lundi 10 août 2020

Des rayons gamma très énergétiques en provenance de Eta Carinae


On ne présente plus le système Eta Carinae, ce couple d'étoiles massives en fin de vie entouré d'une épaisse nébuleuse de gaz et de poussière produite par une éruption massive qui eut lieu au 19ème siècle. Surveillée de près depuis de décennies, Eta Carinae vient récemment de montrer une forte émission de rayons gamma de très haute énergie, qui serait due à l'interaction des vents solaires des deux monstres. Une étude parue dans Astronomy & Astrophysics.


C'est la collaboration qui exploite les télescopes gamma H.E.S.S (High Energy Stereoscopic System) qui rapporte ces nouvelles observations en direction de Eta Carinae. Le système binaire d'étoiles géantes bleues massives se situe rappelons-le à 7500 années-lumière, la première faisant environ 100 masses solaires et la seconde 30 masses solaires. La distance qui les sépare varie entre la distance Soleil-Mars et celle séparant le Soleil et Uranus dans une orbite elliptique qui les fait tourner l'une autour de l'autre en 5,5 ans. Et grâce à des observations détaillées dans à peu près toutes les longueurs d'ondes du spectre électromagnétique, les propriétés des deux étoiles ainsi que leurs orbites et leurs vents stellaires ont pu être étudiés avec une assez bonne précision, fournissant une bonne image de ce système binaire singulier. Les deux étoiles produisent des vents de particules très intenses : elles perdent de la masse à grande vitesse. La plus grosse composante perd par exemple l'équivalent de la masse du Soleil en seulement 5000 ans. 
La zone où les deux vents stellaires se rencontrent est ce qu'on appelle une zone de choc : la collision des deux coquilles de gaz ionisé forme un "front de choc" où la matière du milieu est fortement échauffée jusqu'à plusieurs dizaines de millions de degrés. Cet échauffement produit l'émission de rayons X caractéristiques. Mais les particules chargées (des protons et des électrons principalement) sont également fortement accélérées dans ce front de choc qui est le siège de très puissants champs électromagnétiques. Et ces particules chargées, accélérées à des énergies de plusieurs giga ou téra-électronvolts peuvent produire alors des photons gamma très énergétiques lorsqu'elles interagissent ensuite dans le milieu environnant. Les télescopes spatiaux Fermi-LAT et AGILE avaient déjà détecté en 2009 des photons gamma de l'ordre de 10 GeV en provenance de Eta Carinae. Mais aujourd'hui, ce sont des photons de 400 GeV que les télescopes Cherenkov H.E.S.S détectent. Pour y parvenir, les astrophysiciens ont dû déployer des outils de traitement des données particulièrement élaborés afin de supprimer le bruit de fond dans le champ de vue entourant Eta Carinae, comme des simulations Monte Carlo reproduisant le fond gamma étendu et inhomogène, que les spécialistes nomment le NSB (Night Sky Background). L'émission gamma propre au coeur du système Eta Carinae n'aurait pas pu être isolée sans cette technique.

