Cette belle avancée coïncide avec le dixième anniversaire de la première détection d'une fusion de trous noirs par la collaboration LIGO. Par ailleurs, un deuxième article, soumis (mais non encore accepté), pose des limites théoriques à la troisième tonalité prédite, plus aiguë, qui pourrait se cacher dans le signal d'ondes gravitationnelles de l'événement.
La collaboration LIGO/Virgo/KAGRA (LVK) détecte les ondes gravitationnelles par interférométrie laser , utilisant des lasers de haute puissance pour mesurer les infimes variations de distance entre deux objets distants de plusieurs kilomètres. LIGO dispose de détecteurs à Hanford, dans l'État de Washington, et à Livingston, en Louisiane. Un troisième détecteur, Advanced Virgo, est entré en service en Italie en 2016. Au Japon, KAGRA est le premier détecteur d'ondes gravitationnelles d'Asie et le premier à être construit sous terre. La construction de LIGO-India a débuté en 2021, et les physiciens prévoient sa mise en service dans les années à venir.
Chaque instrument est si sensible qu'il capte également de faibles vibrations ambiantes, comme le grondement d'un train de marchandises ou les vibrations thermiques naturelles des détecteurs eux-mêmes. La collaboration LIGO met donc tout en œuvre pour protéger ses instruments et minimiser le bruit dans ses données. Le 14 septembre 2015, les deux détecteurs avaient capté des signaux à quelques millisecondes d'intervalle pour la toute première fois. La détection de ces signaux a été une prouesse remarquable, et personne n'a été surpris lorsque la première observation directe d'ondes gravitationnelles a remporté le prix Nobel de physique en 2017 .
Depuis, LVK a détecté quelques fusions d'étoiles à neutrons, dont GW170817 qui a inauguré l'ère de l'astronomie à multimessagers (ondes gravitationnelles + ondes électromagnétiques). La collaboration a également détecté des fusions asymétriques, où un trou noir est beaucoup plus massif que son partenaire, ainsi que des découvertes remettant en question le soi-disant « écart de masse » entre les trous noirs et les étoiles à neutrons. Cet été, la collaboration LIGO/Virgo/KAGRA a annoncé lors d'une conférence scientifique, la détection de la fusion la plus massive jamais observée entre deux trous noirs (baptisée GW231123), donnant naissance à un nouveau trou noir de 225 masses solaires. L'article n'est pas encore publié mais devrait l'être bientôt.
Il faut dire que LIGO a été amélioré à plusieurs reprises depuis 2015, et est désormais près de quatre fois plus sensible que lors de l'enregistrement de cette première fusion de trous noirs. Cette sensibilité a permis à la collaboration d'enregistrer le signal d'onde gravitationnelle le plus propre à ce jour, en termes de rapport signal/bruit, baptisé GW250114. Cet événement était remarquablement similaire au premier de 2015, impliquant deux trous noirs d'environ 30 masses solaires dont la fusion a produit un signal tout aussi puissant et a donné naissance à un nouveau trou noir d'environ 63 masses solaires. Mais la différence de qualité des deux signaux a permis aux chercheurs de mieux isoler certaines fréquences ou tonalités du « ringdown », les vibrations du trou noir résultant juste après la fusion. Et ces données cruciales permettent de calculer les propriétés du nouveau trou noir et les comparer aux prédictions théoriques.
D’un point de vue théorique, on s’attend à ce que les trous noirs soient des objets remarquablement simples. Selon la théorie de la relativité générale d'Einstein et sous certaines hypothèses de régularité, les trous noirs stationnaires isolés peuvent être entièrement caractérisés par seulement trois paramètres : la masse, le spin et la charge électrique. Pour les trous noirs neutres, cela implique que la masse et le spin déterminent le système par la métrique de Kerr, la solution axisymétrique et neutre unique aux équations d'Einstein. Cette singularité est étroitement liée à des conjectures clés de la gravitation classique, notamment la faible censure cosmique et la stabilité des trous noirs en rotation, qui restent toutes deux non prouvées.
L'unicité et l'absence de caractéristiques implicites des trous noirs donnent lieu à des paradoxes dans le contexte de la mécanique quantique et de la thermodynamique. Les lois de la mécanique des trous noirs, que l'on soupçonnait à l'origine de ne rappeler que par coïncidence la mécanique statistique, établit les trous noirs comme de véritables systèmes thermodynamiques : le rôle de l'entropie est attribué à la zone de l'horizon des événements, tandis que les trous noirs rayonnent en raison d'effets quantiques comme un corps noir avec une température liée à leur gravité de surface. La thermodynamique des trous noirs joue un rôle clé dans la quête visant à réconcilier la gravité avec le reste de la physique, à travers des concepts tels que la perte d'information, la gravité holographique, ou l'interprétation microscopique de l'entropie du trous noirs.
