Les neutrinos, depuis leur découverte, ont connus de multiples anomalies expérimentales qui se sont très souvent révélées des portes ouvertes vers la compréhension de nouveaux processus, voire d’une nouvelle physique, comme l’oscillation et l’existence de masse pour les neutrinos. Une des anomalies toujours incomprise malgré son observation répétée depuis plus de trente ans est l’anomalie des antineutrinos de réacteurs, qui pourrait être expliquée par l’existence d’un quatrième neutrino, un neutrino stérile. Cette anomalie de flux vient à nouveau d’être mise en évidence dans l’expérience américano-chinoise Daya Bay, mais cette fois-ci, elle s’accompagne d’une nouvelle anomalie…
Le complexe nucléaire de Daya Bay (Roy Kaltschmidt, Berkeley Lab) |
L’étude des propriétés des (anti)neutrinos se fait depuis de nombreuses années à proximité de centrales nucléaires, qui sont de très grosses productrices de ces particules élusives si cruciales pour comprendre l’Univers. C’est d’ailleurs à proximité d’une des premières centrales nucléaires que furent observés les (anti)neutrinos pour la première fois en 1956.
La collaboration americano-chinoise Daya Bay a installé six gros détecteurs d’antineutrinos à proximité de trois centrales nucléaires comportant en tout six réacteurs nucléaires identiques de 2,9 GWth. Les détecteurs sont situés à différentes distances des réacteurs (entre 360 m et 1900 m) pour étudier les oscillations des neutrinos en fonction de la distance qu’ils parcourent. Ces détecteurs sont constitués de grandes quantités de scintillateur liquide dopé au gadolinium (20 tonnes chacun) bardées de centaines de photomultiplicateurs.
Spectre d'antineutrinos enregistré par Daya Bay par rapport au modèle théorique (Brookhaven National Laboratory) |
Les détecteurs de Daya Bay sont capables de mesurer non seulement le flux total des antineutrinos électroniques, mais aussi leur énergie, avec une précision encore jamais atteinte auparavant. Les physiciens parviennent ainsi pour la première fois à établir le spectre en énergie des antineutrinos électroniques produits en réacteur avec une précision de l’ordre de 1%.
Les expériences antérieures ayant étudié les antineutrinos de réacteur ont toutes mesuré un flux d’antineutrinos qui montrait un déficit par rapport au modèle théorique (le modèle de Huber-Müller) établi grâce à la connaissance des réactions nucléaires qui ont lieu dans les réacteurs (les fissions nucléaires de l’uranium et du plutonium produisant des isotopes radioactifs émetteurs béta). Toutes sans exception trouvaient un déficit de quelques pourcents, le plus souvent 6%. Et le résultat de la mesure de Daya Bay est formel : là aussi, un déficit de 6% sur le flux des antineutrinos électroniques est clairement visible.
Cette anomalie de flux confirmée une nouvelle fois pourrait asseoir encore un peu plus l’idée de l’existence d’un nouveau type de neutrino, qui serait totalement stérile, c’est-à-dire n’ayant pas la moindre interaction avec la matière hormis par la gravitation. Mais les chercheurs de Daya Bay, qui publient leur étude dans Physical Review Letters, pointent, grâce à la mesure précise de l’énergie des antineutrinos détectés, un élément qui pourrait remettre en cause cette explication.
Poster d'une conférence ayant eu lieu en septembre 2011 à l'Université de Virginie (Virginia Tech) |
La collaboration Daya Bay fournit aujourd’hui la mesure la plus précise du spectre énergétique des antineutrinos et qui est totalement indépendante des modèles théoriques. Les chercheurs ont patiemment collecté plus de 300 000 antineutrinos durant 217 jours en mesurant leur énergie grâce à la mesure de l’énergie des positrons en coïncidence avec des neutrons, que les antineutrinos produisent dans leur détecteur par la réaction inverse de la décroissance béta.
En comparant la forme du spectre en énergie obtenu par rapport à celle attendue d’après le modèle théorique de Huber-Müller, les physiciens de Daya Bay observent une anomalie surprenante : une bosse apparaît dans le spectre aux environs de l’énergie 5 MeV. Il y a un excès d’antineutrinos à cette énergie avec une signifiance statistique de 4 sigmas; cet excès atteint 10% de ce que prévoyait le modèle théorique. Deux autres expériences de détection d’antineutrinos de réacteurs avaient vu un petit excès dans cette même gamme d’énergie, mais avec beaucoup moins de précision et de certitude que ces nouveaux résultats.
Cette découverte implique très probablement la nécessité de revoir les modèles théoriques de physique décrivant ce qui se passe dans les réacteurs nucléaires. L’écart observé dans le spectre en énergie pourrait simplement montrer que certains processus ont été mal pris en compte dans le modèle de Huber-Müller. Si le modèle théorique a un trou dans la raquette, cela peut vouloir dire que l’écart de 6% observé sur le flux total d’antineutrinos par rapport au modèle pourrait lui aussi être expliqué par ces lacunes théoriques. Ces nouvelles données sont d’ores et déjà fondamentales pour les futures grandes expériences étudiant les neutrinos de réacteurs, comme JUNO dans quelques années toujours en Chine.
L’anomalie des antineutrinos de réacteur vieille de plus de trente ans pourrait donc n’être au final qu’une erreur théorique, et le concept de neutrino stérile, presque exclusivement fondé sur l’existence de cette anomalie, prendrait un sérieux coup dans l’aile…
Source :
Measurement of the Reactor Antineutrino Flux and Spectrum at Daya Bay
F. P. An et al. (Daya Bay Collaboration)
Physical Review Letters 116, 061801 (2016)
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