mercredi 14 juin 2023

La gravité quantique ralentit-t-elle les neutrinos ?


C'est une analyse très intéressante que viennent de faire des chercheurs italiens : ils ont trouvé que parmi les neutrinos énergétiques qui peuvent être associés à des sursauts gamma, il existe une dépendance entre l'énergie des neutrinos et leur retard par rapport aux photons gamma du sursaut. En d'autre termes, plus les neutrinos ont une énergie élevée, plus ils sont ralentis par rapport aux photons... Ce type d'effet très curieux ne pourrait s'expliquer que si l'espace-temps à une structure quantifiée... L'étude est publiée dans Nature Astronomy.

Si les principes de la mécanique quantique et de la relativité générale doivent être combinés dans une théorie de la gravité quantique, il semble inévitable que l'espace-temps soit lui-même quantifié. Et cette quantification pourrait se révéler indirectement par son effet sur la propagation des particules : dans le scénario le plus étudié, cela se traduirait par une petite correction de la vitesse d'une particule, une correction qui augmente avec l'énergie. Les neutrinos sont les astroparticules idéales pour tester cette possibilité. Ils peuvent en effet atteindre la Terre à partir de sources astrophysiques très éloignées, de telle sorte qu'une petite correction de la vitesse agit pendant un temps suffisamment long pour produire un effet mesurable. Le détecteur IceCube en Antarctique peut observer des interactions de neutrinos jusqu'à des énergies de l'ordre de 1015 eV. 
Pour tester un tel effet de variation de vitesse avec l'énergie, la source des neutrinos doit être un très court sursaut, par exemple lié à un sursaut de rayons gamma (GRB) issu de l'explosion ou de la fusion d'étoiles, des phénomènes connus pour produire à la fois des photons gamma et des neutrinos de haute énergie. Pour utiliser les données sur les neutrinos dans ces recherches, la coïncidence spatiale entre source de photons et source de neutrinos doit être stricte, mais la coïncidence temporelle avec le GRB, elle, doit être suffisamment lâche puisqu'on cherche des retards qui peuvent être importants, et cela induit forcément la possibilité d'associer de manière incorrecte un neutrino et un GRB. Dans un ensemble d'associations, on ne peut pas supposer qu'elles sont toutes un vrai signal, certaines d'entre elles seront du bruit, mais, en utilisant des techniques statistiques, il est possible d'établir avec une grande confiance que certaines des associations neutrinos-GRB sont réelles.
Giovanni Amelino-Camelia (université de Naples, INFN) et ses collaborateurs ont exploité les données gamma collectées par le télescope spatial Fermi-LAT et les données de neutrinos de IceCube améliorées pour rechercher de telles coïncidences vraies. Ce type de recherche avait déjà été entrepris en 2017 avec des résultats intrigants, menant à des retards ou des avances selon les cas. Mais la collaboration IceCube a récemment révisé ses estimations sur la direction d'observation de ses neutrinos très énergétiques, et Amelino-Camelia et ses collaborateurs étudient comment cette information directionnelle corrigée affecte les résultats des analyses précédentes. Les chercheurs italiens constatent maintenant que tous les neutrinos candidats sont bien retardés par rapport aux photons, et de manière proportionnelle à leur énergie. Dans les données de IceCube et de Fermi-LAT, ils ont trouvé 9 coïncidences. L'analyse statistique qu'ils ont effectuée indique qu'au moins deux de ces associations sont du bruit (où l'appariement du neutrino avec le GRB est accidentel). Mais pour les 7 autres associations identifiées, les chercheurs ont trouvé une forte corrélation entre l'énergie du neutrino et la différence de temps d'observation entre le neutrino et le GRB.
Par exemple, avec GRB 111229A, le neutrino associé a une énergie de 61,7 TeV et un retard sur les photons de 73 690 s (~20h), dans GRB 140129C, le neutrino coïncidant spatialement a une énergie de 134.2 TeV et un retard de 135 731 s (1,5 jour) et dans GRB 120219A, le neutrino a une énergie de 186.6 TeV et un retard de 229 039 s (2,6 jours). Et ça marche aussi à plus haute énergie : GRB 120909A a pu être associé à un neutrino de 1800 TeV qui montrait un retard de 7 435 884 s (86 jours!). En traçant dans un graphe le retard neutrinos-photons en fonction de l'énergie du neutrino, on observe une droite reliant approximativement les différents points (avec un peu de dispersion quand même, mais la corrélation est forte).
Au cours des 25 dernières années, l'un des effets candidats les plus étudiés de la gravité quantique a été ce qu'on appelle la "dispersion in vacuo", qui se traduit par une dépendance énergétique de la vitesse des particules ultrarelativistes, exactement ce qui est observé par l'équipe de Amelino-Camelia. Ce pourrait être le premier signe observable de la quantification de l'espace-temps.

