23/09/22

Un délai de 6,7 ans entre deux images du même quasar dans une lentille gravitationnelle


Les lentilles gravitationnelles peuvent produire de multiples images d’un même objet très éloigné. Les quasars lentillés de la sorte sont des sondes très intéressantes car leur luminosité est variable et produit des motifs reconnaissables d’une image à l’autre, ce qui permet de mesurer les délais temporels qui existent entre l’image principale et les images « fantômes ». Aujourd’hui, une étude révèle l’observation du délai temporel le plus énorme jamais vu : plus de 6 ans et demi entre deux images du même objet ! L’étude est publiée dans The Astrophysical Journal.

José Muñoz (Université de Valence) et son équipe ont suivi les quatre images brillantes du quasar qui sont défléchies par la masse de l’amas de galaxies SDSS J1004+4112 durant 14,5 ans d'observation à l'observatoire Fred Lawrence Whipple du Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics. Les amas de galaxies sont les plus grandes structures gravitationnellement liées dans l'univers et peuvent contenir des milliers de galaxies. Outre les galaxies et le gaz, les amas sont principalement constitués de matière noire -imperceptible par détection directe de la lumière. Obtenir de nouvelles données sur sa répartition dans les amas permet d'améliorer les connaissances sur l'évolution et la structure de l'univers, et cela passe notamment par l’étude des lentilles gravitationnelles que produisent de tels amas autour d’eux.
Les lentilles gravitationnelles sont souvent étudiées via des quasars très éloignés en arrière-plan de la masse-lentille. Lorsque l'on observe un quasar lointain à travers une galaxie ou un amas de galaxies, si l'effet de lentille est suffisamment fort, plusieurs images se forment et chaque image que nous voyons est constituée de photons qui ont suivi un chemin différent dans l’espace-temps, et qui ont donc voyagé sur une durée différente. Et dans le cas de SDSS J1004+4112, les quatre images, nommées A, B, C et D ont une date d’arrivée différente. L’image principale, qui est celle qui arrive en premier, est l’image C. SDSS J1004+4112 est un amas de galaxies à un redshift z = 0.68 (6,3 milliards d'années-lumière) et le quasar quadruplé qui a été découvert en 2003, se trouve à un redshift de 1,73 (un trajet-lumière de 10 milliards d'années). La séparation maximale des quatre images est de 14 secondes d’arc, ce qui est assez important et on s’attend donc à des décalages temporels importants également. Il faut dire aussi que ce gros amas de galaxies possède également sept autres galaxies d'arrière-plan imagées de façon multiple à trois décalages vers le rouge différents (z = 1,73, 2,74 et 3,33). Une campagne de surveillance menée de décembre 2003 à juin 2006 par Fohlmeister et al. a permis de mesurer le délai entre les images A et B, respectivement la plus brillante et la deuxième plus brillante du quasar. Ce délai de 38,4 ± 2,0 jours est relativement court car les images A et B sont proches avec une séparation de seulement 3 secondes d’arc. Une campagne prolongée d'octobre 2006 à juin 2007 par la même équipe a ensuite permis de déterminer le délai qui existe entre l'image A et l'image de tête C (Δt AC = 821,6 ± 2,1 jours) et d'affiner le délai entre A et B (ΔtAB = 40,6 ± 1.8 jours). Fohlmeister et al. avaient également fixé une limite inférieure pour le décalage de l’image D à ΔtDA >1250 jours.