Les astrophysiciens des particules de la collaboration H.E.S.S montrent aussi dans leur étude comment la région du choc des vents stellaires située entre les deux géantes bleues agit comme un très efficace accélérateur de particules naturel, donc générateur de rayons cosmiques. Mais il existe deux types de particules qui une fois accélérées peuvent être à l'origine de photons très énergétiques : des électrons (le scénario dit "leptonique") et des protons (le scénario "hadronique"). Pendant longtemps, les chercheurs ne parvenaient pas à déterminer lequel des deux scénarios était le bon. Il se peut aussi qu'il existe une sorte de mélange des deux. Mais tout est en fait une affaire d'énergie. Si des photons gamma de 100 MeV peuvent être produits par les deux types de particules accélérées, il n'en est plus de même lorsqu'on atteint 100 GeV et encore moins quand on arrive à 400 GeV comme c'est le cas ici. 
En faisant l'hypothèse que ce sont des électrons qui seraient à l'origine des photons gamma détectés (un scénario purement leptonique plutôt que hadronique), les chercheurs montrent que les électrons doivent atteindre une énergie égale à l'énergie maximale mesurée : 400 GeV. Mais des électrons à ce niveau d'énergie, en plus de l'effet Compton inverse qui est à l'origine des photons gamma énergétiques, subissent un fort effet Synchrotron qui leur faire perdre rapidement de l'énergie dans le champ magnétique environnant. Les physiciens de H.E.S.S calculent que pour arriver à produire le flux de photons gamma de plus de 100 GeV qu'ils mesurent, le champ magnétique entre les deux étoiles de Eta Carinae ne devrait pas dépasser 0,5 Gauss seulement! Et ce résultat est obtenu uniquement avec l'hypothèse la plus simple, car en ajoutant d'autres effets, le champ magnétique doit être encore plus faible...
Le scénario hadronique est donc le plus probable selon les chercheurs de la collaboration H.E.S.S, avec des protons accélérés dans la zone de choc et qui interagissent ensuite avec le milieu pour produire des mésons pi (ou pions) qui se désintègrent très vite pour produire des photons gamma, ou même par interaction directe des protons. Dans ce scénario, les protons doivent être accélérées jusqu'à 5 TeV, ce qui est possible, l'énergie maximale dépendant de l'intensité du champ magnétique et de la vitesse du choc et étant seulement limitée par la durée passée par les protons dans la zone d'accélération ainsi que par la densité de particules là où ont lieu les interactions. A partir de la connaissance de la densité entre les deux étoiles (entre 100 millions et 1 milliard de protons par cm3) et de la valeur d'un champ magnétique de quelques Gauss, les physiciens montrent que les protons peuvent être accélérés jusqu'à 50 TeV dans la zone de choc des vents stellaires de Eta Carinae, largement suffisant pour expliquer la production de photons gamma de 400 GeV. Tout suggère donc une origine hadronique pour ces photons gamma, mais malgré cela, les chercheurs restent encore prudents dans leur article, en précisant que les données ne permettent pas encore de donner une conclusion ferme et définitive...
L'émission gamma de très haute énergie a été détectée par H.E.S.S en 2014 et 2015, au moment où les deux étoiles massives se trouvaient au plus près l'une de l'autre, leur périastre, le moment le plus propice pour produire un front de choc puissant entre les deux vents stellaires. Il s'agit également de la période privilégiée pour la détection du rayonnement X produit par l'échauffement du milieu (le rayonnement thermique).
Il est donc attendu qu'une nouvelle période d'activité X et gamma soit apparue dans les premiers mois de 2020 en provenance de Eta Carinae... que n'ont certainement pas manqué de suivre les astroparticulistes de la vaste collaboration internationale et qui sera l'occasion d'une future publication, avec cette fois-ci sans doute une conclusion définitive sur l'origine hadronique des photons gamma les plus énergétiques.


Source

Detection of very-high-energy γ-ray emission from the colliding wind binary η Car with H.E.S.S.
H.E.S.S. Collaboration
Astronomy & Astrophysics, Volume 635, A167  (March 2020)


Illustration

Eta Carinae imagée par le télescope Hubble (NASA/ESA)

2 commentaires :

L6 Atmo a dit…

Bonjour,

Je suis content de vous retrouver après les vacances mais j'ai tiqué en lisant ces 2 extraits :
- "Le système binaire d'étoiles géantes bleues massives [...], la première faisant environ 100 masses solaires..."
- "La plus grosse composante perd par exemple l'équivalent de la masse du Soleil en seulement 5000 ans"
Faut-il comprendre que l'étoile de 100 masses solaires aura perdu toute sa masse dans un demi-million d'années? ça me parait extrêmement rapide, non?

Dr Eric Simon a dit…

Il n'y a pas de coquille, c'est bien ce taux de perte de masse. Mais je vous rassure, Eta Carinae aura explosé avant 500 000 ans (bon, en fait c'est pas très rassurant, mais le spectacle sera grandiose, à 7500 années-lumière de distance...)