13/10/20

Matière Noire : Détection d'un excès de signal de reculs électroniques par XENON1T


C'est un hasard incroyable, alors que je rédigeais hier le précédent article relatant ma petite frustration de ne pas pouvoir parler de l'article de XENON1T dont le préprint était paru en juin dernier montrant une hypothèse s'avérant impossible, cet article de la collaboration XENON1T sortait au même moment dans Physical Review D ! Le hasard fait des fois super bien les choses.... Voilà donc pour nous l'occasion de parler enfin de ce signal en excès détecté par l'équipe de Elena Aprile. 


Rappelons-le, XENON1T est un gros détecteur de matière noire qui utilise du xénon liquide pour détecter des particules de matière noire dans l'un des laboratoires souterrains les plus performants pour ce genre de recherche, le Laboratoire National du Gran Sasso situé sous une montagne des Abruzzes italiennes. XENON1T est une évolution à forte masse de détecteurs développées depuis plus de 15 ans par la collaboration internationale XENON menée par la physicienne italienne Elena Aprile (Université de Columbia, New York). Le concept de ce genre de détecteurs repose sur la détection des plus infimes flux de particules résiduelles, qui, une fois toutes les sources de bruit de fond (signal parasite) éliminées ou prises en compte lorsqu'elles ne peuvent pas être complètement éliminées, ne doivent plus laisser place qu'à des particules exotiques, typiquement celles formant la matière noire.
C'est à cause de leur extrême sensibilité à tous les types de particules que ces détecteurs sont installés dans des sites souterrains comme le LNGS en Italie ou le Laboratoire souterrain de Modane en France, car cela permet de réduire drastiquement la composante gênante des muons cosmiques dans les détecteurs. C'est aussi pour cela qu'un détecteur comme XENON1T est entouré de tout un système de blindages et de détecteurs secondaires pour d'une part atténuer les neutrons et les rayons gamma provenant de la radioactivité des roches environnante, et d'autre part pour produire un véto sur les signaux enregistrés en cas de passage d'une particule énergétique parasite qui aurait réussi à traverser les blindages. XENON1T est aujourd'hui, avec son alter ego LZ le détecteur de particules le plus sensible du monde. 
Comme dit dans notre billet précédent, les particules sont détectées lorsqu'elles produisent une collision avec un noyau de xénon ou un électron dans le volume du détecteur. Ces collisions font reculer le noyau ou l'électron, ce qui a pour effet de créer une petite ionisation du milieu, qui a son tour produit un phénomène  de scintillation dans le xénon liquide. Un double signal est alors détecté : un courant d'électrons et un signal lumineux. 
Des particules exotiques massives devraient théoriquement produire des reculs d'avantage sur des noyaux atomiques de xénon, tandis que des particules plus légères devraient plutôt induire des reculs d'électrons. Bien sûr, les deux types de reculs sont distinguables dans le signal qu'enregistrent les chercheurs. 
XENON1T a clairement été conçu initialement pour être sensible aux particules exotiques imaginées dans le cadre de la théorie de la supersymétrie, c'est à dire des particules massives (entre 10 et 1000 GeV) interagissant très faiblement avec la matière baryonique ordinaire. Mais, ayant poussé les limites de sensibilité au maximum de ce qu'ils ont pu en une durée raisonnable, et en attendant une amélioration majeure du détecteur pour une masse décuplée, les chercheurs de la collaboration XENON se sont également intéressés à ce qui se passe vers les basses énergies de recul électronique, comme ce que font de nombreuses autres expériences de recherche de matière noire qui cherchent actuellement à se diversifier et à investiguer l'existence d'une nouvelle physique encore inconnue.
Parmi les particules exotiques ouvertement recherchées dans cette campagne expérimentale se trouvent des axions solaires (dont nous avons parlé hier), des neutrinos solaires aux propriétés magnétiques anormales ou encore une matière noire sous forme de bosons. Pour cela, les chercheurs de la collaboration XENON ont exploité une exposition de leur détecteur de 0,65 tonne-an (c'est à dire qu'ils ont compté les particules détectées durant l'équivalent de 0,65 an d'affilée avec 1 tonne de xénon). XENON1T est si bien protégé du bruit de fond ambiant parasite (rayonnement cosmique, radioactivité naturelle, neutrons cosmogéniques,...) qu'il a permis d'atteindre durant cette période un bruit de fond jamais atteint de 76 ± 2 événements/( tonne × an× keV ) sur la plage d'énergie entre 1 et 30 keV. Même avec de multiples précautions, il existe toujours quelques événements parasites qui ne sont pas des particules exotiques, mais seulement 1 à 2 par semaine dans la tonne de xénon liquide ! C'est remarquable. 


