samedi 16 novembre 2019

Matière noire : les photons gamma du centre galactique n'ont pas dit leur dernier mot


L'histoire remonte à 2009. C'est cette année-là que Dan Hooper et Lisa Goodenough (Fermilab) ont détecté une zone étendue sphérique de rayons gamma très énergétiques en excès en provenance du centre galactique avec le télescope gamma Fermi-LAT. Cet excès de rayons gamma qui fut appelé le GCE (Galactic Center GeV Excess) pouvait être attribué à l'annihilation de particules de matière noire, mais il pouvait aussi être attribué à la présence d'une multitude de pulsars émettant des photons gamma et situés dans la région centrale de la galaxie. Il y a trois ans, le couperet tombait (voir ici et ): l'analyse fine du GCE fondée sur un modèle de signal bâti l'année précédente par la théoricienne Tracy Slatyer (MIT) et ses collaborateurs montrait une granularité dans le signal qui ne pouvait qu'avoir pour origine la somme de très nombreuses sources ponctuelles, donc des pulsars. Mais aujourd'hui, coup de théâtre ! Tracy Slatyer vient de publier avec sa collègue Rebecca Leane une nouvelle étude qui indique que le modèle utilisé en 2016-2017 pour analyser le signal du GCE n'était pas efficace pour mettre en évidence un signal provenant de matière noire : ce dernier était vu comme un signal "granuleux" similaire à des sources ponctuelles. Elles reviennent donc en arrière en annonçant aujourd'hui que le 'GeV excess' découvert par Hooper et Goodenough pourrait finalement tout à fait provenir de l'annihilation de particules de matière noire ! Elles publient leur nouvelle étude dans la prestigieuse Physical Review Letters.




La raison pour laquelle Hooper et Goodenough avaient en premier lieu pensé à la matière noire comme origine pour leur excès de rayons gamma vient du fait que la galaxie doit baigner en totalité dans un vaste halo de particules massives de matière noire et que ces dernières doivent être plus concentrées vers le centre du halo, qui correspond au centre de la galaxie, et la population de particules étant plus dense, elle offre beaucoup plus de probabilités de rencontres entre particules, des rencontres qui pourraient produire des annihilations si ces particules sont leurs propres antiparticules. Les annihilations de paires particules-antiparticules produisent soit des paires quark-antiquark qui finiront par produire des photons gamma à leur tour, ou bien directement des photons gamma dont l'énergie est égale à l'énergie de masse des particules en question.
Ce qui était encore plus pertinent pour expliquer l'excès de gamma observé par un signal indirect de matière noire, c'est que le taux d'annihilation requis pour produire le flux observé correspond très bien au taux d'annihilation qui est nécessaire dans l'Univers précoce pour produire la quantité de matière noire qui est mesurée aujourd'hui dans l'Univers actuel (dans le cas où il s'agirait de WIMPs, des particules massives interagissant faiblement avec la matière baryonique).


Mais en 2015, l'équipe de Tracy Slatyer avait montré que tout l'excès de rayons gamma énergétiques pouvait être attribué à une multitude de sources ponctuelles qui ne pouvaient pas être résolues individuellement par le télescope Fermi-LAT : une vaste population de pulsars très faiblement lumineux en rayons gamma. Pour parvenir à cette conclusion d'une origine de type 'grande population de pulsars', les chercheurs ont analysé non pas la distribution spatiale des photons, mais quelque chose de plus subtil (voire sioux) : la granulosité du signal.
L'image de la zone du GCE couvre 12000 pixels dans l'image de Fermi-LAT, chaque pixel contenant de nombreux photons gamma avec un nombre qui varie d'un pixel à l'autre. Si les photons gamma proviennent de l'annihilation de particules, ils devraient être distribués de manière lisse et leur variation d'un pixel à l'autre doit avoir une valeur prédictible. Si au contraire ils viennent de pulsars, les variations devraient être beaucoup plus "rapides" et aléatoires d'un pixel à l'autre, sachant qu'il y aurait un nombre de pulsars différent dans chaque pixel de l'image, parfois plusieurs, parfois aucun. Slatyer et ses collègues avaient trouvé en 2015 des motifs si granuleux que ça ne pouvait faire quasi aucun doute. Mais pour faire ce type d'analyse, qui fut reprise en 2016 et 2017 par d'autres équipes arrivant aux mêmes conclusions, les astrophysiciens ont eu besoin d'utiliser des motifs préétablis (ou gabarits) afin de soustraire les autres contributions au flux de photons gamma qui sont nombreuses au niveau du disque galactique (une demi-douzaine). Cette méthode statistique est appelé l' "ajustement non-poissonien de  gabarits" (Non Poissonian Template Fitting, ou NPTF).
Et c'est là que le bât blesse, selon Leane et Slatyer. Si les gabarits utilisés pour les différents types de sources ponctuelles ne sont pas exacts, l'analyse par NPTF peut sévèrement sous-estimer le signal plus lisse associé à la matière noire.

