dimanche 4 octobre 2020

IceCube ne voit pas de signes de neutrinos stériles


Après une analyse détaillée de plus de huit ans de données accumulées, l'expérience IceCube en Antarctique ne détecte aucun neutrino stérile, cet hypothétique neutrino de 4ème génération dont l'impact théorique pourrait être énorme tant sur la matière noire que sur l'asymétrie matière-antimatière et dont des signes auraient pourtant été entrevus il y a quelques années par deux autres expériences. Ces nouvelles mesures de grande précision de l'expérience IceCube sont détaillées dans deux articles publiés dans Physical Review Letters et Physical Review D. 


Les physiciens de la grande collaboration IceCube ont détectés plus de 300 000 antinneutrinos muoniques atmosphériques durant les 8 dernières années. Pour mettre en évidence l'existence d'une quatrième saveur de neutrino, qui serait stérile, c'est à dire sans aucune interaction autre que la gravitation, donc indétectable par nos différents détecteurs de particules, les physiciens tablent sur le processus physique qui régit les neutrinos : leur oscillation d'une saveur à l'autre au cours de leur déplacement dans l'espace-temps et la matière. Le nombre de neutrinos (ou antineutrinos) muoniques qu'ils détectent en provenance de l'atmosphère devrait être plus faible que prévu normalement si une saveur stérile existe, en effet, une partie de ces neutrinos qui sont créés dans la haute atmosphère par des rayons cosmiques devrait dans ce cas avoir oscillée plus souvent vers les autres saveurs, ainsi que vers la saveur stérile indétectable au cours de leur trajet entre la haute atmosphère et la calotte de glace antarctique. Or il n'en n'est rien. Le flux d'antineutrinos muoniques détecté par IceCube est conforme avec ce que prédisent les modèles théoriques sans avoir recours aux neutrinos stériles. 


C'est au total 305 735 antineutrinos muoniques qui ont été analysés en reconstruisant en même temps leur énergie incidente et leur direction d'origine. Ils peuvent provenir soit du haut (directement de l'atmosphère) soit du bas (ayant traversé la croûte terrestre avant d'atteindre la glace antarctique. C'est surtout ces derniers qui sont étudiés, car la traversée de matière a un effet direct sur le phénomène d'oscillation de saveurs pour les neutrinos en l'exacerbant. Ne connaissant pas a priori la différence de masse entre un neutrino muonique et un neutrino stérile, les chercheurs ont exploré de multiples hypothèses dans leurs analyses, avec une plage de différence de masse au carré (on ne peut qu'évaluer des différences des masses au carré entre états de saveur en oscillométrie des neutrinos) comprise entre 0,01 et 100 eV², ce qui est une très grande plage. A partir des neutrinos détectés, ils tracent des cartographies de probabilités dans un espace à deux dimensions avec en abscisse le sinus carré d'un angle de mélange entre saveur stérile et saveur standard et en ordonnée la différence du carré des masses. Si un neutrino stérile existait, le plus probable, selon cette analyse, serait une différence du carré des masses Δm241 égale à 4,5 eV². Mais la signifiance statistique de ce "meilleur ajustement" est si faible qu'elle est compatible avec l'hypothèse d'absence de neutrino stérile (la "null hypothesis" comme disent les physiciens)...

Le regain d'intérêt pour les neutrinos stériles était venu en deux temps, tout d'abord à la fin des années 1990 après les résultats surprenants d'une expérience américaine de Los Alamos nommée LSND (Liquid Scintillator Neutrino Detector) qui voyait un déficit de neutrinos muoniques, puis en 2018, avec l'expérience MiniBooNE qui avait été montée notamment pour vérifier les résultats de LSND et qui avait elle aussi conclu à un déficit de neutrinos muoniques, ou plus exactement à un surplus de neutrinos électroniques, compatible avec l'existence d'un neutrino stérile. S'ajoutaient à ces expériences des mesures récurrentes dans les années 1990 et 2000 de déficits de flux d'antineutrinos, électroniques cette fois, dans plusieurs expériences mesurant les antineutrinos produits par des réacteurs nucléaires.  
Le cas de l'expérience MiniBooNE à Fermilab est particulièrement intéressant. Les données suggèrent que les neutrinos muoniques oscilleraient en neutrinos électroniques sur une distance qui est trop courte pour des oscillations "standard". 
 