Ce qu'ont enregistré Elena Aprile et ses collègues au bout de cette campagne de mesure, c'est un nombre de reculs d'électrons en excès par rapport à ce qu'ils prévoyaient de voir compte tenu du bruit de fond résiduel que les physiciens connaissaient et pouvaient modéliser. 285 événements dans une plage d'énergie où ils s'attendaient à en voir seulement 232 du bruit de fond. Cet excès de reculs d'électrons forme un pic situé entre 2 et 3 keV. L'excitation est d'autant plus présente que c'est la première fois que l'expérience XENON1T (et XENON100 et XENON10 avant elle) annonce la détection d'un excès de signal. Il faut rappeler que la détection de matière noire doit se traduire justement par l'apparition d'un excès de signal non prévu...  

Les physiciens tentent d'expliquer le sursignal observé. Ils fournissent pour cela trois explications possibles : la première, celle dont nos avons parlé longuement hier, fait appel à une interaction d'axions solaires. Cette hypothèse selon les chercheurs a une signifiance statistique de 3,2 σ (c'est faible).et on a vu hier que c'est une hypothèse qui ne devrait pas être la bonne solution à cause des implications inobservées qu'elle aurait sur les étoiles géantes rouges. Pourtant, ces résultats selon les physiciens de XENON semblent exclure un couplage axions-électrons (gae) qui aurait une valeur nulle ainsi qu'un produit nul des deux constantes de couplage gae.ga𝛾 (couplage avec les électrons et avec les photons).

La deuxième hypothèse invoquée par Aprile et ses collègues serait des interactions de neutrinos solaires mais dont la signature dans le détecteur impliquerait qu'ils aient un moment magnétique anormal... Le moment magnétique d'une particule, c'est son aimantation intrinsèque. Jusqu'à présent, le neutrino n'a jamais été "vu" portant un moment magnétique. Cette hypothèse, à partir du spectre d'électrons de reculs induits dans le détecteur XENON1T, impliquerait une plage de valeur pour le moment magnétique du neutrino comprise entre 1,4 et 2,9 10−11 μB.  μB est le magnéton de Bohr, une constante physique qui décrit la quantification du moment magnétique (et qui relie le spin d'un électron à son moment magnétique). Les physiciens précisent que la signifiance statistique de cette solution vaut elle aussi 3,2 σ (c'est toujours aussi faible). Et ils ne cachent pas non plus que comme dans le cas de la première hypothèse des axions, cette solution des neutrinos à moment magnétique doit impliquer de sérieuses contraintes astrophysiques. 

Les chercheurs proposent une troisième hypothèse, sans doute plus spéculative, qui est celle d'une particule de matière noire de type boson, un "photon sombre" (dark photon) et ils montrent dans leur analyse que l'effet le plus probable en serait la production d'un pic à 2,3 keV dans le signal, ce qui leur permet de fixer les limites les plus contraignantes à ce jour pour les paramètres d'une telle particule bosonique pseudo-scalaire ou vectorielle qui aurait une masse comprise entre 1 et 210 keV.



