13/09/22

Les neutrinos provenant de la Terre éclairent sur son énergie thermique


Il existe deux sources de chaleur à l’intérieur de la Terre : la première est la chaleur primordiale, la chaleur résiduelle datant de la formation de notre planète et qui vient de la collision des matériaux en accrétion. La seconde est une source radiogénique, qui provient de la désintégration des éléments radioactifs contenus dans le manteau et la croûte : potassium-40, uranium et thorium. Aujourd’hui, la collaboration japonaise KamLand détecte les antineutrinos de ces désintégrations et peut étudier précisément le contenu radioactif de la Terre. Les chercheurs publient leur étude dans Geophysical Research Letters.

Ces antineutrinos produits dans les couches internes de la Terre sont également appelés des géoneutrinos. Les mesures des géoneutrinos permettent non seulement de jauger l'alimentation en énergie radiogénique de la Terre mais donnent aussi un aperçu de l'histoire du refroidissement de la planète. Le flux de chaleur à l'intérieur de la Terre est essentiel à notre compréhension des processus géophysiques. La chaleur radiogénique provenant de la désintégration de 238U, 235U, 232Th et 40K représente une fraction importante du bilan thermique total de la Terre. Les estimations indirectes de la fraction de chaleur radiogénique, provenant de la géophysique ou de la géochimie présentent de grandes incertitudes systématiques. Mais les mesures des antineutrinos électroniques produits dans les désintégrations bêta de ces éléments fournissent un outil puissant pour une investigation directe. En raison de la nature très faiblement interactive des neutrinos (ou antineutrinos), ils représentent une sonde unique pour mesurer directement la fraction de chaleur radiogénique dans le manteau terrestre. La première détection de géoneutrinos avait été obtenue en 2005, déjà par KamLAND (Kamioka Liquid-Scintillator Antineutrino Detector). Puis l'expérience Borexino laboratoire du Gran Sasso a confirmé la détection de géoneutrinos en 2010, en fournissant une mesure géologique complémentaire, cette fois en Italie. Les mesures de ces deux expériences ont par la suite continué à s'améliorer, et en 2011 KamLAND avait présenté la première estimation de la chaleur radiogénique de l'uranium et du thorium basée sur le flux observé. Il faut préciser que, initialement, KamLAND a été conçu pour mesurer les antineutrinos électroniques ayant des énergies de quelques MeV et provenant des 56 réacteurs nucléaires japonais, situés une distance moyenne pondérée de 180 km du détecteur. La détection se fait dans une très grande cuve de scintillateur liquide où l’antineutrino électronique interagit avec un proton en le transformant en neutron, avec l’émission d’un positron. C’est d’ailleurs le déficit du nombre d'antineutrinos électroniques mesurés qui a démontré que les antineutrinos électroniques des réacteurs produisaient bien eux aussi une oscillation, se transformant sur leur trajet  en antineutrinos muon et tau qui ne sont pas détectés par KamLAND. Le flux d’antineutrinos des réacteurs nucléaires était bien plus élevé que le flux des géoneutrinos et était de fait un énorme bruit de fond pour leur analyse. Sauf que le 11 mars 2011, tout changea. Le tsunami dévastateur qui a détruit la centrale de Fukushima a été suivi de l’arrêt immédiat de tous les réacteurs nucléaires japonais. Et cet arrêt s’est poursuivi durant près de 8 ans, jusqu’en 2019. Cette situation inédite a fourni l'occasion pour les physiciens de KamLAND de mesurer le flux de géoneutrinos avec une bien plus grande de précision, et en particulier, d'effectuer une spectroscopie des géoneutrinos. L’étude spectroscopique des géoneutrinos leur a ensuite permis de séparer les contributions de l'uranium et du thorium (les spectres en énergie étant légèrement différents : 238U et 232Th, sont caractérisés par une énergie maximale de leur antineutrino de 3,272 et 2,254 MeV respectivement.). Cela permet donc de sonder l'abondance des principaux éléments producteurs de chaleur.

