vendredi 16 juin 2023

Du phosphore détecté dans les panaches de Encelade


En septembre dernier, je vous relatais une étude sino-américaine (ép. 1385) qui indiquait grâce à une modélisation thermodynamique et cinétique de la géochimie du système océan-plancher océanique de Encelade, que du phosphore devait y être présent en grande quantité. Et bien, ces chercheurs avaient vu juste ! 9 mois plus tard, c'est aujourd'hui une détection ferme de phosphore, sous forme de phosphates, qui a été obtenue par une équipe germano-nippo-américaine dans les panaches de Encelade avec les données de la sonde Cassini. L'étude est publiée dans Nature

Encelade présente un intérêt particulier du fait de l'existence de son océan chaud souterrain. Ces océans sont soupçonnés contenir des sels dissous et de la matière organique, et pourraient donc avoir le potentiel de soutenir la vie. Frank Postberg (freie universität Berlin) et ses collaborateurs ont exploité les données archivées du Cosmic Dust Analyser de la sonde Cassini, l'instrument qui avait déjà offert la détection de composés inorganiques et organiques dans les particules de glace provenant du panache sortant des fissures du pôle sud du petit satellite saturnien. 
Les chercheurs ont exploré le contenu moléculaire de 345 grains de glace du panache de Encelade et l'analyse a conduit à la détection d'un sous-type rare de 9 particules dont les spectres de masse montrent des caractéristiques d'espèces de phosphate : en plus des pics spectraux de masse définissant les grains de glace d'eau riches en sels de sodium, il y a des pics correspondant aux masses moléculaires de 125, 165 et 187 u qui peuvent être expliquées par un modèle unique de phosphates de sodium à des concentrations élevées dans ces grains de glace, comme NaPO3Na+, Na2HPO4Na+et Na3PO4Na+.
Pour obtenir une évaluation quantitative de la composition de ces grains de glace phosphatés, une expérience analogue a été utilisée par les chercheurs pour simuler l'ionisation par impact des grains de glace via une impulsion laser ciblant un faisceau d'eau de taille micrométrique. Cette technique, qui est appelée la désorption induite par laser des ions et des agrégats ioniques, a déjà réussi à reproduire des spectres de grains de glace mesurés par l'instrument CDA de Cassini. L'expérience indique la dominance du monohydrogénophosphate (Na2HPO4) sur le phosphate (Na3PO4) dans ces grains de glace. La prédominance de Na2HPO4 est d'ailleurs étayée par la présence de (NaPO3 )Na+, un agrégat de métaphosphate moléculaire chargé qui s'est formé à partir de Na2HPO4 dans les expériences analogues de Postberg et al. , mais pas à partir de Na3PO4 seul. Les chercheurs calculent qu'avec le rapport molaire de Na2HPO4 / Na3PO4 qui reste au-dessus de 2,5, une concentration allant de 0,05 à 0,60 mol/l de sels de phosphate totaux correspondrait étroitement aux spectres des grains riches en phosphate.
D'autres expériences, ainsi que des considérations théoriques avancées par Postberg et ses collègues, ont par ailleurs confirmé qu'une séquestration substantielle des ions calcium dissous dans les minéraux carbonatés favorise la libération d'ions phosphate à partir des minéraux de phosphate de calcium. Cette découverte vient donc confirmer avec brio la prédiction de Hao de septembre dernier. Il y a bien du phosphore dans cet océan, et ces résultats suggèrent que le phosphore est facilement disponible dans l'océan d'Encelade sous forme d'orthophosphates, avec des concentrations de phosphore au moins 100 fois plus élevées que dans les océans de la Terre. De plus, selon Postberg et ses collaborateurs, des expériences géochimiques et la modélisation démontrent que de telles abondances élevées de phosphate pourraient être atteintes sur Encelade soit à partir d'un fond marin froid, soit dans des environnements hydrothermaux à température modérée. Dans les deux cas, le principal moteur, selon eux, est probablement la solubilité plus élevée des minéraux de phosphate de calcium par rapport au carbonate de calcium dans des solutions modérément alcalines riches en ions carbonate ou bicarbonate.
Une étude antérieure de Lingam et Loeb avait suggéré en 2018 que la disponibilité du phosphore serait le goulot d'étranglement des éléments bioessentiels sur les mondes océaniques glacés ayant une activité hydrothermale potentielle et sans terre sèche. Lingam et Loeb concluaient que des concentrations à l'état d'équilibre « probablement inférieures à la valeur correspondante sur Terre de quelques ordres de grandeur » réduiraient considérablement les perspectives de vie. En effet, des six éléments (C, H, N, O, P et S) qui sont généralement considérés comme des ingrédients essentiels à la vie basés sur l'eau et la chimie organique, le phosphore est cosmochimiquement le moins abondant et n'a jamais été détecté sur aucune des lunes océaniques du système solaire (avant aujourd'hui). Postberg et ses collaborateurs démontrent que Encelade a au contraire une grande disponibilité de phosphore dissous, ce qui est donc peu susceptible d'être un facteur limitant pour une vie putative sur Encelade.
La raison pour laquelle il y a autant de phosphore dans l'océan de Encelade par rapport à nos océans est qu'il existe des différences fondamentales : sur Encelade, on l'a dit, il y a une concentration beaucoup plus élevée d'espèces carbonatées dans l'eau alcaline de l'océan, mais on note aussi la présence probable de roches équilibrées non recyclées sur le fond marin d'Encelade, ce qui diffère grandement de la situation terrestre où l'on a une production continue de basaltes marins qui sont plus réactifs. Pour résumer en une phrase, avec la découverte de phosphates, l'océan d'Encelade satisfait maintenant ce qui est généralement considéré comme l'exigence la plus stricte d'habitabilité.


Source

Detection of phosphates originating from Enceladus’s ocean
Frank Postberg et al.
Nature volume 618 (14 june 2023)

Illustration

Schéma de la production de phosphates de sodium dans l'océan de Encelade (Nature) 

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