 
Les chercheurs ne trouvent aucun GRB qui pourrait coïncider dans l'espace et dans le temps avec les deux événements. Par contre, ils ont trouvé une supernova de type Ia, SN 2014dz, qui se trouvait à 1,19° de la direction de provenance de l'événement 15717147 en décembre 2014 (mais rien pour le premier événement de 2006, ce qui peut s'expliquer par le fait que la zone du ciel correspondant à cet événement là se trouve à 10° du plan galactique où la poussière de notre Galaxie empêche de détecter de nombreuses supernovas lointaines).

SN 2014dz était une supernova relativement proche (située à un redshift z de 0,017, soit une distance de 240 millions d'années-lumière). Et cette supernova avait été découverte 7 jours avant son maximum de luminosité, et à peine 5 heures avant la détection de l'événement 15717147 par ANITA ! La probabilité que la coïncidence soit purement fortuite a été calculée et vaut 0,0034. Mais voilà : si SN 2014dz est la source du neutrino tau ultra énergétique inféré par le signal bizarre de ANITA, étant données ses caractéristiques, la luminosité neutrino de cette supernova devrait largement dépasser sa luminosité totale ...

Pour résumer, rien ne marche comme prévu dans cette histoire. Une porte de sortie à ce mystère, qui permettrait en tous cas de relâcher quelques contraintes serait, selon Gorham et ses collaborateurs, l'existence d'un phénomène de beaming, un faisceau de neutrinos produit par la supernova qui concentrerait l'émission dans une direction privilégiée... Les chercheurs restent prudents et ne s'aventurent pas plus loin dans la recherche de solutions hasardeuses pour expliquer ces signaux très anormaux de ANITA. Une autre équipe de physiciens américains est peut-être moins prudente et a soumis une étude sur les mêmes événements en proposant une solution allant clairement au-delà du modèle standard avec une nouvelle particule, très différente du neutrino tau pour être à l'origine de ces gerbes, mais tant que cette seconde étude n'est pas acceptée après revue par le comité de lecture de Physical Review où elle a été soumise en septembre dernier, nous n'en parlerons pas encore maintenant..
On sent qu'il faudrait détecter encore quelques événements du même type pour déclencher quelque chose de plus grande ampleur. Ce n'est peut-être qu'un début timide, mais passionnant, que nous suivrons avec intérêt. 


Source

Observation of an Unusual Upward-Going Cosmic-Ray-like Event in the Third Flight of ANITA
P.W. Gorham et al.
Physical Review Letters 121, 161102 (18 october 2018)


Illustrations

1) ANITA en cours de préparation pour son troisième vol stratosphérique (NASA)

2) Déploiement du ballon de ANITA (UC Irvine)

3) Principe de détection du détecteur ANITA (Cosmin Deaconu)

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