Et si les neutrinos pouvaient se désintégrer ? C'est cette hypothèse audacieuse qu'ont testé deux physiciens théoriciens dans l'objectif d'expliquer une anomalie observée dans les données du détecteur géant IceCube, un excès de neutrinos électroniques par rapport aux autres saveurs (muon et tau). Et le pire, c'est que cette hypothèse marche.
L'observatoire IceCube situé en Antarctique détecte des neutrinos astrophysiques de haute énergie dans la glace sous deux formes bien distinctes : des traces et des cascades de particules secondaires. Ces deux topologies d'événements enregistrés par les photomultiplicateurs de IceCube correspondent à des saveurs de neutrinos différentes. Il est donc possible de tester certaines propriétés des neutrinos ainsi que les mécanismes en jeu dans leur production rien qu'en analysant la répartition spatiale des signaux détectés. Or, aujourd'hui, les deux typologies d'événements observés par IceCube ne sont pas compatibles entre elles : à haute énergie (au dessus de 1 million de GeV), il y a trop de traces par rapport aux cascades. Cela signifie que, à haute énergie, IceCube détecte plus de neutrinos électroniques que de neutrinos des deux autres saveurs (mu et tau). Mais ces neutrinos astrophysiques à très haute énergie proviennent de galaxies lointaines, et étant donné leur trajet moyen très long, l'oscillation des trois saveurs de neutrinos entre elles devrait produire une équirépartition parfaite entre les trois saveurs. Il devrait y avoir autant de neutrinos électroniques que de neutrinos muoniques et que de neutrinos tauiques.
C'est ici qu'arrivent Peter Denton et Irene Tamborra de l'Institut Niels Bohr de l'UNiversité de Copenhague. Dans l'objectif de donner une explication à cette anomalie observée, le couple de physiciens proposent une hypothèse théorique à la fois simple et élégante : la désintégration des neutrinos mu et tau en une nouvelle particule, invisible, sans que le neutrino électronique ne soit quant à lui affecté.
La grande force de cette hypothèse est qu'elle explique très bien la différence observée dans IceCube et reste compatible avec toutes les autres observations antérieures sur les neutrinos, y compris les observations en multimessagers et les observations de l'émission neutrino de la supernova de 1987. Le mécanisme proposé par Denton et Tamborra fait se désintégrer les deux types de neutrinos mu et tau (qui seraient donc les neutrinos plus lourds) en une particule théorique appelée un Majoron (du nom du génie italien Ettore Majorana). Ce mécanisme produit notamment une réduction de 59% du nombre de neutrinos tau, ce qui est cohérent avec le déficit observé par IceCube, à la condition que la durée de vie des neutrinos (rapportée à leur énergie) soit de 100 secondes/eV. L'estimation du ratio Traces/cascades en fonction de l'énergie des neutrinos avec cette hypothèse montre une évolution similaire à ce qui est observé par IceCube : une forte cassure aux environs de 1 million de GeV, alors que le modèle standard des particules indique que ce ratio doit rester identique à toutes les énergies... Pour donner une idée, la durée de vie que cela donne pour des neutrinos de 1 million de GeV (1015 eV) serait de 3,2 milliards d'années.
Le Majoron serait une particule qui aurait une masse inférieure à celle des neutrinos qui se désintégreraient. Un autre intérêt pour le Majoron (et non des moindres!) serait, d'après un modèle théorique qui l'avait précisé en 1981, qu'il pourrait expliquer l'existence d'une masse non nulle pour les neutrinos (rappelons que le fait que les neutrinos aient une masse, même minuscule, a été démontré par le fait qu'ils oscillent d'une saveur à l'autre, mais n'est pas du tout prédit par le modèle standard initial des particules, il y a été intégré depuis).
Ce que montrent Peter Denton et Irene Tamborra dans leur article publié dans Physical Review Letters, c'est que des modèles conventionnels de production de neutrinos dans des sources astrophysiques sont incapables d'expliquer simultanément les données de traces et de cascades mesurées par IceCube. Mais lorsque l'on introduit un nouveau modèle physique qui induit la désintégration de deux familles sur les trois avec une certaine durée de vie qui dépend de leur énergie, les données expérimentales sont tout à fait bien expliquées, avec une signifiance statistique de 3,4 sigmas, et ce modèle n'est pas incompatible avec toutes les autres contraintes connues au sujet des neutrinos.
Il faudra maintenant obtenir plus de détections de neutrinos énergétiques pour tester d'avantage cette proposition qui pourrait avoir des implications considérables si elle se confirmait. L'évolution de IceCube, IceCube-Gen2 ainsi que le détecteur sous-marin KM3NeT devraient fournir un nombre de détections démultiplié et des mesures d'énergie plus précises encore, pour les deux types de topologies d'événements (traces et cascades), de quoi faire des avancées prometteuses.
Source
Invisible Neutrino Decay Could Resolve IceCube’s Track and Cascade Tension
Peter B. Denton and Irene Tamborra
Phys. Rev. Lett. 121 (20 September 2018)
Illustrations
1) Le laboratoire de surface de IceCube (Ell Duke)
2) Différentes topologies d'événements observées dans IceCube en fonction du type de neutrinos. Seuls les neutrinos électroniques produisent des cascades (au centre) (IceCube Neutrino Observatory)
4 commentaires :
Bonjour,
Cette particule hypothétique est-elle une candidate possible pour la matière noire ?
Je ne sais pas, mais leur masse devant être très faible, elles seraient relativistes, donc du type "matière noire chaude", que l'on sait ne pas pouvoir produire les anomalies dynamiques observées dans les galaxies et les amas de galaxies, et surtout produire les concentrations de matière ordinaire dans l'Univers primordial...
Bonjour,
Quelles seraient ces "implications considérables" ?
Une remise en question du modèle standard de la physique des particule, avec une nouvelle physique ...
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