12/10/20

Matière Noire : Les axions solaires ne peuvent pas expliquer l'excès de signal potentiel de XENON1T


Comme vous le savez, sur Ça Se Passe Là-Haut, on ne parle que d'articles scientifiques qui ont été publiés dans des revues à comité de lecture, donc d'articles vérifiés et validés par d'autres chercheurs experts du domaine. En juin dernier est paru un préprint sur arXiv de la collaboration XENON1T dont j'attends avec impatience la publication dans un journal pour pouvoir en parler... Ce papier serait très intéressant car il montrerait un excès de signal à basse énergie dans le signal détecté par le grand détecteur de matière noire. Or il se trouve que, avant même que cet article soit publié "sérieusement", une des hypothèses émises dans le préprint (il y en a plusieurs), celle d'une interaction d'axions solaires, vient d'être violemment retoquée dans un article publié (lui, en bonne et due forme) par des chercheurs italiens dans la prestigieuse Physical Review Letters, dont je vais donc longuement vous parler, à défaut de l'autre... 


XENON1T est une expérience initialement conçue pour détecter des particules massives interagissant faiblement (des WIMPs), via les collisions qu'elles pourraient produire avec les atomes de xénon et les électrons du gros détecteur de près d'1 tonne (d'où son nom). Mais XENON1T peut aussi détecter n'importe quelle interaction qui produit des collisions avec les noyaux d'atomes et les électrons (on parle de reculs de noyaux ou d'électrons) . Ce sont des reculs anormaux d'électrons en dessous de 7 keV qu'auraient détectés les physiciens de XENON1T, un nombre de reculs d'électrons trop grand par rapport à ce qui serait attendu compte-tenu de tous les bruits de fond qui ont été caractérisés au Laboratoire du Gran Sasso où l'expérience est installée. Dans ce preprint, dont je ne détaille pas le contenu, donc, il faut juste savoir qu'une des hypothèses proposées pour expliquer l'excès de reculs d'électrons qui serait observé fait intervenir une interaction de particules de matière noire qu'on appelle non pas des WIMPs mais des axions et qui proviendraient du Soleil. Les chercheurs sont néanmoins prudents et avertissent que cette hypothèse est tout de même soumise à de fortes contraintes sur la physique stellaire. 
C'est avec ce point de départ que Luca Di Luzio (Deutsches Elektronen-Synchrotron DESY) et ses collaborateurs italiens ont cherché à voir jusqu'où allaient ces contraintes et parviennent finalement à la conclusion que l'hypothèse des axions solaires est impossible.
Les interactions des particules avec d'autres particules sont caractérisées par ce qu'on appelle une constante de couplage. Dans le cas des axions, ces derniers peuvent agir d'une part sur les photons, ce qui se traduit par un couplage ga𝛾 et sur les électrons, qui se traduit par un couplage gae.
L'énergie et le nombre d'électrons de recul excédentaires par rapport au bruit de fond attendu par les physiciens de XENON1T, leur permet de donner des valeurs numériques à ces deux constantes de couplage. 
Luca Di Luzio et ses collaborateurs ont donc simplement utilisé les valeurs ga𝛾  et de gae ainsi obtenues et les ont injectées dans la physique stellaire en considérant que si les axions existent, la matière nucléaire des étoiles doit en produire de grandes quantités par des mécanismes qui sont bien connus théoriquement. Il suffit ensuite de voir ce qui se passe en termes de stabilité des étoiles selon leur type pour dire si de tels couplages des axions sont possibles ou non. 


