mercredi 15 février 2023

Les trous noirs à l'origine de l'énergie sombre ?


Il y a deux semaines, une équipe d'astrophysiciens publiait un résultat troublant concernant le grossissement des trous noirs supermassifs dans des galaxies elliptiques : les trous noirs supermassifs montrent un grossissement décorrélé de celui de la masse en étoiles de leur galaxie, mais par contre, leur grossissement paraît très lié au redshift, c'est à dire au grandissement de l'Univers dans sa globalité. Aujourd'hui, la même équipe publie une analyse théorique de ces observations et arrive à la conclusion que les trous noirs contiendraient de l'énergie du vide, n'auraient pas de singularité et ne seraient rien d'autre que l'origine de ce qu'on appelle l'énergie sombre ! Les articles sont parus dans The Astrophysical Journal et The Astrophysical Journal Letters.


Duncan Farrah (université de Hawaï) et ses collaborateurs ont construit trois échantillons de galaxies elliptiques : un à  z ∼ 0 et deux à 0,7 ≲ z ≲ 2,5,  pour étudier leurs positions relatives dans le plan M trou noir - M étoiles. Ils ont trouvé des décalages important des nuages de points :  Les décalages de la masse stellaire sont faibles et compatibles avec un biais de mesure, mais les décalages de la masse des trous noirs supermassifs sont beaucoup plus importants, atteignant un facteur 7 entre z ∼ 0 et z ∼ 1, et un facteur 20 à entre z∼0 et z ∼ 2. Pour une masse stellaire donnée, le trou noir supermassif semble être en moyenne d'autant plus petit que le redshift est grand.
En voyant ça, qui est difficile à expliquer en termes de biais de sélection et de mesure, les chercheurs ont testé plusieurs hypothèses (différences d'accrétion de gaz en fonction du redshift, perte de masse stellaire, fusion galactique avec un trou noir plus gros, évolutions différenciées...) mais rien n'étant probable ou efficace, ils ont conclu qu'il devait exister soit un mécanisme physique qui fait croître préférentiellement les trous noirs supermassifs dans les galaxies elliptiques, soit que les biais de sélection et de mesure sont tous deux sous-estimés, et dépendent du redshift... 
Ce premier article paru début février laissait un peu sur sa faim, et c'est donc avec une belle surprise que l'on découvre aujourd'hui une nouvelle explication, que Farrah et son équipe avait certainement gardée sous le coude pour en faire un papier à part entière. Et quelle explication ! 


En cherchant dans tous les sens ce qui pouvait engendrer une croissance de masse des trous noirs liée au redshift, Farrah et ses collaborateurs ont exhumé une idée assez ancienne qu'on appelle le Couplage cosmologique. Cette idée vient du fait que la solution du trou noir de Kerr ne fonctionne que localement dans l'espace-temps, son comportement à l'infini étant incompatible avec un univers en expansion (la solution de Kerr stipule que l'espace-temps est plat à l'infini). Les modèles de trous noirs au comportement réaliste à l'infini prédisent en revanche que la masse gravitationnelle d'un trou noir peut augmenter avec l'expansion de l'univers, indépendamment de l'accrétion de matière ou des fusions successives. 
Les efforts pour construire un modèle de trou noir en relativité générale avec des conditions aux limites réalistes ont été poursuivis pendant près d'un siècle, mais ont rencontré un succès limité. Les premiers travaux de McVittie en 1933 ont généralisé la solution de Schwarzschild à des espaces arbitraires de type Robertson Walker. Soixante ans plus tard, Nolan a construit en 1993 une solution de trou noir avec un intérieur non singulier pour cette solution, puis des progrès ont été réalisés dans la compréhension de sa structure d'horizon et causale au début des années 2010. Faraoni & Jacques ont notamment construit en 2007 des solutions qui présentaient des phénomènes dynamiques tels que des horizons qui coïncident avec l'expansion de l'univers, l'évolution des densités et des pressions d'énergie à l'intérieur, et une masse qui varie dans le temps. La masse variable dans le temps a aussi été étudiée par Guariento et al. (2012) et Maciel et al. (2015), mais son interprétation est restée largement inexplorée.
Des progrès sont devenus possibles grâce aux avancées qui résolvent une ambiguïté de longue date dans les équations de Friedmann. Dans la cosmologie Friedmann Lemaitre Robertson Walker, la métrique est indépendante de la position et n'a pas de directions préférées dans l'espace. Pour que les équations d'Einstein soient cohérentes, l'énergie de contrainte doit partager ces propriétés. Mais les équations d'Einstein ne donnent aucune prescription pour convertir la distribution réelle de l'énergie de contrainte observée à des moments tardifs (dépendante de la position) en une source indépendante de la position. C'est en 2019 que Croker & Weiner ont résolu cette question, en montrant comment l'action d'Einstein-Hilbert donne la relation nécessaire entre la distribution réelle de l'énergie de contrainte et la source pour le modèle FLRW.
Une conséquence majeure de ce résultat est que la matière relativiste, située n'importe où, peut devenir cosmologiquement couplée au taux d'expansion. Cela a des implications pour les modèles de trous noirs sans singularité, tels que ceux avec des intérieurs à énergie du vide. Dans ces trous noirs, l'énergie de contrainte, et donc leur masse gravitationnelle, peut varier dans le temps avec le taux d'expansion. 
Farrah et ses collaborateurs testent donc cette hypothèse, à partir des données de leurs observations de l'évolution de la masse des trous noirs en fonction du redshift.  Le couplage cosmologique est caractérisé par un facteur de couplage cosmologique appelé k. En général, la façon dont la masse va évoluer en fonction du temps dépend du modèle de trou noir. Croker et al. on donné l'expression suivante, en fonction du facteur d'échelle a de la terminologie de Robertson-Walker : 


