samedi 29 avril 2023

Image inédite du disque d'accrétion et du jet de M87*


Il n'y a pas que l'Event Horizon Telescope qui parvient à produire des images de l'environnement très proche de trous noirs supermassifs, il y a aussi la collaboration concurrente et complémentaire Global mm-VLBI Array (GMVA) qui travaille dans une autre longueur d'onde. Ses chercheurs viennent de publier dans Nature une image inédite de M87*, révélant un anneau et la base du puissant jet relativiste qui en émane.  

C'est la toute première fois que l'on peut voir ensemble l'anneau entourant le trou noir et le début du jet relativiste. La grosse différence avec les images de l'EHT, malgré une technique très similaire, rassemblalnt ensemble plus d'une dizaine d'observatoires radioastronomiques répartis sur tous les continents, c'est la longueur d'onde à laquelle ont été enregistrées ces figures d'interférence. L'Event Horizon Telescope fonctionne à une longueur d'onde de 1,3 mm, tandis que le GMVA fonctionne à 3,5 mm, et ça a pour effet de changer pas mal ce que l'on peut voir, à commencer par la taille du disque d'accrétion entourant le trou noir supermassif. Le GMVA est d'ailleurs formé en partie par les mêmes réseaux radioastronomiques que l'EHT, on y retrouve l'Observatoire national de radioastronomie (NRAO), l'Observatoire de Green Bank (GBO), ALMA (Atacama Large Millimeter/submillimeter Array), le Very Long Baseline Array (VLBA) et le Green Bank Telescope (GBT). 
Comme pour l'EHT, c'est l'ajout de ALMA dans le réseau interférométrique qui a fait la différence et qui a permis d'obtenir cette image inédite qui montre le jet et l'ombre du trou noir de M87 ensemble pour la première fois. Cette image a été reconstruite grâce à des données qui ont été enregistrées le 17 et 18 avril 2018 par le GMVA.
Les observations précédentes avaient permis d'obtenir des images séparées de la région proche du trou noir et du jet, mais c'est la première fois que ces deux caractéristiques sont observées ensemble. Sachant que M87* se trouve à 55 millions d'années-lumière et que sa masse vaut 6,5 milliards de masses solaires, la structure en forme d'anneau qui est obtenue par l'imagerie à haute résolution a un diamètre de 8,4 rayons de Schwarzschild (+0,5 -1,1), ce qui correspond à un diamètre angulaire de 64 µs d'arc, soit 50% plus grand que l'anneau vu par l'EHT (42 µs d'arc). Le bord extérieur de l'anneau vu à à 3,5 mm est également plus grand que celui vu à 1,3 mm. Selon Ru Sen Lu (observatoire de Shanghai) et ses collaborateurs, cet anneau plus grand et plus épais indique une contribution substantielle du flux d'accrétion avec des effets d'absorption, en plus de l'émission en forme d'anneau à lentille gravitationnelle. Et les images montrent assez clairement que le jet éclairé par les bords se connecte au flux d'accrétion du trou noir. Les chercheurs notent aussi que près du trou noir, le profil d'émission de la région de lancement du jet est plus large que le profil qui est attendu d'un jet qui serait entraîné par le trou noir, ce qui suggère la présence possible d'un vent de particules qui serait associé au flux d'accrétion.
Les cartes résultantes de M87, montrent un jet à triple crête émergeant d'un noyau radio spatialement résolu, en forme d'anneau, avec deux régions de luminosité accrue dans les sections nord et sud de l'anneau. Selon  Lu et ses collaborateurs, cette double structure pourrait également marquer les deux points de pied de l'émission du jet éclairé par les bords qui est visible plus en aval. Les observations GMVA antérieures, qui n'incluaient pas encore ALMA ni le Greenland Telescope, avaient une résolution angulaire inférieure, qui était insuffisante pour montrer la connexion anneau-jet, 