C'est ce que viennent de comprendre les deux chercheuses en injectant un signal simulé de matière noire dans les données réelles de Fermi-LAT et en passant leur traitement dessus. Lorsqu'elles ont fait tourner leur algorithme sur ces données, le signal de matière noire n'a pas été reconnu comme un signal "lisse", mais au contraire comme un signal "granuleux"!
Et quand elles augmentaient artificiellement la quantité de matière noire, c'est la quantité de sources ponctuelles détectées qui augmente! L'effet se vérifie jusqu'à une augmentation artificielle de la quantité de matière noire devenant 5 fois plus élevée que celle qui serait responsable de l'excès de gamma observé. Il existe donc un énorme biais dans la méthode NPTF.

Rebecca Leane et Tracy Slatyer attribuent cet effet à la présence de sources ponctuelles non modélisées dans le centre galactique. Elles montrent par simulation ce type d'effet de biais en plaçant une population de sources ponctuelles à la base des Bulles de Fermi, ces vastes étendues de rayonnement gamma diffus qui s'étendent de part et d'autre du plan galactique. L'effet est bien observé, mais dans les vraies données de Fermi, il n'y a pas de sources gamma ponctuelles à la base des Bulles de Fermi. Elles doivent donc être ailleurs. 

Cela signifie en tous cas d'après Keane et Slatyer qu'un signal provenant de particules de matière noire est peut-être là depuis le début, mais qu'il aurait été attribué par erreur à des sources ponctuelles de type pulsar, par définition granuleux, à cause de la mauvaise prise en compte des différents gabarits des contributions de photons gamma. Ce nouveau résultat n'élimine pas pour autant l'hypothèse "pulsars", mais elle remet à flot l'hypothèse matière noire pour expliquer l'excès de rayons gamma énergétiques. Elle ne peut pas être simplement éliminée sur la base de la granulosité du signal qui a été déterminée par la méthode NPTF.

Il est donc plus que probable maintenant que l'intérêt pour l'excès de rayons gamma du centre galactique en tant que signal indirect de matière noire va être ravivé par cette étude. De nombreux astrophysiciens des astroparticules s'étaient en effet détournés de ce phénomène du "GeV excess" depuis les travaux de 2015, 2016 et 2017 qui concluaient à une population de pulsars pour origine.

La leçon a tirer de cette histoire étonnante est que les physiciens des astroparticules et les astrophysiciens ont vraiment besoin de mieux comprendre la physique complexe qui se déploie au centre de notre galaxie. Et aussi que la détection indirecte de matière noire n'est pas morte, comme le suggérait déjà en février dernier une étude effectuée sur l'excès de rayons gamma au centre de notre galaxie voisine Andromède. 


Source

Dark Matter Strikes Back at the Galactic Center
R. Leane et T. Slatyer
accepté pour publication dans Physical Review Letters


Illustrations

1) Le ciel gamma imagé par Fermi-LAT avec l'excès observé au centre de la galaxie (NASA/DOE/FERMI LAT COLLABORATION; T. LINDEN/UNIVERSITY OF CHICAGO)

2) Vue d'artiste de télescope spatial Fermi-LAT (NASA)

3) Rebecca Leane

4) Tracy Slatyer

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