où ai est le facteur d'échelle à partir duquel l'objet devient cosmologiquement couplé. La solution de Nolan de 1993 peut être considérée comme cosmologiquement couplée avec k = 0 car son énergie de  contrainte évolue de telle sorte que la masse reste fixe tout au long de l'expansion cosmologique. Les solutions à intérieurs d'énergie du vide ont quant à elles été prédites pour produire k ∼ 3, qui est la valeur maximale  avec une densité d'énergie positive (Croker & Weiner 2019).
Pour effectuer ce test, Farrah et ses collaborateurs déterminent quelle est la valeur du paramètre k à partir des données de leurs observations. Et devinez quelle valeur ils trouvent ? k = 3,11 (+1.19/-1.33) et la solution avec k=0 est exclue à 99,98 % de confiance. Ils trouvent donc des preuves de la croissance de la masse des trous noirs par couplage cosmologique, en d'autres termes, la solution de Kerr avec une singularité est exclue avec une signifiance statistique de 3.9σ. 


Ce qui est extrêmement puissant ici, c'est que le changement de masse par couplage cosmologique permet de distinguer observationnellement des modèles de trous noirs : avec singularité ou sans. Il faut rappeler toutefois que l'observation d'un changement de masse par couplage cosmologique est difficile. Entre un facteur d'échelle initial ai et un facteur final af, l'évolution de la masse ne devient apparente que lorsque (af/ai)k >> 1. Par exemple, un test observationnel de l'évolution de la masse entre z=0 et  z=3 nécessite une population de trous noirs dont les masses peuvent être suivies sur au moins une gigannée, et dans lesquels l'accrétion de matière ou les fusions peuvent être estimées indépendamment.
Farrah et ses collaborateurs semblent donc avoir vu cet effet et démontrent que les trous noirs ne sont rien d'autre que des condensés d'énergie du vide qui agissent sur l'espace-temps à longue distance.
Et les chercheurs montrent que la dépendance de la croissance de la masse avec le décalage vers le rouge  implique que, à z ≲ 7, les trous noirs contribuent à une densité d'énergie cosmologique effectivement constante dans les équations de Friedmann (leur masse croitrait comme a3 et la densité du nombre de trous noirs décroît comme 1/a3). Or d'après la conservation de l'énergie de contrainte, ceci n'est possible que si les trous noirs contribuent à une pression cosmologique égale à l'opposé de leur densité d'énergie, faisant de ces trous noirs tout simplement une espèce d'énergie sombre cosmologique. Arrivés à cette conclusion assez dingue, Duncan Farrah et son équipe ont cherché à voir si tous les trous noirs stellaires (et ils sont nombreux!), vus chacun comme un petit morceau d'énergie sombre, pouvaient produire la densité d'énergie sombre totale qui a été déterminée grâce au fond diffus cosmologique. Ils n'utilisent que trois hypothèses pour leur calcul : k=3, ΩΛ n'est dûe qu'aux seuls trous noirs, et les trous noirs sont produits par des collapses d'étoiles massives. 
Farrah et ses collaborateurs calculent que la production de trous noirs à partir de la formation d'étoiles tout au long de l'histoire cosmique donne effectivement la valeur de ΩΛ qui est mesurée par Planck (ΩΛ=0,68), et tout en étant cohérente avec les contraintes observationnelles du nombre de trous noirs du halo galactique. Troublant, n'est-ce pas ?
Duncan Farrah et ses collaborateurs concluent donc que les trous noirs stellaires sont l'origine même de l'énergie noire, qui donne ses propriétés d'expansion accélérée à notre Univers actuel. Et ils fournissent plusieurs tests observationnels qui seront à même de réfuter ou valider leur proposition, allant de signatures spécifiques dans le CMB, à l'observation d'effets de lentille sur des sursauts gamma, au taux de fusions de trous noirs, à la décroissance de la période orbitale de systèmes binaires à trou noir, ou encore la distribution de masse des trous noirs, entre autres. 
Petite cerise sur le gâteau : l'idée de trou noir grossissant par couplage cosmologique pourrait permettre de résoudre (au moins partiellement) la grande énigme du pourquoi on observe des trous noirs de plus de 1 milliard de masses solaires à une époque très précoce, moins de 800 millions d'années après le Big Bang... sans compter qu'on n'aurait plus de problèmes métaphysiques de singularité... 

