02/12/22

Observation en ligne de visée d'un jet relativiste issu d'une destruction d'étoile par un trou noir


Le 11 février 2022 est apparu dans le ciel une source lumineuse intriguante, une source transitoire beaucoup plus rapide qu’une supernova. Après plusieurs mois d’analyses et d’observations complémentaires de l’émission de rémanence de cette source, deux équipes d’astrophysiciens concluent indépendamment qu’il s’agissait d’une destruction d’étoile par un trou noir supermassif, et que c’est le jet de rayonnement produit à cette occasion qu’on aurait vu dans son axe. Les deux articles consacrés à cet événement unique nommé AT2022cmc, sont publiés dans Nature et dans Nature Astronomy cette semaine.

C’est seulement dans certains cas rares que l’accrétion de gaz qui suit une destruction maréale d’étoile par un trou noir (TDE, Tidal Disruption Event) conduit au lancement d'un jet relativiste, mais les conditions nécessaires ne sont aujourd’hui pas entièrement comprises. Le TDE à jet le mieux étudié jusqu'à présent est Swift J1644+57, qui a été découvert par son émission de rayons γ, il était trop obscurci par la poussière pour être vu aux longueurs d'onde optiques. Avec AT2022cmc, qui est situé à un redshift de 1,193 c’est dans le visible qu’il a pu être observé. L'observation rapide d'une contrepartie brillante à d'autres longueurs d'onde, à la fois avec des rayons X avec les télescopes spatiaux NICER et Swift, et des ondes radio submillimétriques et décimétriques (avec le JCMT et le VLA), soutient l'interprétation que AT2022cmc était un TDE à jet contenant une rémanence synchrotron. Igor Andreoni (Université du Maryland) et ses collaborateurs indiquent que les contreparties X, décimétriques et submillimétriques de AT2022cmc sont toutes parmi les plus lumineuses identifiées jusqu'à présent pour des sources transitoires à haut décalage spectral. L'évolution à long terme a montré un déclin de la luminosité des rayons X, et un pic radio se déplaçant vers des fréquences plus basses. Quant à la courbe de lumière infrarouge/optique/ultraviolet, elle a révélé une couleur rouge et une augmentation puis une diminution spectaculaires pendant environ quatre jours après l'observation, avant que l'évolution ne ralentisse et que la couleur devienne plus bleue. Des spectres optiques/IR ont été acquis dans les deux phases, mais n'ont jamais montré les caractéristiques qui sont typiquement observées dans les transitoires explosifs comme des supernovas ou des GRB.
Clairement, la luminosité équivalente isotrope exceptionnellement élevée dans toutes les longueurs d'onde, et l'évolution spectrale et temporelle rapide sur des échelles de temps inférieures à un jour, font d'AT2022cmc un objet extrêmement inhabituel, même parmi le zoo des phénomènes transitoires astronomiques qui est en expansion rapide (environ 100 nouveaux objets signalés par nuit). Andreoni et ses collaborateurs détaillent donc le scénario de cet événement unique qu’ils sont parvenus à reconstituer : L'événement a commencé lorsqu'une étoile malheureuse s'est approchée d’un trou noir supermassif sur une trajectoire presque parabolique et a été déchirée en un flux de débris gazeux. Environ la moitié de la masse est restée liée au trou noir, a subi une précession relativiste alors que le gaz retombait vers le péricentre, puis a produit de forts chocs au point d'auto-croisement. Le gaz choqué s'est ensuite circularisé pour former un disque d'accrétion autour du trou noir, dont la rotation rapide a généré une paire de jets relativistes. La forte luminosité des rayons X et la variabilité du flux sur une échelle de temps ≈ 1 h suggèrent que les rayons X ont été générés par dissipation interne au jet à une 0,01 pc de distance du trou noir et que notre ligne de visée se trouvait dans le cône de rayonnement relativiste du jet, comme c'était également le cas pour Swift J1644+57.
La puissance du jet d'AT2022cmc déduite des observations en rayons X est cohérente avec le fait d'être générée par le mécanisme de Penrose-Blandford-Żnajek dans un disque arrêté magnétiquement. Selon ce mécanisme, les chercheurs déduisent à partir de la puissance du jet que le trou noir est en rotation rapide avec un paramètre de spin a ≳ 0,3 (pour comparaison, on trouve a ≳ 0,7 dans le cas de Swift J1644+57). Ils en concluent qu'un spin élevé est probablement nécessaire pour lancer un jet relativiste.
Les chercheurs expliquent la composante rouge qui s'estompe rapidement par le fait que lorsque le jet, qui transportait 10^53 à 10^54 erg d'énergie équivalente isotrope, s'est propagé à de grandes distances de l’ordre de 0,2 pc, puis a été fortement décéléré en entraînant un choc avant dans le gaz d'hydrogène environnant dont la densité est de l'ordre de 1 cm-3. Dans le même temps, un choc inverse se propageait dans la matière du jet, comme ce qui se passe pour les GRB. Dans cette situation, des électrons auraient été accélérés à des vitesses relativistes par ces chocs et auraient ensuite produit une émission synchrotron à des longueurs d'onde allant de la radio décimétrique/millimétrique aux rayons X. Selon les chercheurs, l'émission millimétrique brillante devait être dominée par les électrons chauffés par le choc inverse au début, avant que ce choc inverse ne traverse les parties les plus énergétiques du jet, et l'émission du choc avant aurait ensuite dominé plus tard.
Quant à l'émission optique/UV thermique bleue, qui s'estompe lentement, elle aurait été produite par les écoulements optiquement épais provenant du choc auto-croisant et du disque d'accrétion, ce qui peut être responsable du plateau bleu observé pendant des semaines après l'éruption initiale. Comme on le sait pour les TDE sans jets, cette composante gazeuse doit produire un spectre de type corps noir avec une température de 10 000 à 100 000 K et un pic de luminosité de 10^44 à 10^45 erg s-1, et c’est en accord avec les observations optiques. La forte luminosité UV (environ 10^45 erg s-1) et la température de corps noir d'environ 30 000 K de AT2022cmc sont probablement dues à l’angle d'observation proche de l'axe du jet selon Andreoni et son équipe.
Compte tenu des différentes propriétés déterminées, les astrophysiciens considèrent donc que AT2022cmc a très probablement été généré par un jet de matière relativiste presque sur l'axe de visée, provenant d’un TDE généré par un trou noir massif au centre d'une galaxie avec une faible extinction de poussière. Cela fait de cet événement le TDE à jet le plus éloigné découvert jusqu'à présent, et le seul pour lequel il a été possible d'observer une courbe de lumière optique complexe. Enfin, en utilisant quatre années de données de l'étude Zwicky Transient Facility, et compte tenu que AT2022cmc est resté unique en son genre sur cette plage temporelle d’observation, les chercheurs calculent le nombre de TDE à jets qui sont sur l’axe de visée comme AT2022cmc : ils trouvent une valeur de 0,02 (+0,04/-0,01) par gigaparsec cube par an. Après prise en compte des effets de l'angle de rayonnement, on peut dériver le taux de TDE qui produisent un jet relativiste, quelle que soit leur direction. Le calcul mène à une valeur qui montre qu'environ 1 % des TDE seulement produisent des jets relativistes. De nombreuses études vont maintenant pouvoir utiliser AT2022cmc comme prototype pour dévoiler une population de TDEs à jets.