Les chercheurs notent que la structure à petite échelle de la base du jet de M87* est sensiblement différente de la morphologie classique des noyaux galactiques actifs radio-forts, qui est caractérisée par un composant compact et non résolu (un noyau), à partir duquel un jet de plasma brillant et collimaté émane et se propage en aval. Ici, le noyau radio est en forme d'anneau et le jet a une structure à triple crête, avec des écarts d'émission prononcés entre les crêtes. Une telle structure à triple crête avait déjà été observée à plus grande échelle ( ≳ 100 RS) dans des observations précédentes. L'emplacement de la crête centrale, qui a une intensité d'environ 60% de celle des crêtes de jet externes, suggère la présence d'une épine centrale, qui émerge du centre de l'anneau. Le jet se dilate de manière parabolique le long d'un angle de position d'environ −67°, ce qui est cohérent avec la morphologie du jet observée dans les études précédentes. 
Du fait de la température de brillance mesurée d'environ 1010  K qui est typique des noyaux galactiques actifs, Lu et ses collaborateurs pensent que l'émission synchrotron des électrons relativistes est responsable de la structure annulaire visible à 3,5 mm. À 1,3 mm, il avait été montré que l'émission est toujours fortement lentillée dans la forme annulaire observée, qu'elle provienne près du plan équatorial associé à l'écoulement d'accrétion ou de la gaine du jet. Les observations à 3,5 mm peuvent maintenant contraindre la localisation spatiale et la distribution d'énergie des électrons responsables de l'émission millimétrique.
Les chercheurs ont modélisé la distribution d'énergie spectrale et la morphologie de la structure à l'échelle de l'horizon en supposant que l'émission est dominée soit par le jet, soit par le disque d'accrétion. La frontière entre le disque d'accrétion et le jet est définie comme la surface où la densité d'énergie magnétique est égale à la densité d'énergie de la masse au repos du fluide (B² = ρc²) . Dans la région dite de l'entonnoir, où B² / ρc²  > 1, les astrophysiciens ont supposé une émission synchrotron des électrons avec une distribution d'énergie en loi de puissance. Et quand B² / ρc² < 1, l'émission synchrotron d'électrons est modélisée avec une distribution d'énergie maxwellienne. Ils comparent ensuite deux modèles d'émission d'ondes radio via les propriétés qu'ils devraient engendrer : le premier est le modèle synchrotron non thermique, qui viendrait principalement du jet, et le second est le modèle synchrotron thermique qui viendrait essentiellement du disque d'accrétion. Les propriétés sont normalisées pour s'adapter à la densité de flux du cœur qui avait été observé par l'EHT à 1,3 mm. Lu et ses collaborateurs montre que pour les deux modèles, le plasma autour du trou noir est optiquement mince à 1,3 mm. Les images modélisées résultantes sont cohérentes avec la morphologie observée en termes de densité de flux, de diamètre et de largeur d'anneau. Dans les deux modèles, la structure annulaire observée à 1,3 mm (par l'EHT) est dominée par l'émission lentillée autour du trou noir.
Mais à 3,5 mm de longueur d'onde, le plasma dans les deux modèles devient optiquement épais en raison de l'auto-absorption , ce qui donne une structure en forme d'anneau, dont le diamètre est supérieur à celui vu à 1,3 mm. Mais en raison des différents coefficients d'émissivité et d'absorption qui existent pour l'émission synchrotron thermique et non thermique, le diamètre de la structure annulaire résultante à 3,5 mm pour le modèle non thermique devrait être plus petit (de l'ordre de 30% ) que la valeur qui est observée avec GMVA. En revanche, le modèle thermique est capable de produire une structure annulaire cohérente avec les observations à 3,5 mm. Lu et ses collaborateurs en déduisent donc que l'émission synchrotron thermique de la région du disque d'accrétion joue un rôle important dans l'interprétation des observations de GMVA à 3,5 mm.
En comparant avec les données obtenues en avril 2017 par l'EHT, exactement un an auparavant, les chercheurs de GMVA ne notent qu'une variabilité marginale de la densité de flux à 1,3 mm. En supposant que la taille globale de l'anneau observée à 1,3 mm en avril 2017 n'a pas changé de manière significative, une comparaison des images de 1,3 mm et 3,5 mm avec les prédictions du modèle permet à Lu et ses collaborateurs de conclure que la plus grande taille d'anneau à 3,5 mm indique la détection d'un flux d'accrétion, qui est affecté par les effets d'auto-absorption (opacité).
Concernant la base du jet relativiste, les chercheurs peuvent étudier en détail la collimation à une échelle de l'ordre de 100 rayons de Schwarzschild. Ils remarquent un changement dans l'expansion parabolique près de l'anneau ( ≲ 0,2 mas), où la largeur de jet mesurée forme un plateau et devient plus grande que le profil de jet parabolique vu plus en aval ( ≳ 0,2 mas).
Pour les astrophysiciens, la forme parabolique observée est cohérente avec un jet conduit par un trou noir à travers le processus de Blandford–Znajek. Le modèle de jet de type Blandford-Znajek peut produire une structure quasi-symétrique d'émission de jet éclairé par les bords si le spin du trou noir est modérément grand ( a ≳ 0,5) ,  alors  que le modèle alternatif de jet entraîné par disque d'accrétion ne le peut pas.
Mais il y a tout de même une petite anomalie : la largeur de jet qui est observée dans la région la plus interne est plus grande que l'enveloppe de jet prévue dans le modèle de Blandford – Znajek. Et les chercheurs expliquent qu'un jet de Blandford – Znajek à grand angle d'ouverture lancé à partir d'un flux d'accrétion fortement magnétisé a des difficultés à expliquer cette largeur de jet excessive. Pour eux, un tel aplatissement du profil de largeur suggère l'existence d'une composante d'émission supplémentaire à l'extérieur du jet de type Blandford – Znajek.
Pour tenter de déterminer quelle serait l'origine de cette source d'émission supplémentaire qui s'ajoute au jet, les chercheurs évoquent le fait que des vents chargés de masse élevée, gravitationnellement non liés et non relativistes ont été trouvés dans les simulations en plus du jet . Ces vents sont entraînés par la combinaison de la force centrifuge et de la pression gazeuse et magnétique et sont considérés comme un composant essentiel dans la collimation du jet de Blandford-Znajek en une forme parabolique. Des électrons non thermiques accélérés par des processus physiques tels que la reconnexion magnétique et les chocs existent vraisemblablement dans le vent, selon les chercheurs. Ils concluent que le rayonnement synchrotron de ces électrons non thermiques peut être responsable de la composante d'émission supplémentaire à l'extérieur du jet de Blandford-Znajek de M87*.

L'imagerie des trous noirs supermassifs avance à grands pas et il faut savoir être patient entre le moment de l'acquisition des données radio interférométriques et la production des images et leur interprétation en termes de physique. L'Event Horizon Telescope n'est désormais plus seul dans la course, même si le GMVA ne regarde pas tout à fait les mêmes détails du trou noir emblématique M87*, qui est devenu LE laboratoire pour étudier les trous noirs actifs. Les prochaines sessions d'observations du GMVA et ses 14 observatoires en simultané sont prévues du 4 au 9 mai puis du 11 au 16 octobre 2023...


Source

A ring-like accretion structure in M87 connecting its black hole and jet
Ru-Sen Lu, et al.
Nature volume 616 (26 april 2023)

Illustrations

1. Image de M87* obtenue avec le GMVA (anneau + base du jet relativiste) (Lu et al.)
2. Comparaison de l'image GMVA (en haut) et de l'image EHT (en bas) (Lu et al.)

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