Les nuages d'orages peuvent produire une tension électrique jusqu'à plus de 1 milliard de volts. C'est ce que des chercheurs indiens, américains et japonais ont réussi à montrer en mesurant comment est affecté le flux de muons cosmiques lors d'un gros orage. C'est 10 fois plus que les plus hautes valeurs estimées jusque là.
Mesurer la tension d'un bout à l'autre d'un nuage d'orage (un cumulonimbus), qui peut faire plusieurs kilomètres de hauteur n'est pas évident du tout. Des mesures ont été tentées dans le passé avec des ballons sondes ou bien avec des avions, mais ces mesures étaient toujours partielles. Des physiciens indiens et leurs collaborateurs américains et japonais ont eu l'idée d'exploiter une ressource naturelle pour mesurer le champ électrique global d'un orage : le flux de muons cosmiques qui arrose la Terre en continu.
Les muons sont des particules de la famille des électrons (des leptons), qui sont des rayons cosmiques dits "secondaires", car produits de réactions nucléaires induites par les rayons cosmiques primaires dans la haute atmosphère (des protons pour la plupart). Ces muons existent sous leur forme particule (muons chargé négativement : µ-) et antiparticule (muons µ+). Ils se désintègrent respectivement en électron+antineutrino et en positron+neutrino. Les physiciens indiens ont installé un réseau de détecteurs de muons à Ooty (sud de l'Inde) en 2005, qu'ils ont nommé GRAPES-3 et qui permet de suivre en continu le flux de muons qui parvient jusqu'au sol, à raison de 2,5 millions de muons par minute. Leur objectif principal était d'étudier le rayonnement cosmique primaire, les tempêtes solaires et autres variations du champ magnétique terrestre qui affecte le flux de rayons cosmiques.
Mais Hari Haran (Tata Institute of Fundamental Research) et ses collègues ont remarqué qu'à chaque fois qu'il y avait un orage au dessus du champ de détection, le flux de muons devenait plus faible. Ils ont donc étudié systématiquement comment évoluait le flux de muons au cours de phénomènes orageux et sont finalement parvenus à modéliser complètement ce qui s'était passé en terme de potentiel électrique au cours d'un gros orage survenu en décembre 2014. Les muons, traversant le champ électrique du nuage de part en part, sont ralentis, ce qui fait que leur "durée de vie" s'allonge, et se faisant, ils ont plus de probabilité de se désintégrer en électrons avant d'arriver au sol. Une variation de quelques pourcents du flux muonique au niveau du sol permet aux chercheurs de déduire la valeur du potentiel électrique qui doit exister le long de leur parcours. Pour faire cette déduction, les physiciens ont recours à une modélisation et à des simulations du transport des muons dans le potentiel électrique, une simulation simplifiée des processus qui ont lieu dans le cumulonimbus.
Hari Haran et ses collègues publient leurs résultats dans Physical Review Letters, où l'on peut voir que la tension aux "bornes" du nuage orageux atteint le record de 1,3 milliards de volts... La diminution du flux de muons ne peut pas être expliquée par un potentiel électrique plus faible. Le précédent record, qui avait été mesuré avec un ballon était d'environ 100 millions de volts. Les physiciens montrent également comment évolue le rapport µ-/µ+ au cours de l'épisode orageux, ce qui permet d'améliorer leur modèle du potentiel électrique.
Les physiciens de la collaboration GRAPES-3 ont également estimé la puissance électrique correspondant à ce potentiel démesuré, et ils obtiennent une valeur de 2 GW, ce qui est équivalent à ce que fournit un gros réacteur nucléaire, impressionnant... mais certes sur une durée très courte.
Si ce résultat est confirmé par d'autres mesures, il pourrait expliquer notamment pourquoi des rayons gamma et des neutrons ont été détectés dans des orages par des physiciens japonais. Ils pourraient être produits par des électrons fortement accélérés dans le champ électrique du nuage : ces électrons qui pourraient atteindre plusieurs centaines de MeV produiraient des photons de haute énergie par le processus de Bremsstrahlung (rayonnement de freinage dans le champ Coulombien des noyaux atomiques) qui à leur tour produiraient des neutrons par réactions photonucléaires (réactions (𝛾,n) sur les noyaux d'azote et d'oxygène de l'atmosphère...
Source
Measurement of the electrical properties of a thundercloud through muon imaging by the GRAPES-3 experiment
B. Hariharan, A. Chandra, S. R. Dugad, S. K. Gupta, P. Jagadeesan, A. Jain, P. K. Mohanty, S. D. Morris, P. K. Nayak, P. S. Rakshe, K. Ramesh, B. S. Rao, L. V. Reddy, M. Zuberi, Y. Hayashi, S. Kawakami, S. Ahmad, H. Kojima, A. Oshima, S. Shibata, Y. Muraki, and K. Tanaka
Accepté pour publication dans Physical Review Letters le 8 février 2019
Illustrations
1) Orage (Y. Laurito)
2) Le réseau GRAPES-3 à Ooty (Sunil Gupta/TIFR)
1 commentaire :
Les muons, traversant le champ électrique du nuage de part en part, sont ralentis, ce qui fait que leur "durée de vie" s'allonge, et se faisant, ils ont plus de probabilité de se désintégrer en électrons avant d'arriver au sol.
En principe, on utilise le fait que les muons sont tellement rapides qu'ils ont un temps propre tel qu'ils peuvent atteindre le sol alors que leur temps de vie est inférieur à la durée (dans notre référentiel) de la traversée atmosphérique. En clair, leur durée de vie dans notre référentiel est augmenté par le facteur de lorentz
Donc, à priori, s'ils sont ralentis, cette durée de vie est d'autant diminuée (plutôt que de s'allonger) et du coup, effectivement, il a plus de probabilités de se désintégrer en électron
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