29/03/18

Découverte d'une galaxie sans matière noire (ni trou noir supermassif)


Elle s'appelle NGC1052 DF2, c'est une galaxie très atypique. Bien que de la taille d'une galaxie spirale, cette galaxie ultra-diffuse possède très peu d'étoiles (équivalentes à 200 millions de masses solaires), et les vitesses des amas d'étoiles qui y sont mesurées indique qu'elle ne comporte pas du tout de matière noire.




Pieter van Dokkum (Yale University) et ses collaborateurs ont d'abord utilisé leur télescope favori qu'ils ont construit eux-même : le télescope Dragonfly Telephoto Array, installé au Nouveau-Mexique, et qui permet d'imager des galaxies spéciales car ultra-diffuses (leur acronyme anglais est UDG). Elles sont qualifiées de la sorte car elles n'émettent que très peu de lumière, ne possédant que très peu d'étoiles. Les premières UDG ont commencé à être trouvées en 2015 et leur nombre n'a cessé de croître depuis lors, généralement indiquant la présence de bonnes quantités de matière noire. En 2016, la même équipe avait même trouvé une telle galaxie ultra-diffuse (Dragonfly 44) dont les caractéristiques indiquaient qu'elle était composée de 99,9% de matière noire... Mais aujourd'hui, c'est l'inverse qui se profile. DF2 a tout d'une galaxie ultra-diffuse, mais elle ne montre aucun signe de matière noire.
Les astronomes ont exploité d'autres télescopes que le Dragonfly pour mesurer ensuite plus de détails dans cette galaxie bizarre, à commencer par des vitesses d'étoiles pour déterminer la masse totale de cet objet qui se trouve au beau milieu d'un grand amas de galaxies (NGC 1052). Ils ont notamment utilisé les télescopes hawaïen Gemini North et Keck, ainsi que le télescope Hubble.
C'est grâce à la vitesse d'une dizaine d'amas globulaires distribués uniformément dans DF2 et mesurées avec l'instrument Deep Imaging Multi-Object Spectrograph (DEIMOS) monté sur le télescope Keck, que les astronomes ont pu déterminer la masse de la galaxie, qui est si diffuse que l'on peut voir d'autres galaxies distantes à travers elle. La vitesse de dispersion des 10 amas globulaires observés est inférieure à 10,5 km/s. Ils trouvent ainsi une masse totale de 340 millions de masses solaires qui est très proche de la masse des étoiles visibles. Il y a 400 fois moins de matière noire que ce qui serait normalement attendu dans une telle galaxie... 

C'est la première galaxie découverte qui ne posséderait pas de matière noire ou quasiment pas. Cette découverte est importante, car elle montre la réalité de la matière noire : il existe des cas où il n'y a pas de matière noire autour des étoiles (et de la matière baryonique en général) dans une galaxie et dans ce cas les étoiles se meuvent à des vitesses plus faibles. Nul besoin d'aller chercher des théories de gravitation modifiée. La même quantité d'étoiles et de gaz peuvent avoir une dynamique différente, selon la quantité de matière noire présente.  Mais cette galaxie ultra-diffuse pose aussi des questions sur la formation des galaxies. Le paradigme stipule que les galaxies se forment autour de puits gravitationnels créés par des halos de matière noire. Donc DF2 se serait alors formée différemment... la question reste à creuser par les spécialistes.

Une analyse détaillée obtenue avec le spectrographe GMOS (Gemini Multi Object Spectrograph) du télescope Gemini North indique que DF2 n'a connu aucune interaction avec une autre galaxie. Les astronomes ont également pu remarquer que la galaxie ne possède pas de bulbe central plus dense comme c'est généralement le cas, et pas de trou noir supermassif. Aucun modèle ne permet aujourd'hui d'expliquer la formation de ce type de galaxie,  qui semble n'être formée que d'un halo de rares étoiles et d'amas globulaires un peu plus denses et étonnamment brillants, une autre bizarrerie.

Van Dokkum et son équipe essayent quand-même d'apporter des explications. Il se trouve que l'amas de galaxies où évolue DF2, à une distance de 65 millions d'années-lumière, est dominé par une galaxie elliptique géante nommée NGC1052 (qui donne son nom à l'amas). Les chercheurs pensent que la formation de cette énorme galaxie, forcément violente, aurait pu jouer un rôle dans le devenir de DF2 et son déficit de matière noire. Une autre idée spéculative impliquerait un événement cataclysmique menant à la formation de très nombreuses étoiles massives qui auraient soufflé tout le gaz et la matière noire avec, stoppant par là même la production stellaire. Mais ces explications ne sont pas pleinement satisfaisantes pour expliquer les observations de DF2.

