lundi 17 avril 2017

L'anomalie des antineutrinos de réacteurs probablement résolue


Je vous ai souvent parlé ici de l'"anomalie des antineutrinos de réacteurs", une anomalie du flux d'antineutrinos électroniques observée depuis très longtemps auprès de nombreux réacteurs nucléaires. Cette anomalie est intrigante car elle pourrait mener sur la piste de l'existence d'un quatrième neutrino, dit stérile, un candidat sérieux pour expliquer la matière sombre... Mais une nouvelle mesure de l'expérience Daya Bay en Chine vient de mettre le doigt sur la raison très probable de cette anomalie vis à vis du modèle théorique; c'est la théorie qui serait en cause...




Les antineutrinos emportent environ 5% de l'énergie libérée lors de la fission des isotopes de l'uranium et du plutonium dans le cœur des réacteurs nucléaires utilisés pour la production d'électricité. Les différents isotopes fissiles (uranium-235 et plutonium-239) n'induisent pas la même quantité d'antineutrinos électroniques lorsqu'ils fissionnent et produisent des éléments radioactifs qui décroissent par désintégration béta. Ce sont ces très nombreuses désintégrations béta qui produisent les antineutrinos. Lors du fonctionnement normal d'un réacteur nucléaire, la composition du cœur du réacteur évolue au fur et à mesure de sa "combustion" puis il est renouvelé à intervalles réguliers avec du combustible nucléaire neuf.
La collaboration internationale Daya Bay est installée non loin de trois centrales où sont implantés six réacteurs nucléaires identiques de 2,9 GWth, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Hong Kong. Les chercheurs y ont installé six  gros détecteurs d’antineutrinos à proximité des trois centrales nucléaires, situés à différentes distances des réacteurs (entre 360 m et 1900 m) pour étudier les oscillations des antineutrinos en fonction de la distance qu’ils parcourent. Ces détecteurs sont constitués de grandes quantités de scintillateur liquide dopé au gadolinium (20 tonnes chacun) bardées de centaines de photomultiplicateurs.
Comme d'autres expériences du même type installées auprès de réacteurs nucléaires, Daya Bay a mesuré un flux d'antineutrinos électroniques plus faible d'environ 10% par rapport à ce que prédit le modèle théorique de la fission nucléaire. Mais les chercheurs chinois, américains, russes, chiliens et tchèques de cette grande collaboration n'en sont pas restés là. Ils ont eu la brillante idée de regarder comment évoluait le flux d'antineutrinos mesuré dans leurs détecteurs en fonction de la composition du combustible nucléaire, et notamment en fonction des fractions respectives en 239Pu et en 235U.
Si il y a une réelle anomalie des antineutrinos qui les fait osciller vers une variété stérile, celle-ci devrait être indépendante de la fraction de 239Pu présente dans le combustible des réacteurs. Or ce que montrent les chercheurs de la collaboration Daya Bay après avoir collecté plus de 2 millions d'antineutrinos durant presque 4 ans, c'est le contraire : l'anomalie du flux d'antineutrinos mesurée varie en fonction de la fraction de 239Pu présente. Les physiciens arrivent ainsi à décorréler les données et à savoir à quel isotope fissile est due telle portion du flux d'antineutrinos mesurée. Pour la première fois, le désaccord avec les prédictions théoriques sur le flux d'antineutrinos peut être évalué pour chaque isotope. Le résultat est que le nombre d'antineutrinos provenant de la fission du plutonium-239 est tout à fait conforme avec les prédictions théoriques, mais pas celui issu de la fission de l'uranium-235. Un déficit de 8% est observé par rapport au modèle théorique sur le flux des antineutrinos des désintégrations béta des éléments produits de fission de l'uranium-235.
Le fait que l'anomalie ne soit observée que pour le 235U et pas pour le 239Pu exclut de fait l'hypothèse d'un neutrino stérile étant à l'origine du déficit observé via une oscillation des antineutrinos électroniques.
Ce serait donc le modèle théorique qui prédit le nombre d'antineutrinos électroniques produits lorsqu'un noyau d'uranium-235 fissionne qui serait en cause. 
C'est la seconde alerte qui indique un problème dans le modèle théorique de la fission nucléaire. En février 2016, nous nous étions fait l'écho ici d'une anomalie observée par Daya Bay déjà concernant le spectre énergétique des antineutrinos, qui montrait une bosse aux environs de 5 MeV, non prédite par le modèle théorique de Huber-Müller.  
Le temps est venu de revoir sérieusement la théorie de la fission nucléaire de l'uranium-235.

Référence

Evolution of the Reactor Antineutrino Flux and Spectrum at Daya Bay
F. P. An et al.
soumis à Physical Review Letters
https://arxiv.org/abs/1704.01082

Illustrations

1) Le détecteur de Daya Bay dans la phase finale de sa construction en août 2012 (Roy Kaltschmidt/Berkeley Lab)

2) Graphe représentant les taux de production d'antineutrinos électroniques par le Pu-239 (vertical) en fonction de l'U-238 (horizontal). La prédiction du modèle théorique de Huber-Müller est représentée par le contour noir : correcte pour le plutonium-239 et décalée pour l'uranium-235 (Daya Bay Collaboration)

1 commentaire :

Pascal a dit…

Décidément, sale temps pour les neutrinos stériles...