Dheeraj R. Pasham (MIT) et son équipe, qui publient leurs résultats dans Nature Astronomy, ont quant à eux également étudié les observations à multi-longueurs d'onde (rayons X, UV, optique et radio) de AT 2022cmc. Les propriétés inhabituelles en rayons X qu’ils ont mesurées, notamment un pic de luminosité observé de plus de 10^48 erg s-1, ainsi qu’une variabilité systématique sur des échelles de temps aussi courtes que 1000 s et une durée totale de plus de 30 jours, les mènent eux aussi à la conclusion qu’il devait s’agir d’un TDE. Ils expliquent les émissions des rayons X et des ondes radio qui s'étendent de 5 à 50 jours après la découverte, par l'émission synchrotron d'un jet relativiste (radio), l'émission synchrotron (rayons X) et l'émission thermique qui est similaire à celle observée dans des TDE proches (UV/optique). Ils produisent une modélisation qui implique nécessairement un jet hautement relativiste semblable aux blazars, mais qui nécessite une domination extrême de la matière (c'est-à-dire un rapport élevé entre les densités d'énergie des électrons et du champ magnétique dans le jet). Pour eux, cela peut remettre en question notre compréhension théorique des jets dans ce type d'événements. 
À l'extrémité des faibles masses, ~10 M⊙, les jets les plus puissants connus sont lancés à la suite de GRB. Or l'interprétation de AT2022cmc par une rémanence de GRB est exclue par les auteurs pour plusieurs raisons :
1) la luminosité exceptionnellement élevée des rayons X ; 
2) la variabilité rapide jusqu'à plusieurs semaines après la découverte ;
3) la durée totale d'AT 2022cmc ;
4) la distribution spectrale d'énergie non synchrotron.

