vendredi 24 novembre 2017

Les neutrinos énergétiques ne traversent pas la Terre

Un résultat très intéressant du détecteur de neutrinos IceCube vient d’être publié. Il donne une mesure de comment les neutrinos astrophysiques les plus énergétiques sont arrêtés par la Terre lorsqu’ils la traversent. 




Avec ses plus de 5000 détecteurs de lumière Cherenkov implantés dans le glace Antarctique non loin du pôle sud géographique, le détecteur IceCube est à même de détecter des neutrinos de toutes origines. Il permet également de connaître assez précisément leur énergie et leur direction d’incidence.  IceCube détecte ainsi des neutrinos venant directement du ciel ou bien du sol, après qu’ils ont traversé la totalité du globe. On savait que les neutrinos de relativement basse énergie, les plus nombreux, peuvent traverser très facilement des milliers de kilomètres de roche sans interagir. On connaissait encore mal comment se comportaient les neutrinos ayant une énergie extrême, de l’ordre de plusieurs centaines ou plusieurs milliers de TeV. 
Les physiciens de la collaboration IceCube, qui regroupe plus de 300 chercheurs de 12 pays, répondent aujourd’hui à cette question dans une étude publiée dans Nature. Ils ont collectés 10800 événements attribués à des neutrinos très énergétiques durant une année d’acquisition de données entre mai 2010 et mai 2011. En les triant en fonction de leur énergie et de leur angle d’incidence par rapport à la verticale, ils parviennent à voir des différences significatives. Plus l’angle d’incidence (entre l’horizontale, à 90°, et la verticale, à 180°) est grand, plus la quantité de couche terrestre traversée est importante. L’analyse des distributions de flux en fonction de l’angle et de l’énergie montre que plus les neutrinos ont une énergie élevée, plus ils sont absorbés par la Terre. Les physiciens trouvent par exemple qu'à 180°, c'est à dire une trajectoire qui traverse exactement le centre de la Terre, soit une distance de 12750 km, les neutrinos de plus de 106 GeV sont quasi complètement absorbés alors qu'à un angle de 120°, environ 40% de ces mêmes neutrinos parviennent à traverser et sont détectés dans la glace.  La probabilité d’interaction des neutrinos avec la matière, leur « section efficace » dans le jargon des physiciens des particules, peut alors être calculée. Elle se trouve être cohérente avec ce que prédit le modèle standard de la physique des particules extrapolé pour ces énergies 1000 fois plus élevées que celles atteintes dans nos meilleurs accélérateurs. Les physiciens sont presque déçus de voir que la section efficace est conforme au modèle standard, eux qui auraient tant souhaité voir apparaître des signes de nouvelle physique… 

Le modèle standard prédit en effet que la probabilité d’interaction des neutrinos avec la matière doit augmenter quand leur énergie augmente. Les événements exploités par IceCube ici se distribuent entre 6,3 TeV et 980 TeV, ce qui fait dire aux physiciens optimistes qu’une nouvelle physique se cache peut-être au-delà de cette énergie. De gros calculs de simulations ont été également produits dans cette étude pour modéliser les interactions des neutrinos dans la croûte terrestre et nourrir l’analyse des flux qui étaient observés par les physiciens.
Même si le modèle standard n’est pas remis en cause ici, il est en tous cas intéressant de voir que le détecteur IceCube peut être utilisé à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été imaginé au départ. Les géophysiciens se prennent déjà à rêver de pouvoir exploiter un jour les données des neutrinos traversant la croûte terrestre pour faire des sortes d’images de l’intérieur de notre planète. Des géologues ont notamment été impliqués dans cette analyse pour apporter des modèles réalistes des couches internes de la Terre, qui sont obtenus par des études sismiques. Un point crucial pour eux serait de pouvoir « voir », à la lumière de l’absorption des neutrinos, la zone frontalière devant exister entre le noyau solide et son voisinage liquide.
Les chercheurs de IceCube ne vont donc pas s’arrêter là, ils espèrent acquérir toujours plus de données, notamment à plus haute énergie, le facteur limitant devenant ici le nombre de neutrinos impliqués, car plus ils sont énergétiques et plus ils sont rares. Pour pallier cette difficulté, la nouvelle génération de détecteur, déjà nommé IceCube-Gen2, est déjà dans les tiroirs. Cette nouvelle version de IceCube devrait être 10 fois plus volumineuse, collectant donc 10 fois plus de neutrinos pour une même période de mesure…