L'équipe de Van Dokkum continue actuellement sa traque des galaxies ultra-diffuses avec le télescope Hubble et est en train d'en analyser 23 nouvelles. Parmi celles-ci, trois semblent déjà être similaires à NGC1052-DF2 et vont être observées plus en détail. Peut-être venons nous de découvrir le sommet d'un iceberg, une vision inédite de ce à quoi aurait ressemblé l'Univers si il n'y avait jamais eu de matière noire...


Source

A galaxy lacking dark matter
Pieter van Dokkum, Shany Danieli, Yotam Cohen, Allison Merritt, Aaron J. Romanowsky, Roberto Abraham, Jean Brodie, Charlie Conroy, Deborah Lokhorst, Lamiya Mowla, Ewan O’Sullivan & Jielai Zhang
Nature volume 555 (29 March 2018)


Illustrations

1) Image de NGC1052 DF2 et zomm sur l'un des amas globulaires utilisé pour mesurer la masse totale via la mesure des vitesses de dispersion (Gemini Observatory/NSF/AURA/Keck/Jen Miller/Joy Pollard)

2) Van Dokkum et son équipe de Toronto et de Yale devant une partie du télescope Dragonfly (Universoté de Toronto)

3) Les amas globulaires utilisés pour mesurer les vitesses de dispersion dans DF2 (Dokkum et al.)

16 commentaires :

Anonyme a dit…

J'apprends avec étonnement que la matière noire existe, ce qui est une bien plus grande découverte. A moins que...

Pascal a dit…

L’extrême dispersion de la masse dynamique d'objets de même masse baryonique, si elle se confirme, semble en effet sonner le glas des théories de gravitation modifiée, au moins comme explication unique des observations. Quant à l'origine des UDGs, cela reste la bouteille à l'encre ( cf par exemple https://arxiv.org/abs/1703.06147)

Anonyme a dit…

Ce sera intéressant de savoir si "cette absence de matière noire" (en fait cette absence d'anomalie de vitesse de rotation) est systématiquement corrélée avec l'absence de trou noir supermassif.

Si c'est le cas, il y a peut-être une voie complètement nouvelle à explorer sur la nature de la "matière noire"...

Jean-Paul a dit…

Bonjour

Pour invalider MOND, il faudrait d'abord vérifier que cette galaxie diffuse n'est pas accélérée par la galaxie géante proche d'une façon suffisante pour produire l'external field effect qui dans cette galaxie peut rendre toute accélération supérieure au seuil absolu a0 de MOND.

Jean-Paul a dit…

(suite)
Si on montre que l'EFE explique ici l'absence de l'effet MOND , ce sera au contraire une preuve en faveur de MOND , qui expliquera ainsi l'absence de "matière noire". Très important donc.

Dr Eric Simon a dit…

Vous devriez abandonner vos espoirs sur cette pseudo-théorie MOND, puisqu'elle ne permet pas d'expliquer les effets de type bullet cluster ni le spectre de puissance du CMB. Par ailleurs, les effets MOND seuls ne permettent pas de reproduire la dynamique des amas de galaxies sans y ajouter une masse invisible supplémentaire, bref de la matière noire. Il n'y a plus d'espoirs pour MOND, il faut passer à autre chose!

Jean-Paul a dit…

MOND n'est pas une théorie, c'est une règle qui marche étrangement bien pour les galaxies spirales, mais qui en effet ne suffit pas pour les amas (il manque un facteur 2 de DM environ) et n'explique pas le spectre de puissance du CMB. Ce a0 empirique de MOND ne tombe pas du ciel, il est en attente d'une interprétation théorique, tout comme la règle de Bohr de quantification du moment cinétique de l'électron atomique fut un moment en attente de son explication par la MQ.
Il peut exister par ailleurs un autre phénomène - pas forcément de la DM, peut-être une gravité modifiée - qui expliquerait ce que MOND n'explique pas. Car il n'est pas sûr que l'interprétation de MOND relève d'une gravité modifiée. Elle pourrait relever d'une cosmologie modifiée.
l'EFE est propre à MOND. S'il explique ici l'absence d'effet MOND, aucune autre théorie de gravité modifiée ne pourra produire la même prédiction. Et l'hypothèse DM aura un problème de plus. C'est pourquoi ce sera un élément important en faveur de MOND.