Ce type d'étude sur les neutrinos corrélés avec des GRB qu'ont effectuée les chercheurs italiens finira sûrement par conduire, sinon à une découverte, du moins à des limites fermes sur les paramètres du modèle de gravitation quantique. Pour que les observations puissent à terme guider la construction du modèle, il faudrait que l'ensemble des données de IceCube puissent être exploitées, ce qui n'est pas encore le cas. Les techniques actuelles ne permettent d'utiliser qu'un sous-ensemble des données de IceCube, les événements "de gerbe" pour lesquels une détermination précise de l'énergie des neutrinos peut être obtenue. Les autres événements de IceCube, de type "traces" sont exclus car ils ont une détermination médiocre de l'énergie du neutrino détecté, et la précision sur l'énergie est évidemment cruciale pour trouver une corrélation entre l'énergie et le délai temporel. Mais les chercheurs ne semblent pas désespérer de trouver des techniques raffinées et d'acquérir une meilleure compréhension de ce type d'événements pour que les événements "de traces" soient également inclus dans cette analyse et que davantage d'associations neutrino-GRB soient exploitées.
Ce résultat suggère en tous cas que les tests basés sur le temps de vol des neutrinos de haute énergie issus de GRB peuvent être un outil fiable pour sonder la physique à l'échelle de Planck et pour explorer les propriétés quantiques de l'espace-temps.

Source

Could quantum gravity slow down neutrinos?
Giovanni Amelino-Camelia et al.
Nature Astronomy (12 june 2023)

Illustration 

Vue d'artiste du télescope Fermi et de IceCube détectant les particules d'un GRB (NASA/Fermi and Aurore Simonnet, Sonoma State University)

1 commentaire :

Pascal a dit…

Bonjour Eric,

Encore un article très intéressant touchant la gravité quantique ; pour l'instant, la corrélation délai temporel / énergie reste cependant modeste (5% de faux positif) pour les énergies < 500 Tev, et peu significative au delà (choix post hoc des "bons" neutrinos), mais incite certainement, comme le disent les auteurs, à poursuivre dans cette voie.

Je me suis demandé si d'autres phénomènes transitoires que les GRB pouvaient être utilisés, par exemple :

-les FRB : j'ai trouvé sur Arxiv une étude (Yuanhong, 11/21) calculant que le flux théorique de neutrinos du FRB 200428, (Le FRB Galactique) est au moins 10 000 fois en dessous de la sensibilité de Ice Cube...

- les TDE : cf ton post du 08/05/23 sur 3 neutrinos d'une centaine de Tev ayant une centaine de jours de retard par rapport au pic du flux optique, retard imputé aux mécanisme de production des neutrinos ; on peut se demander si un effet de gravité quantique n'y contribue pas ; toutefois cette contribution serait minoritaire, car à ces énergies elle serait de l'ordre d'un ou deux jours.

La propagation des photons serait aussi affectée selon leur énergie ; quid des ondes gravitationnelles ?