Sources

A Preferential Growth Channel for Supermassive Black Holes in Elliptical Galaxies at z ≲ 2
Duncan Farrah et al.
The Astrophysical Journal, Volume 943, Number 2 (2 February 2023)

Observational Evidence for Cosmological Coupling of Black Holes and its Implications for an Astrophysical Source of Dark Energy
Duncan Farrah et al.
The Astrophysical Journal Letters, Volume 944, Number 2 (15 February 2023)


Illustrations

1. l'ombre de l'horizon du trou noir noir M87* (EHT Collaboration)
2. Distributions Mtrou noir supermassif vs Métoiles (haut redshift à gauche, z~0 à droite) (Duncan Farrah et al.)
3. Evaluation du facteur de couplage cosmologique pour différents échantillons (Duncan Farrah et al.)

6 commentaires :

Christophe Gerbier a dit…

Bonjour,

Fascinant :o

Est-ce en mesure d'expliquer les 70% (environ) d'énergie sombre qui semblent gêner le modèle standard ? Ou une (petite ?) partie seulement ?
Si oui, ne resterait "plus qu'à" expliquer où trouver les 25% (toujours environ) de matière sombre qui resteraient.

Mais du coup, cela donne à nouveau des points au modèle standard, si je ne m'abuse ? Qui ne serait finalement pas si bancal que ça.

Vraiment très intéressante comme étude.
Merci pour cette mise en lumière, si j'ose dire ;)


Cordialement,

Dr Eric Simon a dit…

Oui, je le dit dans le billet : en considérant le nombre de trous noirs qui doit exister, Farrah et Al. trouvent Omega_Lambda=0.68 !

Anonyme a dit…

Bonjour,

Merci beaucoup pour vos billets de blog que je me plais à lire régulièrement bien que je sois un simple curieux vis à vis des domaines traités !!!

...et désolé car pour le coup mon premier commentaire est un peu à rebours du ton du billet, je m'explique: passée l'excitation de la lecture dudit billet et de différents articles de presse globalement enthousiastes je suis tombé sur l'avis de quelques scientifiques anglophones ayant plume sur la toile; notamment Sabine Hossenfelder (@skdh sur twitter) et Ethan Siegel (@StartsWithABang sur twitter).

Quelle ne fut pas ma surprise (la douche froide ahahah) par leurs appels à la prudence !

A la lecture de leurs avis (voir par exemple https://twitter.com/skdh/status/1626113544339980291 et https://bigthink.com/starts-with-a-bang/black-holes-dark-energy/ ) il semble en effet que l'excitation autour de cet article soit plutôt exagérée... voire qu'il y aurait à dire sur la formulation/la démarche de l'article lui même (si l'on suit l'analyse disponible en second lien).

Je n'ai pas le bagage scientifique pour un avoir un avis pertinent sur l'article de Farrah et al. ou sur les alertes/analyses de Sabine Hossenfelder & Ethan Siegel.
J'aurais toutefois tendance à donner ma confiance à ces dernières, scepticisme oblige.

Qu'en pensez vous ?