Dr Eric Simon a dit…

Pas d'accord. L'hypothèse DM est renforcée par cette observation, en montrant qu'elle est décorrélée de la matière baryonique.

Yves a dit…

Bonjour,

La relation empirique MOND (comme Jean-Paul c'est volontairement que je n'emploie pas le mot "théorie") ne peut pas être invalidée si rapidement, sans tenir compte de ces arguments :
https://twitter.com/DudeDarkmatter/status/979133298000777218
https://twitter.com/DudeDarkmatter/status/979789880279666690
(en attendant j'espère une réponse de S. McGaugh plus élaborée que dans ces quelques tweets)

Je rejoins cet avis :
"The challenge isn't to explain individual cases. You can always do that by choosing suitable initial conditions. The challenge is to explain the regularities. Modified gravity does that, particle dark matter doesn't."
(citation d'un commentaire de Sabine Hossenfelder dans la discussion suivant un de ses derniers articles de blog, http://backreaction.blogspot.fr/2018/03/modified-gravity-and-radial.html)

Tant qu'on en reste à l'échelle des galaxies, il est tout aussi aisé de nier le pouvoir explicatif de l'hypothèse de la DM en s'appuyant sur quelques cas bien choisis (par exemple dans l'échantillon de 150 galaxies étudié dans cette publication: https://arxiv.org/abs/1609.05917).
La question est plutôt de savoir si une théorie basée sur l'une ou l'autre hypothèse sera un jour capable d'expliquer les régularités observées sans faire appel à des paramètres ad'hoc. Une fois qu'elle permettra d'expliquer 99% des observations, il sera temps de s'occuper des exceptions... Pour le moment, au niveau des galaxies, on est loin du compte avec la DM, de même qu'on est loin du compte avec MOND lorsqu'il s'agit d'expliquer d'autres types d'observations.

Dr Eric Simon a dit…

il faudrait plutôt dire qu'on est très très très loin du compte avec MOND, au-delà des courbes de rotation des galaxies.

Yves a dit…

Oui.
Mais, encore une fois, la relation MOND en tant que telle n'est pas une théorie mais juste un fait établi par l'expérience. Et pour le moment la théorie qui permettra de l'expliquer (avec la régularité constatée sur peut-être 99% des courbes de rotation des galaxies, quelle que soit leur type ou leur taille - cf. l'analyse des données de SPARC), ainsi que le fait que les galaxies satellites de la Voie Lactée, ou d'Andromède et de nombreuses autres galaxies semblent être en rotation coplanaire, en même temps qu'elle expliquera les observations du CMB et des clusters, est encore à inventer.
A mon avis (pour ce qu'il vaut) ce n'est pas la "simple" CDM - dont la masse des particules est de plus en plus contrainte par leur non-détection expérimentale, en plus du fait qu'on a bien du mal à l'utiliser pour expliquer les observations à "petite" échelle (< 1 Mpc) sans faire appel à un ajustement fin des paramètres galaxie par galaxie sans justification théorique.

Yves a dit…

Bonjour,

Pour info, voici la réponse de S. McGaugh via son blog : https://tritonstation.wordpress.com/2018/04/02/the-dwarf-galaxy-ngc1052-df2/
Voir aussi le commentaire qu'il y a ajouté par la suite : https://tritonstation.wordpress.com/2018/04/02/the-dwarf-galaxy-ngc1052-df2/#comment-633
Bref, il serait prudent de ne pas sauter trop vite aux conclusions tant qu'on ne dispose pas de plus de données, permettant d'exclure l'éventuel biais statistique évoqué dans ce commentaire, et tant que les incertitudes sur les estimations de distances (s'agit-il bien d'un satellite de NGC1052 et non de NGC1042, voire de NGC1510 ?) et de masse (celle de NGC1052 dans l'hypothèse choisie par van Dokkum et al.) ne sont pas réduites.

