Les détecteurs de matière noire peuvent réserver des surprises. Les détecteurs les plus efficaces pour la détection directe de matière noire sont aujourd'hui des détecteurs au xénon. Comme tous ces détecteurs de particules, ils sont sensible au moindre rayonnement issu de désintégrations radioactives naturelles. Mais les atomes constituant le détecteur lui même peuvent eux-aussi être naturellement radioactifs, même ceux que l'on pouvait penser stables. C'est ce qui vient d'arriver à la collaboration XENON1T qui vient de caractériser l'isotope radioactif le moins radioactif jamais détecté sur Terre : sa demi-vie radioactive (période au bout de laquelle la moitié des atomes se sont désintégrés) vaut environ 1000 milliards de fois l'âge de l'Univers (oui, vous lisez bien).
XENON1T est une expérience qui exploite un grand détecteur contenant plus d'une tonne de xénon à la fois en phase liquide et gazeuse. Il s'agit de ce qu'on appelle une chambre à projection temporelle, qui permet d'identifier des interactions de particules et de mesurer avec un grande précision l'énergie qu'elles déposent dans le volume de détection. Le détecteur est sensible à tous les types de rayonnements : photons, électrons, neutrons, particules alpha... en produisant un double signal d'ionisation et de scintillation quand une particule y interagit. C'est en quelque sorte le détecteur de radioactivité ultime. Comme il a été conçu pour détecter le passage d'une éventuelle particule de matière noire (WIMP), il est adapté pour détecter le moins possible les rayonnements parasites de la radioactivité naturelle ambiante. Ses matériaux constituants sont ainsi spécialement choisis et modifiés pour être de ultra-basse radioactivité, le xénon lui-même est purifié pour en retirer les moindres traces d'argon radioactif ou de radon et surtout, le détecteur est installé au fond du laboratoire sous-terrain du Gran Sasso de l'INFN (Italie) où, à 1400 m sous terre, il est à l'abri du rayonnement cosmique des muons et de leurs interactions directes elles aussi détectables, ou indirectes par la production de neutrons secondaires.
Mais il reste toujours le xénon lui-même. Et le xénon naturel comporte pas moins de 9 isotopes stables : les xénon-124, 126, 128, 129,131,132,134 et 136... Enfin, presque stables, car on sait que en théorie, les isotopes Xe-124 et Xe-136 ne devraient pas être tout à fait stables, mais devraient se désintégrer avec une probabilité extrêmement faible, et donc montrer une période de décroissance radioactive extrêmement longue, apparaissant quasi stable à notre échelle de temps. Le mode de décroissance du Xe-124 est un peu atypique, on l'appelle la double capture électronique avec émission de neutrinos. Dans ce type de radioactivité, deux électrons du cortège électronique de l'atome sont absorbés par 2 des 54 protons du noyau, qui se transforment immédiatement en neutrons en émettant simultanément deux neutrinos. Le cortège électronique ayant perdu deux électrons dans ses couches internes, il se passe un réarrangement électronique (les électrons changent de niveau d'énergie pour combler les lacunes), ce qui produit l'émission de rayons X et éventuellement d'autres électrons des couches externes (qu'on appelle des électrons Auger). Ce sont ces rayons X et ces électrons Auger, dont l'énergie somme n'est que d'une soixantaine de keV, qui sont détectés dans le volume de xénon. La radioactivité de type capture électronique est en quelque sorte l'analogue de la désintégration beta plus, où un proton se transforme en neutron en émettant un positron et un neutrino électronique. Les deux modes sont souvent en compétition.
La seule façon de pouvoir détecter une désintégration radioactive très très rare comme la double capture électronique avec neutrinos, c'est soit d'attendre très très longtemps qu'elle apparaisse dans une petite quantité d'atomes, ou bien regarder ce qui se passe durant une relativement courte période de temps, mais sur un très grand nombre d'atomes d'un seul coup. Or comme on l'a vu, XENON1T est constitué de plus de 1000 kg de xénon (refroidi à -95°C), un volume qui est lui-même détecteur de particules. C'était le moyen le plus aisé pour tenter de détecter la très rare décroissance du Xe-124.
L'abondance naturelle de l'isotope 124 du xénon est de 0,095%, ce qui veut dire que dans une tonne de xénon se trouve environ 1 kg de xénon-124. Et 1 kg de xénon contient environ 1025 atomes, ce qui est suffisant pour pouvoir observer quelques désintégrations radioactives en quelques mois de comptage.