Les trous noirs jouent un rôle central dans la phénoménologie et l'évolution de l'Univers, affichant des comportements riches et complexes, de l'échelle stellaire à l'échelle galactique. On s'attend à ce que les trous noirs ne soient pas significativement chargés, se conformant ainsi à la métrique de Kerr. Cependant, la mesure dans laquelle ils le font reste une question ouverte. Et heureusement, les ondes gravitationnelles peuvent éclairer cette hypothèse en sondant par l'observation la nature Kerr des trous noirs.
Bien que les coalescences de trous noirs présentent des champs gravitationnels parmi les plus puissants et les plus dynamiques, leurs états initial et final sont simples. Une coalescence débute par une longue spirale, au cours de laquelle deux trous noirs orbitent et se rapprochent l'un de l'autre, le système perdant de l'énergie et du moment cinétique sous l'effet du rayonnement gravitationnel. Après la fusion, le trou noir résiduel « sonne » alors qu'il s'installe dans un état Kerr quiescent. Dans ce contexte, supposer un trou noir de Kerr implique un spectre de résonance spécifique (fréquences et taux d'amortissement), qui est une fonction connue de la masse et du spin du trou noir. Parallèlement, la deuxième loi de la mécanique des trous noirs, également connue sous le nom de loi de l'aire de Hawking, exige une augmentation nette de l'aire totale de l'horizon des événements tout au long de la coalescence.
Le signal d'onde gravitationnelle GW250114 a été observé par les deux détecteurs LIGO avec un rapport signal/bruit de 80. L'analyse montre que les masses des deux trous noirs étaient presque égales : 𝑚1=33.6 (+1.2 −0.8) 𝑀⊙ et 𝑚2=32.2 (+0.8−1.3) 𝑀⊙, et avec de petits spins : 𝜒 ≤ 0.26, ainsi qu'une excentricité négligeable 𝑒 ≤0.03.
Les chercheurs de LVK montrent que les données post-fusion excluant la région de pic sont cohérentes avec le mode quadripolaire dominant(ℓ=|𝑚|=2) d'un trou noir de Kerr et sa première harmonique. Les chercheurs fournissent ainsi un test robuste de la nature de Kerr du trou noir résultant.
Une série d'analyses confirme ensuite que la surface du trou noir résiduel est supérieure à la somme des surfaces initiales, Les données de GW250114 révèlent que les deux trous noirs initiaux avaient une aire totale d'environ 240 000 kilomètres carrés. Après la fusion, le nouveau trou noir mesurait environ 400 000 kilomètres carrés.
Même si cette affirmation est très simple – "les aires ne peuvent qu'augmenter" – elle a d'immenses implications. Stephen Hawking et Jacob Bekenstein ont notamment montré en 1974 que l'aire d'un trou noir est en fait proportionnelle à son entropie, qui doit également augmenter selon la deuxième loi de la thermodynamique. C'est un élément clé des tentatives actuelles de développement d'une théorie quantique de la gravité.
Le signal d'ondes gravitationnelles GW250114 marque une étape importante dans l'histoire de la science des ondes gravitationnelles. Grâce à son rapport signal sur bruit élevé, GW250114 offre une vision extrêmement claire du processus hautement dynamique par lequel deux trous noirs fusionnent pour donner naissance à un trou noir résiduel. Les données de LIGO Hanford et LIGO Livingston sont donc compatibles avec les multiples modes quasinormaux d'un trou noir de Kerr et avec la loi des aires de Hawking.
Ces résultats suggèrent que les trous noirs astrophysiques sont effectivement des objets extrêmement simples, conformes à la relativité générale et à la description de Kerr. Le résidu de la fusion fortement perturbé se stabilise dans un état de repos à entropie plus élevée en quelques échelles de temps dynamiques. La prochaine décennie de l'astrophysique des ondes gravitationnelles promet d'enrichir encore notre compréhension des trous noirs.
Source
GW250114: Testing Hawking’s Area Law and the Kerr Nature of Black Holes
A. G. Abac et al.
Phys. Rev. Lett. 135 (10 September, 2025)
https://doi.org/10.1103/kw5g-d732
Illustrations
1. Le signal GW250114 enregistré par les deux détecteurs interférométriques de LIGO (Abac et al.)
2. Formule de l'aire d'un trou noir de Kerr (m est la masse et χ le spin.