Source

Measurement of the multi-TeV neutrino cross section with IceCube using Earth absorption," IceCube Collaboration
Nature, en ligne (22 November 2017)


Illustrations

1) Distribution des neutrinos énergétiques détectés par IceCube, en fonction de leur angle d'incidence et de leur énergie (IceCube Collaboration)

2) Evolution de la section efficace d'interaction neutrino-nucléon prédite par le modèle standard (IceCube Collaboration)

8 commentaires :

Youx a dit…

Bonjour Eric,
Les neutrinos énergétiques détectés proviennent du ciel profond, je suppose.
Le détecteur dans la glace est sûrement plus facile à faire au pôle qu'à l'équateur, mais comme la direction reste toujours identique vers le ciel, la lecture n'est-elle pas perturbée par une distribution inhomogène des sources dans la galaxie?
Ne doit-on pas par exemple corriger par rapport au plan de la Voie Lactée?
Merci!
Youx

Dr Eric Simon a dit…

Bonne remarque. Il se trouve en fait que le flux de neutrinos à ces énergies au dessus de plusieurs TeV ne montre pas d'anisotropie en direction du plan galactique. Le flux est isotrope: ces neutrinos viennent de toutes les directions dans les mêmes proportions, ce qui veut dire d'ailleurs qu'ils sont essentiellement extragalactiques.

BdC a dit…

Intéressant. Disposez-vous d'un graphique comparant les cross-sections neutrinos du modèle Standard à celui obtenu par l'expérence IceCube afin de voir l'écart entre les données et les prédictions ? Merci.

Dr Eric Simon a dit…

Oui, BdC, vous pouvez voir ce graphe ici :
http://dr.eric.simon.free.fr/images/nature24459-f1.jpg

Attention il s'agit de la section efficace divisée par l'énergie, donc ça décroît en fonction de l'énergie. Le modèle standard est représenté par les courbes bleu et verte.

Unknown a dit…

Il me semble que si ces neutrinos haute énergie ne ressortent pas, c'est qu'ils interagissent avec la matière. En apportant de l'énergie ils font augmenter le poids des atomes, selon la courbe d'Aston et à partir du fer et du nickel. Ceci par des réactions nucléaires gouvernées par les interactions faibles. Donc le noyau terrestre fer-nickel est en fait un noyau fer-nickel, ... palladium .. or .. et jusqu'à l'uranium et peut être plus loin encore. Le processus est actif aujourd'hui, ceci tant que le soleil continue à nous envoyer ses neutrinos.
Logique non ?

Dr Eric Simon a dit…

Au risque ce vous décevoir, ce n'est pas aussi "simple" que ce que vous dites. Les neutrinos interagissent bien sûr avec la matière, mais les interactions faibles en question ont lieu avant tout avec des leptons et des photons, peu avec les nucléons. Les neutrinos muoniques vont au final produire des muons, qui à leur tour finiront en électrons. Les neutrinos électroniques formeront des électrons, qui finiront absorbés par les atomes, avec au passage production de chaleur, via les multiples interactions d'ionisations successives. L'énergie de ces neutrinos ultra-énergétique se retrouvera finalement en chaleur. Et, une précision de taille : il ne s'agit pas ici des neutrinos du Soleil, qui eux sont en très grande majorité peu énergétiques et interagissent donc très peu dans la croûte terrestre.

Unknown a dit…

Pour le soleil je n'avais pas lu un post précédent, qui disait leur nature extragalactique ou en tout cas pas solaire.
N'y a-t-il pas une possibilité pour que les muons produits initient des fusions catalysées ? (Possibilité évoquée par Andrei Sakharov dans les années 50).

Unknown a dit…

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