Le 8 décembre dernier, Samuel Ting a rendu public les derniers résultats du détecteur AMS-02 traquant les particules d'antimatière dans le rayonnement cosmique depuis l'ISS. L'excès de positrons à haute énergie se confirme, avec en plus, maintenant, semble-t-il, un début d'excès d'antiprotons. L'origine de ces excès, entre matière noire et d'autres sources pourrait être tranchée en 2024.
Cela fait maintenant 5 ans que AMS-02 (Alpha Muon Spectrometer) est en fonction sur l'ISS. Les derniers résultats, basés sur la collecte de 90 millions de particules, avec parmi celles-ci 16,5 millions d'électrons (e-) et 1,08 millions de positrons (e+), ont été présentés au CERN le 8 décembre. Un excès de positrons par rapport aux électrons avait été très vite observé, et désormais la statistique s'améliore et permet de tracer une courbe du flux en fonction de l'énergie des particules toujours plus précise, et surtout, à toujours plus grande énergie. Comme les rayons cosmiques sont d'autant plus rares qu'ils sont énergétiques, la partie de la courbe à plus haute énergie est celle qui s'affine le plus lentement au fur et à mesure du temps.
Cela fait plus d'une décennie que des signes d'excès de positrons ont été détectés pour la première fois et depuis lors ont été confirmés, notamment par AMS-02 de manière très évidente. Ces particules d'antimatière peuvent avoir plusieurs origines a priori : elles peuvent être des sous produits d'interactions de rayons cosmiques avec le gaz interstellaire, ou bien être produites par des pulsars, ou enfin être le produit final de l'annihilation ou de la désintégration de particules massives de matière noire.
On sait déjà que le nombre de positrons qui peuvent être produits par des interactions sur le gaz interstellaire n'est pas suffisant pour expliquer les flux mesurés par AMS-02. Il reste donc deux hypothèses concurrentes très différentes. Il existe cependant une différence importante entre ces deux sources hypothétiques : les particules de matière noire pourraient également produire d'autres particules d'antimatière en s'annihilant : des antiprotons, ce que les pulsars ne peuvent pas produire.
Et les positrons, s'ils sont produits par annihilation de particules massives de matière noire, devraient avoir une énergie maximale, qui est justement la masse de la particule hypothétique de matière noire.
En mesurant les flux de positrons en fonction de leur énergie, cette hypothèse "matière noire" devrait conduire à une courbe qui plonge brutalement à une certaine énergie, ce que ne doit pas donner l'hypothèse "pulsars".
La nouvelle courbe du flux de positrons en fonction de leur énergie présentée par Samuel Ting le 8 décembre dernier est plus précise que la précédente mais ne montre toujours pas de chute brutale à haute énergie, même si on peut imaginer le début d'une inflexion dans la courbe du flux (points sur le graphe de gauche), mais celle-ci semble moins prononcée dans la courbe de la fraction e+/(e-+e+) qui permet d'obtenir des barres d'erreur plus petites (graphe de droite). Dans les deux types de graphes, la barre d'erreur du dernier point (le plus énergétique) est bien sûr très grande par rapport aux autres points, et c'est celle-là qui importe le plus pour déceler une inflexion de la courbe...
L'évolution de ce flux de positrons et du rapport e+/(e-+e+) en fonction de l'énergie est donc encore compatible avec celle qui est attendue si la source de positrons est de type "pulsars". La courbe en trait plein sur la figure ci-dessus indique quelle serait l'évolution des positrons (flux et fraction e+/total) pour une particule massive de matière noire de 1 TeV.
Les physiciens de AMS-02, à partir des taux de détection qu'ils observent depuis 5 ans dans leur détecteur peuvent maintenant projeter comment pourraient évoluer les barres d'erreurs sur leurs points aux plus hautes énergies. Ils montrent que, si la tendance se confirme et avec une hypothèse d'une particule sombre de 1 TeV, c'est en 2024 qu'ils pourront clairement séparer les hypothèses "pulsars" et "matière noire" (voir figure ci-dessous).
Rappelons que 2024 est la date officielle de la cessation d'activité de l'ISS. Et 8 ans, c'est long, surtout pour le Nobel 1976 Samuel Ting qui a aujourd'hui 80 ans. L'intérêt est donc fort de pouvoir tester l'hypothèse "matière noire", la préférée de Ting (inutile de le préciser) par un autre moyen que par la distribution en énergie du flux de positrons. D'où l'idée d'utiliser la détection des antiprotons. Comme on l'a dit, les pulsars ne peuvent pas produire d'antiprotons, mais en revanche, les rayons cosmiques peuvent en produire par interactions sur le milieu interstellaire.
Les physiciens des astroparticules de la collaboration AMS doivent donc rechercher la présence d'un excès d'antiprotons par rapport à ce que peuvent produire les rayons cosmiques dans le gaz interstellaire. La détection des antiprotons n'est pas difficile pour le détecteur AMS-02 dans l'absolu, mais c'est leur nombre très faible qui la rend très délicate : 1 antiproton pour 10000 protons environ. Et c'est ensuite la détermination de l'origine de ces antiprotons qui est difficile. Il faut en effet connaître précisément comment les rayons cosmiques primaires se propagent et interagissent dans le milieu interstellaire. La prédiction de la fraction des antiprotons qui est due aux interactions cosmiques est donc très dépendante de modèles et on peut aujourd'hui lui faire dire un peu tout et son contraire.