A nouveau tout mes remerciements pour votre travail de vulgarisation !
Cédric

Dr Eric Simon a dit…

J'ai lu le fil de Sabine Hossenfelder et le billet de Ethan Siegel. Pour la première, je trouve que ses arguments ne sont pas très convaincants, et elle le dit elle-même : elle n'a repas lu le papier de Farrah en entier. Son tweet n°2 est totalement péremptoire, faisant fi du fait que les trous noirs pourraient être différents des trous noirs classiques. Son tweet n°5 est un peu du même genre, très arrogant, elle parle de blabla, mais il n'y aucun blabla dans le papier de Farrah et al. Et c'est une démarche tout à fait respectable de faire une hypothèse sur l'origine d'un phénomène incompris et d'essayer de contraindre ensuite cette hypothèse. Bref, elle apparaît très arrogante, ce qui n'est pas très attirant, il faut bien le dire.
Concernant Ethan Siegel, il fait tout un long développement sur l'énergie sombre et les trous noirs pour en arriver à dire qu'il ne croit pas à l'association du grossissement des trous noirs qui est observé avec un quelconque couplage cosmologique. Au moins, on voit qu'il a bien lu le second papier de Farrah et al. en détail, c'est rassurant. Mais en gros l'argument de Siegel, c'est de dire que la signifiance statistique d'avoir k différent de zéro n'est que de 3,9 sigmas, ce qui est trop peu pour affirmer une découverte. Il n'a pas tort, mais il aurait aussi pu dire que 3,9 sigmas c'était déjà très élevé... Et il dit ensuite, de manière assez péremptoire aussi que le grossissement des trous noirs qui est observé est forcément un grossissement classique fait de fusions, d'accrétions de matière etc.. Ca donne l'impression en fait que Siegel n'a pas été voir le premier papier de Farrah (dans le second, ils précisent à la fin de l'introduction : this preferential increase in SMBH mass is challenging to explain via standard galaxy assembly pathways (Farrah et al. 2023, Section 5). We here determine if this mass increase is consistent with cosmological coupling and, if so, the constraints on the coupling strength k.
Dans la section 5 du premier papier (qui est beaucoup plus long que le second), ils passent en revue justement toutes les possibilités "classiques" de grossissement et montrent quelles sont toutes leurs difficultés. Siegel n'en dit pas un mot.
Une chose est sûre : si ces deux papiers de Farrah et al. ont été publiés dans The Astrophysical Journal et The Astrophysical Journal Letters, cela signifie qu'ils ont été revus par des comités de lecture composés d'autres astrophysciens du domaine (reviewers), et que leur contenu est de très bonne qualité scientifique. Par exemple, on voit que le premier papier a été soumis le 8 aout 2022 et une nouvelle version révisée a été soumise le 19 novembre, suite aux modifications demandées par les reviewers. Et il n'a été finalement accepté pour publication que le 8 décembre, suite à une seconde vérification des reviewers (le processus normal, quoique un peu long).
Concernant le second papier, sa première soumission date du 19 novembre (tiens! accompagnant donc la version révisée du premier), puis il a été révisé le 5 janvier suite au retour des reviewers et accepté le 19 janvier. C'est intéressant de voir que ce second papier, qui propose l'idée du couplage cosmologique a peut-être été suggéré par les remarques de l'un des reviewers du premier papier (parce qu'il n'en est aucunement question dans ce premier papier).
Voilà ce que je peux en dire. Le juge de paix sera de nouvelles observations, comme je le dis dans ma conclusion.

samuel a dit…

Cher Eric.
J'écoute avec passion vos billets, depuis le Morbihan.
La qualité des sujets et votre lecture sont redoutables.
On entends par vos mots, une profonde passion par ce métier. Merci de la partager.

Concernant cet article. J'ai du l'écouter 3 ou 4 fois! tellement cela me parait revolutionaire.
comment pouvons suivre l'évolution de cette étincelle ? Avons nous des commentaires pro ou contre des collègues?

J'aimerai tellement avoir une nouvelle chronique sur le sujet. Possible? "Les trous noirs à l'origine de l'énergie sombre - II - la suite"

Samuel

Dr Eric Simon a dit…

Il existe déjà quelques réactions de certains vulgarisateurs comme Ethan Siegel (Starts with a Bang) ou bien Becky Smethurst (qui est spécialiste des trous noirs supermassifs) qui sont plutôt (très) sceptiques, en pointant le fait que les modes de grossissement des trous noirs sont mal contraints de toute façon. Mais cela ne vaut absolument pas preuve du contraire. Je vais suivre attentivement les papiers qui sortiront dans les mois qui viennent qui citeront les articles de Farrah et al. Il va falloir un peu de temps pour avoir une validation ou une invalidation. Je ferais bien un point d'étape dans 6 mois par exemple. Rendez-vous en septembre pour reparler de l'avancement de cette potentielle révolution !