samedi 5 février 2022

Observation d'un excès de fluor dans les rayons cosmiques galactiques


Depuis son lancement, le détecteur de rayons cosmiques AMS-02, installé sur l'ISS, a fourni des mesures de qualité exceptionnelle sur les spectres de nombreuses espèces de rayons cosmiques : protons, antiprotons, électrons, positrons, noyaux légers, et plus lourds, jusqu'au néon, magnésium, silicium, et même le fer. Le résultat le plus récent d'AMS-02 en février 2021 concerne la mesure du spectre du fluor jusqu'à 18 TeV.  Une analyse de ces mesures qui vient d'être publiée aujourd'hui dans The Astrophysical Journal conclut à l'existence d'un excès de flux de noyaux de fluor à une énergie inférieure à 90 GeV...

Le fluor est le noyau le moins étudié car son abondance dans les rayons cosmiques est 100 fois plus faible que celle de l'oxygène (O) et 10 fois plus faible que celle du néon (Ne). Une précédente mesure de son spectre dans la gamme 0,62-35 GeV par nucléon avait été effectuée il y a plus de 40 ans par l'instrument HEAO-3-C2 en 1979-1981 (des résultats publiés en 1990). Bien qu'il s'agissait d'un excellent instrument pour son époque, les mesures de HEAO-3-C2 présentent des incertitudes systématiques importantes comparées aux données de AMS-02. Étant donné sa très faible abondance dans le système solaire, on pense que le fluor dans les rayons cosmiques est principalement d'origine secondaire, c'est à dire produit dans les fragmentations d'espèces plus lourdes, principalement le néon (Ne), le magnésium (Mg) et le silicium (Si). Le rapport le mieux mesuré entre des noyaux secondaires et primaires est celui du bore (B) et du carbone (C). La ratio primaire/secondaire est très important à bien connaître car il est ensuite largement utilisé pour définir l'origine et la propagation des rayons cosmiques galactiques (GCR). Les paramètres de propagation qui en sont dérivés sont ensuite appliqués à toutes les espèces de rayons cosmiques, depuis les électrons et les antiprotons jusqu'aux noyaux du groupe Fe.
Le rapport B/C est utilisé le plus souvent grâce à leur abondance relativement importante. On pense que d'autres noyaux rares dans le système solaire, comme lithium (Li), béryllium (Be), fluor (F), scandium (Sc) et vanadium (V), sont presque entièrement produits par la fragmentation de noyaux plus lourds. Leurs mesures précises peuvent donc être utilisées pour sonder l'origine et la propagation de groupes spécifiques de noyaux : le rapport B/C pour le groupe C-N-O, le rapport F/Si pour le groupe Si, et le ratio (Sc+V)/Fe pour le groupe Fe. Mais ces différents ratios n'ont jamais pu être testés dans une large gamme d'énergie en raison du manque de données précises. 
Les premières données précises sur le fluor publiées en février 2021 par la collaboration AMS-02 devraient donc permettre d'étudier indépendamment l'origine des noyaux du groupe du Si. Matteo Boschini (INFN, Milan) et ses collaborateurs européens se sont emparés de cet objectif en accompagnant ces mesures précises du spectre du fluor par AMS-02 par d'autres données, comme celles d'ACE-CRIS publiées en 2013 et de Voyager 1, publiées en 2016. Les chercheurs produisent ainsi un spectre actualisé du fluor dans le milieu interstellaire local, dans une plage de rigidité allant de quelques MV jusqu'à 2 TV (la rigidité est égale à l'énergie des particules divisée par leur charge électrique, qui vaut 9 pour le fluor). Il faut dire que cette équipe de chercheurs n'en est pas à son coup d'essai, car cet article et le troisième d'une série débutée en 2020, dans lesquels l'analyse détaillée des mesures d'AMS-02 prises conjointement avec les données de Voyager 1 et d'ACE-CRIS avait déjà conclu à des excès inattendus dans les spectres des noyaux de lithium (en 2020), indiquant l'existence de lithium primaire et  la découverte d'un l'excès à basse énergie dans les noyaux fer (en 2021).


La modélisation détaillée de Boschini et ses collaborateurs montre aujourd'hui un excès de fluor en dessous de 10 GV (90 GeV) dans le spectre. Il est notamment visible lorsqu'on regarde la distribution en fonction de la rigidité des ratios F/Si et F/Ne. Les chercheurs montrent qu'ils doivent injecter dans les deux cas la même portion de flux de fluor-19 primaire à basse énergie pour faire coller les observations avec le modèle. Ce petit excès à basse énergie pourrait donc indiquer selon eux la présence d'une composante primaire du fluor.
Le fluor d'origine primaire peut être produit par plusieurs voies de nucléosynthèse à différentes phases de l'évolution stellaire. On pense aujourd'hui que les principales sources sont les supernovas de type II (à effondrement de coeur), les étoiles de Wolf-Rayet et les étoiles de masse intermédiaire de la branche géante asymptotique (AGB). Ces différentes sources deviennent importantes à des stades différents de l'évolution chimique de la Galaxie :  la spallation du néon dans les supernovas domine au début dans les environnements à faible métallicité, tandis que les étoiles de Wolf-Rayet et les AGB dominent à des stades ultérieurs, aux métallicités solaire et au-delà. Les calculs montrent que pour atteindre le niveau solaire de l'abondance du fluor par rapport à l'oxygène à l'époque actuelle, les trois types de sources devraient contribuer.
L'isotope clé qui contribue à la production de fluor dans différents environnements est le 14N, qui est converti en fluor via une série de captures de protons et d'α : 14N(α, γ)18F (β+)18O(p,α)15N(α,γ)19F en présence de 13C, nécessaire pour la génération de protons. De telles réactions peuvent avoir lieu dans des étoiles massives à rotation rapide, des étoiles AGB à pulsation thermique et des étoiles de Wolf Rayet massives. Les novas sont également proposées comme une source possible de fluor par des captures de protons par 17O.
L'identification possible d'une composante primaire de fluor dans les rayons cosmiques fournirait alors un moyen indirect d'étudier sa synthèse dans les sources de rayons cosmiques. La surabondance de fluor dans les sources de rayons cosmiques pourrait être dûe à des processus peut-être encore inconnus agissant à certains stades de l'évolution stellaire. Et Boschini et son équipe précisent que des indices importants sur l'origine du fluor primaire, et donc de la nature des sources de rayons cosmiques dans la galaxie locale, pourraient aussi être déduits de l'observation (ou de la non-observation) d'excès à basse énergie dans les spectres d'autres éléments principalement secondaires du groupe Si, tels que le sodium (Na) et l'aluminium (Al)...


Source

A Hint of a Low-energy Excess in Cosmic-Ray Fluorine
M. J. Boschini et al.
The Astrophysical Journal, Volume 925, Number 2 (21 january 2022)


Illustrations

1. Spectre mesuré du ratio fluor/silicium comparé au modèle, puis après ajout d'une composante primaire pour le fluor-19 (M. J. Boschini et al.)
2. Le détecteur AMS-02 à bord de l'ISS (Collaboration AMS-02)

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