La théorie (au delà du modèle standard)  dit qu'il existe trois mécanismes de production d'axions dans les étoiles comme le Soleil : 
a) des interactions impliquant des électrons : recombinaisons et désexcitations atomiques, effet Compton et effet de Bremsstrahlung. Ces interactions sont contrôlées par le couplage gae.
b) des interactions de photons qui peuvent se convertir en axions par l'effet Primakoff, contrôlées par le couplage ga𝛾.
c) une transition très particulière du noyau atomique de l'isotope 57Fe, qui pourrait produire des axions monoénergétiques de 14,4 keV exactement, et qui serait quant à elle contrôlée par un couplage de l'axion avec le noyau atomique, qui est appelé geff.
Ce troisième mécanisme produisant des axions dont l'énergie est supérieure à l'énergie des électrons en excès annoncés par XENON1T n'a pas été pris en compte par Di Luzio et ses collaborateurs dans leur analyse. 
Ce qui est très intéressant dans les deux premiers mécanismes, c'est qu'ils devraient produire des axions de quelques keV, donc compatibles, et avec un taux de production qui serait indépendant de la masse de la particule si celle-ci est inférieure à 100 eV, ce qui est généralement attendu. Mais Di Luzio et son équipe font tout de même une autre approximation : étant donné qu'au niveau de la détection, c'est l'effet axioélectrique qui est en jeu (le couplage gae ) et que l'énergie du pic mesurée par XENON1T, d'environ 3 keV, correspond environ au maximum du spectre en énergie des axions produits par le premier mécanisme a) , ils ont considéré que le mécanisme impliquant l'effet Primakoff (b) pouvait être négligé en première approche. 
Les physiciens se sont donc focalisés sur l'impact au niveau des étoiles d'un couplage des axions avec les électrons gae qui aurait une valeur cohérente avec les résultats annoncés de XENON1T, une valeur supérieure à 10-12.
En émettant de grandes quantités d'axions par le mécanisme impliquant les électrons, les étoiles perdent de l'énergie. Et cette perte d'énergie doit avoir des conséquences visibles sur les étoiles, sur leur existence même pour certaines d'entre elles. Les étoiles les plus sensibles à une perte d'énergie additionnelle sont les étoiles classées dans la branche des géantes rouges et celles situées sur la branche horizontale (dans le diagramme de classification de Herzsprung-Russell). 



Luca Di Luzio et ses collaborateurs utilisent deux indicateurs astrophysiques qui sont sensibles à la perte d'énergie qui serait induite par une émission d'axions avec des couplages de l'ordre de ceux invoqués. Le premier indicateur est la luminosité maximale des étoiles géantes rouges dans les amas globulaires (nommée MTRGB). Les étoiles géantes rouges possèdent un coeur d'hélium et brûlent leurs couches d'hydrogène. Le coeur d'hélium grossit continuellement jusqu'à ce qu'il atteigne une température et une densité critiques (100 millions de K et 1 million de g/cm3). A ce moment ce produit un pic de luminosité appelé le "flash de l'hélium" : l'hélium commence à fusionner. C'est aussi à partir de ce moment là que l'étoile se retrouve classée dans la "branche horizontale" dans le diagramme de classification et que sa luminosité ne cesse plus de diminuer.
Si un mécanisme de perte d'énergie était présent (dû à une émission d'axions par exemple), le point de départ de la fusion du coeur d'hélium serait retardé, d'après les chercheurs. Le coeur de l'étoile grossirait d'avantage et l'étoile atteindrait finalement une luminosité plus forte à son maximum lors du flash de l'hélium. Les astrophysiciens peuvent ainsi relier directement la valeur de la luminosité maximale des géantes rouges à la valeur du couplage des axions avec les électrons gae