Une caractéristique intéressante de ces retards est l'aperçu qu'elle fournit sur la précision des modèles de lentilles d'amas. Les modèles doivent par exemple prendre en considération les effets perturbateurs des galaxies sur la structure de la lentille pour expliquer les retards. Plusieurs équipes ont tenté de prédire quels seraient les retards avant même les observations, et se sont parfois lourdement trompées. Et même avec des modèles incluant les effets des galaxies, et incluant aussi les deux premières mesures du délai, Liesenborgs et al. (2009) ont prédit un retard entre B et C de ∼1300 jours ; Oguri (2010) a prédit un retard BC de 1200 à 1350 jours et Mohammed et al. (2015) ont prédit un retard BC de 1500 à 2700 jours, alors qu’il n’est que de 782 jours. Le modèle de masse de la lentille est donc encore imparfait, et la mesure du troisième délai temporel qu’on réussit à obtenir Muñoz et ses collaborateurs devrait aider à mieux la modéliser.
Il aura fallu un suivi durant 14,5 ans pour enfin voir le motif caractéristique dans la courbe de luminosité signant le décalage temporel de l’image D avec les trois autres images. Muñoz et son équipe observent une baisse puis une remontée de la luminosité qui correspond parfaitement à un motif qui a été vu sur les trois autres images plusieurs années auparavant. Les courbes de luminosité se superposent parfaitement lorsqu’on leur applique un décalage dans le temps. Le décalage mesuré pour l’image D est de 2458,7 jours, ce qui fait 6,73 ans ! Ces photons ont donc parcouru une distance supplémentaire de 6,73 années-lumière Et les chercheurs affinent également encore les délais des images B et A, avec respectivement 782.2 jours et 825.23 jours (2,14 ans et 2,26 ans). Ces mesures ont permis d'étudier plus précisément la distribution de la masse de l'amas, une étude complémentaire qui fait l’objet d’un second article de la même équipe. En particulier, il a été possible pour les chercheurs de contraindre la distribution de la matière noire dans la région interne de l'amas, puisque l'effet de lentille est sensible non seulement à la matière ordinaire mais aussi à la matière noire. Leur nouveau modèle pour le système de lentilles SDSS J1004+4112 inclut le retard temporel mesuré de la quatrième image du quasar, et les astrophysiciens montrent que ce délai a une forte influence sur la distribution de masse interne de l'amas de lentilles (ρ ∝ r-α). Il déterminent le facteur de puissance alpha =1.18, qui se trouve être en accord avec les simulations hydrodynamiques d'amas de galaxies massives. Et dans ce modèle de l’amas, ils trouvent qu’il devrait exister un décalage spatial de 3,8 kpc entre la galaxie la plus brillante (la galaxie centrale) et le centre du halo de matière noire. Un tel décalage entre les centroïdes est compatible avec d'autres mesures d'amas de galaxies. Pour finir, l’équipe de José Muñoz fait une prédiction sur la cinquième image du quasar démultiplié, car il existe une cinquième image, qui est très faible et très difficile à observer car elle se trouve vers le centre de l’amas de galaxies. Cette image nommée E, d’après leur nouveau modèle de lentille, devrait montrer un délai temporel par rapport à l’image C qui est d'environ 8 ans selon eux. Avis aux amateurs de défis observationnels pour vérifier ce décalage temporel hors norme. 

Sources

The Longest Delay: A 14.5 yr Campaign to Determine the Third Time Delay in the Lensing Cluster SDSS J1004+4112
J. A. Muñoz et al.
The Astrophysical Journal, Volume 937, Number 1 (2022 September 22)


A Mass Model for the Lensing Cluster SDSS J1004+4112: Constraints from the Third Time Delay
R. Forés-Toribio et al.
The Astrophysical Journal, Volume 937, Number 1 (2022 September 22)


Illustrations

1. L'amas SDSS J1004+4112 et ses objets lentillés (ESA, NASA, K. Sharon (Tel Aviv University) and E. Ofek (Caltech))

2. Courbes de luminosité des quatre images du quasar, décalées en temps (Munoz et al.)

2 commentaires :

Claire a dit…

Les lentilles gravitationnelles voilà encore quelque chose que je découvre grâce à ce blog ! Un grand merci pour cette découverte

Jean-paul DOZIER a dit…

Bonjour
Y a comme qui dirait des cailloux temporels dans les lentilles...
Il me semble que le retard ne traduit par seulement une plus grande distance parcourue à vitesse c, mais aussi un "retard shapiro" temporel dû au ralentissement gravitationnel des fréquences et vitesses (dont la vitesse de la lumière) dans le potentiel qui produit la lentille.