Le porte-parole de la collaboration AMS a ainsi présenté les mesures de flux d'antiprotons obtenues par AMS-02, comparées à une prédiction basée sur un modèle que certains spécialistes jugent bien trop optimiste. Samuel Ting et ses collaborateurs, eux, conclut qu'il existerait bien un excès d'antiprotons par rapport à ce que le modèle des rayons cosmiques prédit, et qui serait par ailleurs compatible avec l'hypothèse "matière noire", ou avec des phénomènes physiques nouveaux (voir figure ci-dessous).
Les physiciens qui ne sont pas d'accord avec cette vision optimiste, bien que fervents partisans de la matière noire sous forme de particules massives, comme par exemple Dan Hooper ou Ilias Cholis, disent que les incertitudes associées aux calculs des collisions de rayons cosmique avec le milieu interstellaire (zone grise ci-dessus) doivent être beaucoup plus grandes et aller jusqu'à englober les points de mesure de AMS, ce qui ne permettrait pas de conclure à la présence d'un excès d'antiprotons.
Là encore, c'est le temps qui devrait permettre de valider ou d'invalider les hypothèses. Seules plus de données peuvent permettre d'avancer dans la compréhension de ce qui se passe réellement.
La présentation de Samuel Ting a également montré d'autres résultats inattendus. Ceux là concernent non plus les antiparticules mais des noyaux d'atome. Le détecteur AMS-02 est en effet capable de détecter et classer des particules chargées en fonction de leur masse, ce qui permet de mesurer les flux de noyaux d'atomes formant le rayonnement cosmique en fonction de leur énergie incidente.
Les chercheurs de AMS ont collecté 50 millions de noyaux d'hélium, 1 million de noyaux de lithium, 0,9 millions de béryllium, 2,3 millions de noyaux de bore, 8,3 millions de noyaux de carbone, et 7,4 millions de noyaux d'oxygène. En analysant comment ils se répartissent en fonction de leur énergie, ils observent une différence significative à haute énergie pour l'hélium et le lithium, par rapport aux modèles généralement utilisés, une anomalie qui est aussi observée pour les protons... Plus étonnant, cette anomalie apparaît pour les trois familles à la même énergie, environ 200 GeV.
En outre, le ratio p/He observé décroit quand l'énergie augmente, alors qu'il devrait rester constant, les deux familles provenant a priori des mêmes sources primaires. Et les ratios d'autres familles de noyaux, eux sont conformes à ce qui était attendu. Il reste donc pas mal de questions ouvertes sur les modèles de rayons cosmiques, qu'ils soient primaires comme les protons et hélium, ou secondaires comme le lithium.
La dense présentation de Ting a également montré comment les physiciens de la collaboration AMS parviennent à fournir une estimation de l'âge des rayons cosmiques. Ils étudient le rapport Be-10/B-10 dont l'un est le produit de la désintégration radioactive de l'autre avec une demie-vie de 1,5 million d'années. L'âge obtenu pour ces rayons cosmiques galactiques est de 12 millions d'années.
Pour finir, je dois mentionner l'événement cité en fin de présentation du physicien sino-américain, qui serait la détection de quelques spécimens de particules très étonnantes, qu'il reste à vérifier vu leur nombre extrêmement faible : des particules ayant une charge électrique de -2 et une masse de 3 nucléons. Il pourrait ainsi s'agir de noyaux d'antihélium-3 (2 antiprotons et un neutron ou antineutron), la première fois que l'on détecterait de l'antimatière "complexe"... Mais il est bien trop tôt pour le crier sur les toits...
Source :
Illustrations :
1) Le détecteur AMS lors de son installation sur l'ISS (NASA)
2) Spectres en énergie du flux de positrons et de la fraction e+/(e-+e+) (Collaboration AMS)
3) Projection des spectres en 2024 (Collaboration AMS)
4) Ratio antiprotons/protons mesuré en fonction de leur énergie, comparé aux modèles (Collaboration AMS)
5) Schéma de l'origine des différents noyaux d'atomes formant le rayonnement cosmique détecté par AMS-02 (Collaboration AMS)
2 commentaires :
Dans un post de 10/2015 vous signaliez une cause alternative à l'excès de positrons, à savoir une prise en compte de l'interaction des rayons cosmiques les plus énergétiques avec l'ISM ; ce modèle prévoyait une augmentation de la fraction de positrons aux hautes énergies (tendant vers 0.57) ; les derniers résultats d'AMS 02 évoquent plutôt un plateau vers 0.10/0.20 ; peut-on dors et déjà exclure ce modèle, les 2 seules possibilités restant les wimps et les pulsars ?
Effectivement, on voit qu'entre la courbe montrée en 2015 et celle-ci, les barres d'erreurs des derniers point ont bien diminuées et laissent penser à l'apparition d'un plateau vers 0,15 pour la fraction de positrons. Le modèle de Shlomo Dado et Arnon Dar dont je parlais en octobre 2015 est donc plutôt invalidé. Il faut savoir que la collab AMS n'utilise pas ce modèle d'interaction avec l'ISM, mais un modèle plus pessimiste. Pour AMS, cela fait longtemps que la contrib de l'ISM est "ruled out" comme on dit. Et là, force est de constater que l'alternative de Dado et Dar, pourtant élégante, ne marche pas vraiment. Cette nouvelle contrainte observationnelle est d'ailleurs très intéressante pour eux, elle peut mener à une amélioration de la compréhension des mécanismes qui sont en jeu, et qui sont loin d'être simples...
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