Ils excluent également une éruption de blazar (trou noir supermassif) pour plusieurs raisons : 
1) les courbes de lumière des éruptions de blazar montrent une variabilité stochastique au-dessus d'un faible flux assez constant, alors que AT 2022cmc montre une structure de décroissance lisse typique des transitoires alimentés par un dépôt d'énergie soudain
2) toutes les classes de blazars ont un spectre radio plat, alors que AT 2022cmc présente un spectre fortement auto-absorbé.
3) l'augmentation de la luminosité optique de ~4 magnitudes est inhabituelle pour les blazars. De plus, il n'y a pas de source de rayons gamma détectée par Fermi/Large Area Telescope (LAT) dans un diamètre de 1° autour de AT 2022cmc.

Pasham et son équipe ont ensuite étudié la masse plausible du trou noir à l'origine de cette destruction d'étoile. On sait qu'un TDE est largement caractérisé par la distance du péricentre (l'approche la plus proche entre l'étoile et le trou noir), les propriétés stellaires et la masse du trou noir. Si la disruption est complète, la distance du péricentre n'affecte pas le taux d'accrétion, alors que si elle est seulement partielle, on doit observer une chute abrupte de la luminosité avec l'augmentation de la distance. Pour une étoile de rayon R⋆ et de masse M⋆ et un trou noir de masse M, le taux d'accrétion caractéristique du TDE est proportionnel à (M⋆/R⋆)^3/2 (M/M⋆)^-1/2. Pour une étoile de la séquence principale avec R⋆ ∝ M⋆ la luminosité est donc proportionnelle M⋆^1/2, et il faut une étoile très massive (et rare) pour modifier substantiellement le taux d'accrétion. D'autre part, les chercheurs notent que le ratio d'Eddington pour un TDE s'échelonne comme M^-3/2, et donc une modeste diminution de la masse du trou noir produit une grande augmentation de la fraction d'Eddington. Compte tenu de ces considérations, et du niveau de la luminosité des rayons X, Pasham et al. suggèrent que AT 2022cmc pourrait avoir été alimenté par la dislocation partielle (mais proche du seuil de dislocation totale) d'une étoile naine par un trou noir de masse relativement faible et avec une accrétion super-Eddington.

Bien que des TDE sans jets relativistes soient désormais régulièrement découverts (environ un toutes les quelques semaines) dans l'Univers proche (z ≲ 0,2), les TDE boostés par effet Doppler donc le jet pointe dans notre ligne de visée tels que AT 2022cmc peuvent repousser la barrière du redshift (décalage vers le rouge) car ils sont plusieurs ordres de grandeur plus lumineux. 

Ces résultats indépendants des équipes de Igor Andreoni et de Dheeraj Pasham qui convergent vers la même conclusion renforcent la perspective excitante de dévoiler des TDE très éloignés, à un redshift z > 1 (et donc les trous noirs qui en sont à l'origine), grâce à la mise en service prochaine de l'Observatoire Vera Rubin.


Sources

A very luminous jet from the disruption of a star by a massive black hole
Igor Andreoni et al. 
Nature (30 november 2022)

The Birth of a Relativistic Jet Following the Disruption of a Star by a Cosmological Black Hole.
Dheeraj Pasham et al.
Nature Astronomy (30 november 2022). 

Illustrations 

1. Schéma du modèle proposé par Igor Andreoni et al. pour la source transitoire AT 2022cmc (Andreoni et al.)
2. Schéma du modèle proposé par Dheeraj Pasham et al. pour la source transitoire AT 2022cmc (Pasham et al.)

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