J'aime bien la conclusion de l'article de McGaugh :

"More generally, experience has taught me three things:
In matters of particle physics, do not bet against the Standard Model.
In matters cosmological, do not bet against ΛCDM.
In matters of galaxy dynamics, do not bet against MOND.
The astute reader will realize that these three assertions are mutually exclusive. The dark matter of ΛCDM is a bet that there are new particles beyond the Standard Model. MOND is a bet that what we call dark matter is really the manifestation of physics beyond General Relativity, on which cosmology is based. Which is all to say, there is still some interesting physics to be discovered."

jean-paul a dit…

Pas trop d'accord avec cette conclusion, même en oubliant l'IONR :
1-"In matters of particle physics, do not bet against the Standard Model" Oui
2-"In matters of galaxy dynamics, do not bet against MOND" Oui
3-"In matters cosmological, do not bet against ΛCDM" Non
"The astute reader will realize that these three assertions are mutually exclusive" non pour 1. Peut-être oui entre 2 et 3.
Je m'explique :
- les particules exotiques de DM ne concernent nullement le modèle standard des particules et interactions connues. Le MS des théories de jauge est hors dilemme.
- La RG est très bien vérifiée en dehors des champs très forts, pour lesquels on est notamment en attente des résultats de l'EHT. Or le régime particulier à MOND est défini en champ très faible. Il est a priori douteux que MOND mette la RG en question en champ faible.
- Pour 3, il est a priori probable que ΛCDM doive être revu car :
- l'accélération de l'expansion n'était du tout prévue, on recherchait au contraire à qualifier une décélération.
- La tension entre les mesures directes de H et sa déduction via les données de Planck et le modèle ΛCDM est récemment confirmée, par des méthodes de mesures directes différentes (cf articles du blog).
- si MOND ne contredit pas la RG, c'est du côté du modèle cosmologique qu'il faut chercher. Yves dira que les modèles cosmologiques actuels sont justement fondés sur la TG. Oui mais pas que.

Anonyme a dit…

Bonjour,

MOND n'est pas morte loin de là :

https://arxiv.org/abs/1804.04167

Mais il semble que la présence d'un halo de matière noire autour de NGC1052-DF2 ne puisse plus être exclue :

https://arxiv.org/abs/1804.04136

Bonne soirée

Dr Eric Simon a dit…

la formule MOND ne sera pas morte tant que McGaugh et Milgrom seront en vie ;-)

Les papiers que vous citez sont des préprints qui ne sont pas encore acceptés pour publication (dans MNRAS et ApJL respectivement). J'attendrai leur acceptation avant dans parler, pour ma part (à voir...)

Anonyme a dit…

Bonjour,

Mieux vaut laisser de côté le clin d'oeil sur ceux qui devront mourir : un peu plus de deux et il y en a de jeunes. S'il faut passer sur leurs cadavres, comme disait l'Abbé de Bernis "j'attendrai" :((

L'article de McGaugh, Milgrom & Famaey. oui c'est juste un preprint. Voici ce qu'en dit van Dokkum https://www.pietervandokkum.com/ngc1052-df2 sur l'EFE qu'il a négligé et qui fait toute la différence.

1/ De là à dire qu'il y a des preprints qui sont publiés un peu trop vite, je m'abstiendrai de tout clin d'oeil (van Dokkum admet qu'il s'est contenté d'une estimation parce qu'il n'était pas sûr de savoir faire le calcul…).

2/ Pour mémoire le "bel" article (publié) de McGaugh contenait une prédiction due à MOND sur la vitesse de dispersion de Crater 2 pleinement confirmée depuis. Ce n'est pas la première, ce n'est certainement pas la dernière. https://arxiv.org/abs/1610.06189 http://iopscience.iop.org/article/10.3847/2041-8205/832/1/L8/meta

Cordialement



Now, I did actually consider the EFE - I had seen Stacy's nice 2016 paper about the "feeble giant" Crater II, and did an order of magnitude estimate while working on this section in the Nature paper. NGC1052-DF2 is about 1000x more massive (in stars) than Crater II, and based on the approximations in that paper the EFE should be negligible for DF2. It seemed so far off that it did not seem worth mentioning in the paper - I also was not sure how to do the actual calculation (rather than a scaled estimate). After publication of the Nature paper Famaey et al. wrote a paper that performs the (non-trivial) calculation, concluding that the EFE is actually important for this galaxy. The predicted dispersion is lowered from 20 km/s to about 14 km/s (I believe this is for the maximum EFE, that is, for the minimum possible distance to NGC1052). This is still higher than our upper limit of course, but it is closer (see Figs 9 and 10). The Nature paper should have at least mentioned the EFE, even if there are no ready-made predictions for the strength of the effect.