Les 160 chercheurs de la collaboration XENON1T publient aujourd'hui leur résultat inédit dans la revue Nature. Ils y décrivent comment l'analyse a été effectuée sur les signaux enregistrés durant plus d'un an. L'énergie des événements détectés est restée masquée, de manière à ne pas influencer les expérimentateurs, on parle de mesure en aveugle. En effet, l'énergie des rayons X et électrons Auger induits par la décroissance du xénon-124 était connue à l'avance de par les données nucléaires tabulées : 64,3 keV. Les chercheurs ne pouvaient donc pas voir ce qui arrivait dans les disques durs de l'expérience entre 56 et 72 keV, avant de découvrir le résultat un an plus tard : un superbe pic de 126 événements : 126 atomes de Xénon-124 se sont transformés en Tellure-124 dans un volume restreint du détecteur faisant 1500 kg. Connaissant le nombre d'atomes initial de Xénon-124 dans le volume considéré et le nombre de désintégration durant le temps de mesure, les physiciens en déduisent la période radioactive de cet isotope quasi-stable : ils obtiennent une valeur de la demi-vie (durée au bout de laquelle la moitié des noyaux se sont désintégrés) délirante : 1.8×1022 ans, ce qui fait 1000 milliards de fois l'âge de l'Univers à peu de choses près... L'Homme est capable de mesurer ça... Il faut préciser qu'il existe un autre isotope qui aurait théoriquement une demi-vie encore plus longue, le tellure-128, mais sa décroissance n'a jamais été observée directement et sa demi-vie a été estimée de manière indirecte.
Cette mesure est très riche d'enseignements pour les physiciens des neutrinos. La double capture électronique avec neutrinos du Xe-124 va permettre de tester différents modèles nucléaires qui sont utilisés pour calculer les taux de décroissance de type double-beta. Les données vont également permettre d'affiner les paramètres des modèles associés aux décroissances par double capture électronique mais sans neutrinos.
XENON1T a été en fonction durant presque trois ans en tout entre 2016 et fin 2018. Il est actuellement en cours d'amélioration pour le rendre encore plus volumineux le faisant passer de XENON1T à XENONnT, avec 3 fois plus de volume de détection. Le détecteur devrait gagner encore un facteur 10 en sensibilité, pour traquer toujours plus loin les WIMPs, mais aussi pour mesurer avec plus de précision les désintégrations radioactives du xénon les plus rares, non seulement celles du xénon-124 mais aussi celles du xénon-136, qui pourraient offrir le Graal des physiciens des astroparticules et des particules : une désintégration double-béta sans neutrinos. Cette désintégration ultra-rare elle aussi démontrerait que le neutrino serait sa propre antiparticule, un neutrino de type Majorana. On le voit, la recherche directe de matière noire mène à tout...
Source
Observation of two-neutrino double electron capture in 124Xe with XENON1T
XENON Collaboration
Nature volume 568, pages 532–535 (24 april 2019)
Illustrations
1) Schémas de décroissance par la capture électronique simple dans l'Iode-124 et la double capture électronique dans le Xe-124 donnant tous les deux du Tellure-124 (Nature)
2) Spectre en énergie enregistré dans le détecteur XENON1T (zoom) (XENON1T collaboration)
3) Spectre en énergie enregistré, entre 20 et 200 keV, la zone masquée est en grisé (XENON1T collaboration)
4) Vue partielle du détecteur en cours d'installation (plaque de photomultiplicateurs) (XENON1T)
4) Vue partielle du détecteur en cours d'installation (plaque de photomultiplicateurs) (XENON1T)
2 commentaires :
Bonjour,
"XENON1T est constitué de plus de 1000 kg de xénon (refroidi à -95°C), un volume qui est lui-même détecteur de particules."
"126 atomes de Xénon-124 se sont transformé en Tellure-124 dans un volume restreint du détecteur faisant 1500 kg"
Une masse de Xe qui est un volume? Une coquille, juste une façon de parler ou j'ai raté quelque chose? (et le "tranformé" du 2ème extrait mérite un "s")
A part ça, c'est comme d'habitude sur votre blog : un vrai régal pour le petit amateur que je suis, bonne continuation!
@L6 Atmo : un volume de matière possède une masse ;-) Merci pour la lecture attentive. Coquille corrigée.
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