MiniBooNE est constitué d'un détecteur de 818 tonnes de liquide scintillateur situé à 500 m de l'accélérateur de protons de Fermilab qui produit un faisceau de neutrinos muoniques via la production de pions qui se désintègrent en muon+neutrino muonique. Lorsqu'un neutrino muonique interagit (rarement) avec un noyau d'atome dans la cuve de MiniBooNE, il produit un muon énergétique , tandis que si c'est un neutrino électronique, il produit un électron. Et le signal de scintillation produit dans le détecteur par le muon ou l'électron n'est pas le même, ce qui permet de dénombrer les deux types de saveurs de particules. C'est ainsi qu'un excès d'électrons a été observé par MiniBooNE par rapport aux muons. Il semble que les neutrinos muoniques se soient plus facilement transformés en neutrinos électroniques sur le trajet depuis l'accélérateur de protons...
Il faut rappeler ici comment fonctionne le phénomène de l'oscillation des neutrinos, qui est une particularité de ces particules parmi toutes les particules du modèle standard. Les trois saveurs de neutrinos : électronique, muonique et tauique n'ont pas une masse bien définie : chaque état de saveur est en fait une superposition quantique d'états de masses que l'on note ν1, ν2, et ν3. Un neutrino qui est produit par un processus radioactif comme la désintégration d'un pion se trouve toujours dans un des états de saveur, mais lorsqu'il se propage dans l'espace-temps, les phases des trois états de masse n'évoluent pas à la même vitesse, ce qui fait qu'au bout d'une certaine distance, le neutrino se retrouve dans une autre superposition d'états, et donc dans un autre état de saveur (de muonique, il devient électronique ou tauique, ou... stérile). La longueur sur laquelle une oscillation de saveurs apparaît est inversement proportionnelle à la différence des masses au carré : un grand écart Δm2ij implique une oscillation à courte distance. Ces longueurs caractéristiques ont été mesurées et sont maintenant bien connues pour les trois états de masse (et saveurs) standards. C'est avec cette connaissance que les physiciens ont pu annoncer l'existence d'un problème dans les résultats de MiniBooNE, comme pour LSND auparavant. 
Mais en introduisant un quatrième état de masse (et de saveur), qui serait indétectable, on introduit une nouvelle longueur d'oscillation caractéristique, qui pourrait être relativement courte si la masse de ce quatrième état est suffisamment grande par rapport aux trois autres. Cette idée très simple permet de réconcilier facilement les résultats de LSND et de MiniBooNE, et elle est d'autant plus pertinente que le même écart de masse au carré Δm241 était requis pour expliquer les résultats des deux expériences, pourtant assez différentes l'une de l'autre.
Mais IceCube semble donc refermer cette porte pourtant excitante. L'excès de signal électronique mesuré par MiniBooNE pourrait être dû à autre chose qu'à des neutrinos électroniques il est vrai. Une hypothèse avancée serait un bruit de fond qui produirait dans le détecteur des signatures similaires à celle des neutrinos électroniques. Des candidats possibles seraient des pions neutres (π0) qui peuvent être créés lorsque des neutrinos diffusent sur des noyaux atomiques. La désintégration de ces pions produit ensuite des photons gamma qui ont une signature similaire à celle des électrons dans le scintillateur. 
La collaboration MiniBooNE avait testé cette hypothèse et était portant arrivée à une conclusion négative, mais des expériences annexes sont encore en cours autour de MiniBooNE, par l'ajout de détecteurs à argon liquide afin de caractériser le plus finement possible le bruit de fond des π0

Concernant la collaboration IceCube, les prochaines étapes vont être pour les physiciens d'étendre leurs analyses aux deux autres saveurs de neutrinos : électronique et tauique, car l'existence d'un excès de l'une des deux (ou des deux) peut encore indiquer une anomalie induite par une quatrième saveur stérile. Il faut encore se méfier des neutrinos : mis à la porte, le neutrino stérile peut revenir par la fenêtre...


Sources

eV-Scale Sterile Neutrino Search Using Eight Years of Atmospheric Muon Neutrino Data from the IceCube Neutrino Observatory
M. G. Aartsen et al. (IceCube Collaboration)
Phys. Rev. Lett. 125, 141801  (2 october 2020)

Searching for eV-scale sterile neutrinos with eight years of atmospheric neutrinos at the IceCube Neutrino Telescope
M. G. Aartsen et al. (IceCube Collaboration)
Phys. Rev. D 102, 052009 (2 october 2020)


Illustrations

1) Station de surface de IceCube (Sven Lindstrom/IceCube/NSF)

2) Schéma de l'observatoire IceCube (Emily Cooper)

3) Schéma simplifié du détecteur MiniBooNE (MiniBooNE Collaboration/Fermilab)

4) Principe de l'oscillation déphasée des trois états de masse des neutrinos.

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