Le deuxième indicateur que les astrophysiciens italiens mettent sur la table est ce qu'on appelle le paramètre R. Après l'ignition de l'hélium, le coeur de la géante rouge s'étend et voit sa densité décroitre d'un facteur de l'ordre de 100, la fusion de l'hélium se poursuivant. Le paramètre R est un ratio, c'est le rapport du nombre d'étoiles sur la branche horizontale sur le nombre d'étoiles encore de type géante rouge au sein des amas globulaires. Ce ratio mesure directement la durée de la phase de combustion de l'hélium sur la branche horizontale. Cette durée est sensible à un refroidissement qui serait induit par une émission d'axions par couplage avec les électrons, de manière directe et indirecte. 
Si le coeur d'hélium se refroidit, l'étoile s'autorégule en se contractant légèrement et la température du coeur augmente, se faisant le taux de combustion de l'hélium augmente à son tour, ce qui finalement réduit la durée de cette phase dans la vie de l'étoile, avant qu'elle ne devienne une naine blanche. 
L'impact indirect sur la durée de combustion de l'hélium et lié au grossissement du coeur d'hélium dont on a parlé précédemment avec le premier indicateur astrophysique. Si une étoile de la branche horizontale hérite d'un coeur d'hélium plus gros que ce qu'on pense à cause d'un refroidissement induit par une perte d'énergie par une émission d'axions, le taux de combustion de l'hélium doit être plus élevé pour contrebalancer la force de gravité plus élevée, ce qui finalement réduira la durée de cette phase de combustion de l'hélium sur la branche horizontale. 
Luca Di Luzio et ses collaborateurs parviennent ainsi à définir là encore une relation assez simple entre le paramètre R et cette fois les deux constantes de couplage des axions gae et ga𝛾.

C'est ainsi armés de deux indicateurs robustes liés aux étoiles géantes rouges et aux étoiles en cours de fusion de l'hélium qu'ils peuvent estimer si les observations d'étoiles sont cohérentes avec les valeurs des constantes de couplages de l'axion déduites des données de XENON1T. Et vous l'avez compris, ça ne colle pas du tout. Les valeurs de MTRGB  et de R qui sont mesurées sur une grande population d'étoiles d'amas globulaires du Grand Nuage de Magellan valent respectivement −4,047 ±0,045 et 1,39 ± 0,03. Et en appliquant les relations impliquant les constantes de couplage de XENON1T, ces valeurs vaudraient au maximum -4,92 pour la première et 0,83 pour la seconde. Pour ces deux résultats, la "tension" qui reflète l'écart entre observations et calculs a une signifiance statistique de plus de 19 sigmas...  
L'hypothèse avancée (certes avec des pincettes) en juin dans le préprint de la collaboration XENON1T - que j'espère quand même bien vous présenter un jour - se retrouve donc mort-née avant même d'avoir fini d'être étudiée par des referees... Mais l'histoire ne serait pas complète si je ne vous racontais pas que dans ce même numéro de Physical Review Letters se trouvent deux articles d'équipes différentes qui se penchent elles-aussi sur les résultats du preprint de XENON1T, mais pour dire qu'ils auraient pu minimiser l'amplitude de l'effet dit Primakoff inverse, où les axions produisent des photons lorsqu'ils diffusent sur les noyaux atomiques de xénon. Un tel effet aurait pour impact selon ces deux articles de réduire mécaniquement la valeur du couplage gae et donc les contraintes astrophysiques associées. Toute la belle étude de Luca Di Luzio et ses collaborateurs tombe-t-elle alors à l'eau à son tour, remettant en selle l'hypothèse axions ? 
L'éditeur (ou le referee de l'article de Di Luzio et al.) a semble-t-il prévenu les auteurs de l'existence de ces deux articles en cours de publication simultanément et les chercheurs italiens ont eu le temps de refaire quelques uns de leurs calculs et d'ajouter une petite note de bas de page à la fin de leur article, chose assez rare. Vous devinez ? Avec des nouvelles valeurs de couplage, les résultats sont toujours incompatibles, mais "seulement" avec une signifiance statistique de 8 sigmas pour le paramètre R (c'est déjà énorme). 


Source

Solar Axions Cannot Explain the XENON1T Excess
Luca Di Luzio, Marco Fedele, Maurizio Giannotti, Federico Mescia, and Enrico Nardi
Phys. Rev. Lett. 125 (24 September 2020)


Illustration

1) Illustration de l'évolution d'une étoile géante rouge (Thomas Kallinger, Université de Colombie Britannique, Université de Vienne)

2) Diagrammes de Feynman des principaux processus d'interaction de axions avec les électrons (K. Barth et at.) 

3) Diagramme de classification des étoiles de Herzsprung-Russell (Chandra collaboration)

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