Ne vous y trompez pas, ce n’est
pas un instrument de Philae qui
vient de déterminer la composition isotopique de l’eau de la comète Churyumov-Gerasimenko,
mais un instrument d’analyse embarqué sur Rosetta la sonde principale qui tourne toujours autour de la comète. Cet instrument est un spectromètre de
masse appelé ROSINA-DFMS (Rosetta Orbiter Sensor for Ion and Neutral
Analysis, Double Focusing Mass Spectrometer).
Churyumov-Gerasimenko en train de dégazer, vue par Rosetta à 31 km de distance (ESA/Rosetta/Navcam) |
Cet instrument permet de dénombrer les
différents isotopes (types différents de noyaux d’atomes d’un même élément), en calculant
des ratios, notamment pour l’hydrogène, le ratio D/H (la quantité relative de
deutérium par rapport à l’hydrogène).
Le deutérium diffère de
l’hydrogène « normal » par le fait que son noyau d’atome est deux
fois plus lourd : au lieu de ne comporter qu’un seul proton, le deutérium
se compose d’un proton plus un neutron. L’eau qui comporte une grande quantité
de deutérium en lieu et place de l’hydrogène au sein de la molécule H2O
est ce qu’on appelle l’eau lourde.
Le ratio D/H est une signature de l’origine
des molécules comportant de l’hydrogène. En effet, le deutérium ne peut pas
être produit comme ça dans le milieu interstellaire. Il est produit soit lors
de la nucléosynthèse primordiale dans les trois minutes qui ont suivi la
singularité initiale il y a 13,8 milliards d’années, ou bien lors d’une
nucléosynthèse stellaire, au cœur d’une étoile en train de fusionner son
hydrogène.
Ce que vient de montrer l’analyse
de ROSINA-DFMS, c’est que l’eau de
Chury comporte 3,5 fois plus de deutérium (le ratio D/H), que ce qu’on a en
moyenne dans l’eau de nos océans.
Une seule mesure de ce type avait
déjà pu être effectuée in situ auprès d’une comète, c’était dans la queue de la
célèbre comète de Halley, autour de
laquelle avait été envoyée la petite sonde européenne Giotto à la fin des années 1980.
La méthode appliquée par la sonde
Rosetta et son spectromètre de masse ROSINA-DFMS est similaire : il s’est
agi de récupérer du gaz en provenance de la surface de Chury puis de l’analyser
finement en « pesant » les molécules. ROSINA a la possibilité de
mesurer tous les rapports isotopiques dans l’eau indépendamment : D/H,
mais aussi les isotopes de l’oxygène 17O/16O et 18O/16O.
Et ROSINA est un capteur si sensible qu’il détecte le gaz émis par la sonde Rosetta
elle-même, environ 1 million de molécules par centimètre cube, où on y trouve
de l’eau (qui a un ratio D/H terrestre), ainsi que des molécules organiques (venant
de l’hydrazine, le carburant de la sonde), et des résidus fluorés provenant de la
graisse utilisée sur la sonde.
Le ratio D/H (et facteur d'enrichissement f) pour différents corps du système solaire, la valeur mesurée sur Chury est en rouge. Les losanges sont des mesures in situ (K. Altwegg et al.) |
C’est à partir de la première
semaine du mois d’août 2014, quand Rosetta s’est rapprochée à moins de 100 km
de la surface de la comète que ROSINA-DFMS a pu entrer en action efficacement
et détecter les molécules d’eau venant vraiment de la comète.
Les résultats obtenus par
l’équipe internationale exploitant ROSINA (dont un nombre important de
chercheurs français), pour les rapports des différents isotopes de l’eau sont
publiés aujourd’hui en ligne dans la revue Science.
Les valeurs obtenues sont les
suivantes :
- · D/H = 0,00053 +- 0,00007
- · 17O/16O = 0,00037 +- 0,00009
- · 18O/16O = 0,0018 +- 0,0002
Pour comparer différentes teneurs
en isotopes d’hydrogène, on utilise généralement une référence qui est le ratio
D/H de la nébuleuse protosolaire, qui est évalué d’une part par des mesures sur
l’atmosphère de Jupiter et d’autre part sur la photosphère du Soleil. Cette
valeur de référence de D/H est appelée (D/H)PSN (PSN signifiant protosolar nebula), et elle vaut (D/H)PSN
= 0,000021, valeur très proche du ratio D/H du milieu
interstellaire, hors du système solaire.
La plupart des objets du système
solaire sont en fait enrichis en deutérium, leur ratio D/H est plus élevé
que (D/H)PSN. Les objets du
système solaire interne, comme la Terre, la Lune ou des météorites, sur
lesquels le ratio D/H a pu être mesuré, montrent une valeur environ 6 fois plus
forte que la référence de la nébuleuse protosolaire. Ce facteur par rapport à
la référence est ce que les astrophysiciens appellent le facteur d’enrichissement f. Le facteur d’enrichissement pour la
Terre vaut 7,1, mais pour toutes les comètes qui ont pu être analysées, ce
facteur est situé entre 10 et 20. Et la nouvelle valeur de
Churyumov-Gerasimenko vient poser de nouvelles questions, avec un facteur d’enrichissement
plus fort que toutes les autres de 25,2. Cette valeur est plus élevée que ce
que l’on a pu déterminé pour différents types de comètes, venant du nuage
d’Oort comme Halley ou de la ceinture de Kuiper comme la famille des comètes
« joviennes » comme Chury.
Les modèles de formation du
système solaire prédisent comment le deutérium au sein des molécules d’eau peut
se concentrer en fonction de la distance du soleil, par des mécanismes
physico-chimiques de volatilisation/recondensation. Ces mécanismes permettent
de produire des modifications de teneur isotopique, avec une ségrégation des
isotopes lourds par rapport aux légers.
Mais même si il se confirme qu’il
existe bien une augmentation du ratio D/H avec la distance du Soleil, qui est
expliquée par le modèle, en revanche cette nouvelle mesure sur Chury amène les auteurs
à conclure que comme le ratio D/H des comètes de la famille « jovienne »
apparaît très hétérogène et peut varier
considérablement, il est beaucoup plus probable que l’eau terrestre (ainsi que
notre atmosphère) provienne d’astéroïdes, plus proches de la Terre à l’époque,
que de ces lointaines comètes aux origines diverses.
Source :
67P/Churyumov-Gerasimenko,
a Jupiter family comet with a high D/H ratio
K. Altwegg et al.
Science, published
online (10 december 2014)
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