La désintégration des isotopes primordiaux 238U, 235U, 232Th et 40K a contribué au bilan thermique terrestre tout au long de l'histoire de la Terre. L'abondance individuelle de ces isotopes est ainsi un paramètre clé dans la reconstitution des modèles de la Terre. Pour interpréter les données de KamLAND, il faut disposer d’un modèle de l'emplacement et de l'abondance des isotopes d'intérêt : 238U, 232Th, et 40K. En général, ces modèles utilisent une structure de couches établie par des analyses de la propagation des ondes sismiques, ainsi qu’une composition chimique globale estimée par des analyses de composition des météorites primitives qui sont les vestiges de la nébuleuse qui a formé notre système solaire, et enfin des analyses chimiques d'échantillons de roches. L'un des principaux modèles utilisés est le modèle Bulk Silicate Earth (BSE) qui fournit des estimations des abondances élémentaires des éléments réfractaires tels que l'uranium et le thorium, sur la base des études des abondances mesurées des chondrites carbonées CI et des roches du manteau. L'estimation des éléments volatils tels que le potassium présente une incertitude relativement importante dans ce modèle, car ils se sont appauvris pendant l'accrétion de la Terre. Le modèle BSE donne des prédictions de composition moyenne pour les éléments primaires producteurs de chaleur 238U (demi-vie de 4,47 Gigannées), 235U (demi-vie de 0,71 Gigannées), 232Th (14,0 Gigannées) et 40K (1,28 Gigannées). Les estimations de la production de chaleur du modèle BSE sont de 8 TW pour la désintégration du 238U, 0,3 TW pour la désintégration du 235U, 8 TW pour la désintégration du 232Th et 4 TW pour le 40K. Cette chaleur radiogénique actuelle représente près de la moitié du flux thermique total de la Terre (47 ± 2 TW).

Le résultat des chercheurs de KamLAND (qui ne mesurent toutefois pas le 40K dont les antineutrinos ont une énergie trop faible pour produire une réaction béta inverse dans le détecteur) est cohérent avec les estimations géochimiques basées sur les abondances élémentaires des météorites chondritiques. Ils obtiennent une chaleur provenant des deux isotopes de l’uranium qui vaut 3,3 TW (+3,2/-0,8) et pour le thorium : 12,1 TW (+8,3/-8,6), ce qui fait un total de 15,4 TW. Ce résultat de KamLAND apparaît cohérent avec les modèles de composition silicatée de la Terre (croûte plus manteau) qui prédisent une chaleur radiogénique comprise entre 10 et 20 TW (l’équivalent de 10000 à 20000 centrales nucléaires). Les mesures tendent à rejeter les modèles dits à forte concentration (qui produiraient une puissance thermique de 30 TW). Et, par ailleurs, un modèle entièrement radiogénique est exclu à 5,2σ en supposant une distribution homogène des éléments producteurs de chaleur dans le manteau. On voit notamment que l’énergie thermique provenant du thorium est environ 4 fois plus importante que celle provenant de l’uranium. Cette différence est à mettre en relation avec l’abondance en thorium par rapport à l’uranium, qui a été mesurée dans la croûte continentale, et qui vaut 3,95. Concernant le 40K, une étude géochimique de 2009 lui attribue une puissance thermique de 4 TW.

Cette nouvelle contrainte fixe la meilleure limite au budget d'énergie radiogénique attendu dans la Terre. La détermination de la chaleur radiogénique du manteau est une question de premier intérêt pour les géosciences. Dans le cas des détecteurs existants, l'incertitude expérimentale sur le flux de géoneutrinos du manteau est principalement due à la soustraction statistique de la contribution de la croûte, en fonction du modèle géologique. À l'avenir, si un détecteur est installé dans un endroit océanique avec une faible contribution crustale, les données de flux multi-sites permettront de mieux déterminer les contributions individuelles des géoneutrinos de la croûte et du manteau. Bien que le 40K soit l'un des principaux éléments producteurs de chaleur dans l'histoire thermique de la Terre, les détecteurs existants sont insensibles au 40K. De nouvelles techniques de détection devront donc être développées pour renforcer les contraintes sur la production totale de chaleur par la détection de géoneutrinos. En attendant, les observations de géoneutrinos vont pouvoir apporter des contributions significatives à la compréhension des forces motrices internes, la chaleur, qui alimente le comportement dynamique de la Terre : une nouvelle fenêtre pour mieux comprendre la convection du manteau terrestre, la tectonique des plaques et la géodynamo.


Source

Abundances of Uranium and Thorium Elements in Earth Estimated by Geoneutrino Spectroscopy

The KamLAND Collaboration

Geophysical Resarch Letters  (11 August 2022)

https://doi.org/10.1029/2022GL099566

 


Illustration

Distribution des sources de géoneutrinos détectés par KamLAND (à gauche) (KamLAND)

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