Mais il existe également une dernière possibilité que n'éludent pas du tout les physiciens des astroparticules de la collaboration internationale parce qu'elle les embête beaucoup : c'est celle d'une pollution radioactive résiduelle du détecteur, malgré les multiples précautions qu'ils ont prises. Le détecteur pourrait être pollué soit par de l'argon-37, ou soit par du tritium (H-3)... L'argon-37 est un bon candidat car il est souvent mélangé au xénon et pourrait produire un pic à 2,82 keV dans le signal de reculs électroniques. Mais la purification de XENON1T a été poussée très loin et la concentration résiduelle en argon-37 est très bien maitrisée par les physiciens et ils peuvent affirmer que l'excès de signal ne vient pas de là. Il en est tout autrement pour ce qui concerne le tritium...
L'hypothèse du tritium est importante à prendre en considération et elle aussi se trouve plausible avec la même signifiance statistique que les autres hypothèses, étonnamment... 3,2 σ. En effet le tritium, isotope radioactif de l'hydrogène (demie-vie de 12,3 ans) comportant deux neutrons et un proton, décroît par radioactivité béta moins en émettant un électron et un antineutrino électronique d'énergie maximale de 18 keV avec un pic à quelques keV. Un tel électron est tout à fait adéquat pour produire des reculs d'électrons dans le xénon avec une énergie de l'ordre de celle qui est mesurée. Les chercheurs savent qu'il peut rester des traces de tritium un peu partout, notamment dans le xénon de leur détecteur. Le tritium a en effet la particularité de pouvoir s'insinuer partout, il peut même traverser une paroi métallique assez facilement par diffusion. Tout ce que peuvent faire les physiciens, c'est calculer quelle quantité de tritium dans le détecteur pourrait être responsable de l'excès de signal mesuré. Le résultat du calcul est absolument impressionnant : la teneur en tritium suffisante pour produire le sursignal électronique vaut, accrochez-vous :  6,2 ± 2,0  ×10−25 mol/mol. Dit autrement, il devrait y avoir seulement 0,37 atome de tritium dans une mol de xénon, sachant qu'une mole de xénon contient 6,02 1023 atomes... Dit encore autrement, la teneur en tritium serait de 1 atome pour 1,62 1024 atomes de xénon (1,6 million de milliards de milliards d'atomes de xénon pour 1 atome de tritium...).  
Ce chiffre absolument dément que trouvent les physiciens est presque déprimant car ils précisent à juste titre que, en l'état actuel de nos connaissances et de notre technologie, une telle teneur ne peut ni être confirmée ni être infirmée car nous n'avons aucun moyen de réduction de tels niveaux de traces.
Les physiciens de XENON1T réévaluent leurs deux hypothèses principales de physique exotique en laissant la possibilité qu'une composant tritium existe dans le détecteur et calculent leur nouvelle signifiance statistique : celle-ci diminue fortement dans les deux cas, passant à 2 σ  pour les axions solaires et à 0,9 σ pour les neutrinos à moment magnétique. Autant dire que ce n'est pas bon signe pour ces solutions potentielles.
Voilà où nous en sommes aujourd'hui, alors que l'hypothèse des axions solaires comme on l'a vu hier a déjà sérieusement du plomb dans l'aile. L'article dont nous parlions hier sorti le 24 septembre, n'était pas connu de la collaboration XENON lors de la rédaction de cet article puisqu'ils n'y font pas référence et annoncent que leur nouvelle génération de détecteur, XENONnT, qui fera près de 6 tonnes et offrira une réduction d'un facteur 6 dans son bruit de fond de reculs électroniques, pourra discriminer axions et tritium en seulement quelques mois d'acquisition de données. Les deux autres grands détecteurs au xénon que sont l'américain LZ et le chinois PandX-4T vont eux-aussi évidemment partir à la chasse aux excès de signal à basse énergie, en croisant les doigts qu'ils aient moins de pollution naturelle en tritium et pour essayer à coup sûr de faire la nique à leur grand rival.


Source

Excess electronic recoil events in XENON1T
E. Aprile et al. (XENON Collaboration)
Phys. Rev. D 102, 072004 (12 October 2020)


Illustrations

1) Le détecteur de XENON1T (XENON Collaboration)

2) Excès de signal observé entre 1 et 5 keV (Aprile et al.)

3) Schéma de l'installation de XENON1T au Laboratoire du Gran Sasso (XENON Collaboration)

1 commentaire :

Juste a dit…

Bonjour. Hasard ? Non, synchronicite plutot !